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Les Nuits de Paris I

Référence : MEL_0610
Date : 10/02/1913

Éditeur : Revue de la jeunesse
Relation : Notice bibliographique BnF

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Les Nuits de Paris I

A Paul Duault.

Un jeune homme, qui pense avoir du talent et que ses amis admirent, quitte sa province et loue à Paris un appartement modeste mais d'où il domine la Ville. Sa fenêtre encadre l'ouest. Des nuages se colorent et se décomposent, si beaux qu'il néglige d'allumer la lampe, et que le front collé aux vitres, il regarde indéfiniment le ciel. Au dessus des toits, une église surgit –une église neuve et qui ressemble à la gare du Nord, –mais dans l'ombre, elle n'apparaît plus que comme un tabernacle, et le jeune homme honore de loin ces murs qui contiennent l'Hostie. Le crépuscule devient la nuit. La lampe allumée l'exhorte vainement au travail. Il admire les religieux qui ne fixent rien aux parois de leurs cellules que la douleur du Christ et le sourire de la Vierge. Pour lui, il épingle contre la tapisserie fanée les vestiges de sa première jeunesse. Un seul de ces cadres alimenterait les rêves de toute une nuit. Voici le visage d'un compagnon de son adolescence. Il évoque un jour accablant d'août où deux enfants lisaient à voix haute une comédie de Musset. Le salon obscur avait l'odeur des coffrets de laques, de vieilles cretonnes et de rose commune. Ce Sommeil de sainte Ursule, cette Madeleine de Bellini, ce Cloître d'Assise, il les rapporta d'un voyage en Italie, décevant comme tous les voyages. Ce saint Jean et cette Vierge en bois ciré lui rappellent une petite ville de l'Yonne où un antiquaire les lui laissa à bon compte. Il était chez un ami dont la maison regarde le Morvan et de tristes forêts. Ce fut là, au long d'un octobre ruisselant, que pour la première fois, Tête d'or et La Ville de Paul Claudel, se révélèrent à lui. Au crépuscule, ils allaient chez une dame dont le salon toujours sombre ouvrait sur la rue déserte. Elle jouait au piano l’appassionnata; Beethoven faisait jaillir la source des larmes. Toutes les peines, comme des oiseaux éveillés par le clair de lune, s'agitaient au fond du cœur et les lampes éclairaient avec tant de douceur, qu'il n'était pas besoin de cacher son visage. L'ami du jeune homme qui était d'une grande piété, le menait chaque soir à l'église et, au retour, l’entretenait de ses rêves: il souhaitait que leur art devînt l'expression de leur croyance, –et le jeune homme l'admirait. Mais, trop de lectures, trop d'expériences avaient énervé sa volonté. Il ressemblait à celui que Jésus aima, qui s'était éloigné triste, parce qu'il avait de grands biens.

L'heure s'avance. Voici une feuille blanche et le livre dont il faut rendre compte. Mais un pas résonne dans l'escalier et le jeune homme se dit en lui-même : “Que cette visite soit pour moi et non pour le voisin; que ce soit un ami, et celui-là plutôt que tel autre...” Le timbre de l'entrée résonne. Celui qui entre est le bienvenu parce que ce garçon ne fait pas de littérature, et accepte de fumer des cigarettes sans rien dire. Son hôte se réjouit de ce que, n'étant pas seul, il n'aura pas pourtant à discuter ni du romantisme, ni du classicisme non plus que de l'Action française. La fumée de tabac emplit l'étroite chambre et lui compose une atmosphère de rêve. Il écoute son ami se plaindre de la solitude. Plainte touchante d'un enfant qui ne se résignerait pas au péché. Il se penche sur ce jeune cœur qui le reflète. Ce n'est pas vrai que nous ne pouvons nous connaître les uns les autres. Le jeune homme sourit à cet autre jeune homme, son semblable. Comme ils ont peur de se quitter, ils s'invitent à dîner. Que le restaurant est brutal et comment ne pas souffrir de ce luxe collectif! Des tziganes jouent. Le jeune homme se dit que la frénésie d'une telle musique peut devenir fatale à son ami. Il l'entraîne dehors. Ivresse de marcher la nuit, dans Paris! Rues désertes dont les maisons, comme de sombres quais, contiennent le fleuve noir du ciel qui charrie des astres! Sur les places publiques, les candélabres se dressent en l'honneur de leur jeunesse! Vous savez que la nuit les Champs-Élysées sentent la forêt, le feuillage. Les cœurs se gonflent de vagues désirs et de cette fièvre qui soulevait les héros de Balzac. Mais le jeune homme parle à son ami de leurs frères vêtus de robes blanches qui à cet instant, dans les Trappes et chez les Prêcheurs, exhalent vers le ciel nocturne le Salve Regina. Tandis que le monde pèche tristement, des hommes et des femmes sur les hauteurs, veillent avec Celui qui sera en agonie jusqu'à la fin du monde. L'ami, qui a vingt ans, proteste que l'amour humain est le bien unique auquel il ne saurait renoncer. Alors son aîné lui enseigne que le catholicisme seul éternise l'amour humain, qu'il élève l'amour humain à la dignité d'un sacrement, qu'il ennoblit les caresses mortelles en les voulant fécondes. Vivre sa vie! Le jeune homme qui traversa des milieux littéraires où cette formule résume toute la loi, peut juger de l'arbre par ses fruits. Rien ne saurait délivrer d'eux-mêmes des hommes qui se cherchent. Celui-là seul est libre; qui se renonce; car la chair, si on ne la domine pas, usurpe les désirs infinis de l'esprit. Pierre Loüys, dans un roman où il veut que nous admirions les mœurs païennes, nous peint des orgies sans nom, des crucifiements de jeunes femmes esclaves, –toute l'effrayante misère de l'homme sans Dieu...

Ainsi parle le jeune homme sous les feuillages nouveaux des marronniers. L'avenue luisante, cirée par les autos, reflète comme un fleuve les réverbères. Le grand et le petit palais, barraques de la dernière exposition et qu'on oublia de démolir, résument l'art de la troisième république, cette laideur laïque et obligatoire. –Inutile à cause des globes électriques, la lune flotte inoccupée. Mais les deux jeunes gens songent à telle rue de village qu'elle éclaire, à cette maison de campagne dont les volets sont refermés sur le silence du dernier été, à l’ombre du magnolia qu'elle découpe sur la pelouse, et à la tombe où ceux qui les ont précédés attendent la Résurrection des morts.
Comme son ami lui parle du village où vivent sa mère et ses frères et ses sœurs, le jeune homme lui demande si une jeune fille l'y attend aussi. Mais l'ami secoue tristement la tête. Il faudrait que toujours il y ait une jeune fille dans la vie d'un jeune chrétien, s'il n'est point élu pour le Sacerdoce. Un musicien qui s'appelait Schumann, un poète qui s'appelle Francis Jammes ont su exprimer ce qu'un cœur de jeune fille contient de douceur, de faiblesse et de silence. Une d'elles, que tu ne connais pas encore, ô mon ami, est vouée à ton salut. Elle entrera dans ta vie, afin que se lève au fond de toi une lueur d'aube, et que ta destinée ressemble à un hiver fleuri soudain de brusques lilas. Elles disent ce que diraient les plantes si elles parlaient. Elles expriment avec des mots ce que contiennent d'infini les regards admirables des bêtes. Va au devant d'elles et ne crains pas de souffrir. Il faut que notre jeunesse apprenne à aimer sans être aimée. Pour ne jamais blesser un cœur, il faut soi-même avoir été blessé. La jeune fille par qui tu souffres accomplit le bien en toi. Ses dédains donnent à ton regard une ardeur triste qui va attirer vers toi une autre enfant, celle que Dieu, de toute éternité, t'avait choisie.

Les deux amis se séparent. Le jeune homme commence de gravir son escalier dans le noir en murmurant : “Seigneur, quand ne serai-je plus seul?” Mais au troisième étage, il se dit que le courrier l'attend: des lettres vont l'accueillir, il ne s'endormira pas dans la solitude. Voici, en effet, des pages d'un camarade qui est au régiment. Voici un argus qu'il ouvre avec émotion, songeant qu'un ami inconnu lui consacre peut-être des lignes passionnées. Il dit: “On ne saurait rien trouver! d'aussi pauvrement vaniteux que le roman de M. X. dans le MERCURE...”

Le jeune homme, qui a la faiblesse de croire à toutes les critiques, cherche dans les livraisons du Mercure, ce que son œuvre peut contenir de vanité. Il est une heure après minuit. Des idées s'agitent en lui et l'obligent à recommencer dix fois son Notre Père. Qui fera le silence au fond de nous, sinon Vous-même, ô Seigneur? Il demeure donc un instant le visage dans les mains et sans que ses lèvres remuent. Le trot hâtif d'un cheval et le son d'un grelot traversent le silence. Et ce jeune homme dont je viens de vous décrire une soirée, met ses mains en croix sur sa poitrine et demeure étendu sous le regard de Dieu.

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François MAURIAC, “Les Nuits de Paris I,” Mauriac en ligne, consulté le 16 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/610.

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