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Les Nuits de Paris II

Référence : MEL_0611
Date : 10/03/1913

Éditeur : Revue de la jeunesse
Source : 4e année, t.7, n°11, p.596-599
Relation : Notice bibliographique BnF

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Les Nuits de Paris II

“J'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre...”. Le jeune homme de qui je vous ai déjà entretenu, a des raisons, ce soir, pour méditer cette pensée de Pascal. Tout l'hiver ruisselle contre les vitres. Un vent terrible comme celui de la Pentecôte hurle autour de la pièce étroite où, dominant la ville, il veille. Dans un vase de grès que lui donna André Lafon, des roses communes paraissent souffrir et vivre. La bibliothèque cirée qui lui vint de son père contient tous les poètes bien-aimés. Pourtant le jeune homme veut se lever et fuir. Tant d'ombre et de silence, le feu de la lampe qui est la lumière, le feu du foyer qui est la chaleur, les livres, le travail, la prière, tout cela que l'on trouve le soir dans une chambre ne saurait l'y retenir. Il cherche un divertissement. Comme un compagnon trop grave, son âme l'obsède. Mais où donc ira-t-il? Des salles obscures existent dans Paris, tapissées d'hommes et de femmes qui regardent une scène où les passions de l'amour sont mimées par d'habiles comédiens. Mais le jeune homme redoute d'y aller seul... “L'on s'en va de la comédie, le cœur si rempli de toutes les beautés et de toutes les douceurs de l'amour, écrit Pascal, et l'âme et l'esprit si persuadés de son innocence, qu'on est tout préparé à recevoir ses premières impressions, ou plutôt à chercher l'occasion de les faire naître dans le cœur de quelqu'un, pour recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices que l'on a vu si bien dépeints dans la comédie”. Il est horrible d'éprouver le sentiment que nous peint Pascal, et de n'avoir pas d'ami à ses côtés pour partager avec lui la joie éveillée. Le jeune homme songe au retour solitaire, à la halte sur un pont d'où il se pencherait vers d'obscurs remous, à l'attrait du péché et de la mort. Il vaut mieux renoncer au théâtre. Reste le monde: Des cartes prises dans la glace, au-dessus de la cheminée, l'invitent à s'enivrer de thé chez diverses dames. Mais revêtir la livrée noire, laisser au vestiaire son âme de tous les jours, effacer de son visage toute angoisse, et avant qu'on entre, s'assurer d'un regard que le sourire, comme un masque, est bien ajusté, cela aussi le rebute. Des hommes uniformes, des femmes peintes et déguisées couvrent d'infamie les autres hommes et les autres femmes qui ne sont pas à portée de leur voix. Le jeune homme sait que lui-même n'éviterait pas la contagion, que dès son entrée il ne songerait qu'à briller, s'abandonner à la volupté misérable de faire rire. Puis il garde au fond du cœur le culte ingénu de la femme. Ces bêtes de luxe le dégoûtent, que les grands couturiers enveloppent dans des tapis de table. Leur rire, figé comme celui des têtes de mort, fait peur. Leur éternelle jeunesse est terrible, pareille à celle des courtisanes que l'Égypte nous rend intactes, après des centaines de siècles. Car mieux que la misère et que la faim, la volupté creuse leur chair et de précieux colliers enchaînent ces esclaves du désir.

Le jeune homme se sent condamné à ne point sortir du cercle magique dessiné par sa lampe. Il ouvre et referme un livre. Toute littérature le fatigue. Il essaye de prier. Son élan retombe dans le silence. Les mots de ferveur ne peuvent rien contre sa sécheresse. Il se rappelle qu'en des soirs de semblable isolement, il s'entoura de fantômes bien-aimés. Car toujours il aima la compagnie de ceux qui l'ont précédé au rivage de l'éternité. Ah! qu'aujourd'hui encore, il se réfugie en eux! Sa pensée ne va pas seulement aux amis défunts qu'il connut dans le temps de leur vie terrestre. Deux morts charmants surtout l'accompagnent: l'un s'appelle Henri Perreyve, jeune prêtre qui mourut à 34 ans, le 26 juin 1865, cœur à la fois virginal et viril –de toute pureté, mais consumé d'amour. Des lettres qu'il écrivait à des jeunes hommes du second Empire aident encore un jeune homme d'aujourd'hui à vivre selon l'Esprit. La puissance d'Henri Perreyve sur les cœurs adolescents, vient de ce qu'il est sensible comme eux, passionnément tendre et aimant, et que pourtant il se dompte. A méditer la vie des Saints, le jeune homme parfois se décourage. Dans son orgueil, il se croit d'une autre race et que ces pieux héros n'ont pas connu les passions qui grondent en lui. Mais voici un enfant romantique, exalté, qui s'attache et qui souffre, entraîné par sa nature à se joindre à la troupe charmante des enfants du siècle... Dès sa douzième année, le jour de sa première communion à Saint-Sulpice et cependant que des voix célestes chantent:

O saint autel qu'environnent les anges

Qu'avec transport aujourd'hui je te vois

il rencontre le Christ et se renonce pour suivre le Bien-Aimé. Désormais dans le creuset de cet unique amour, il jette ses autres amours. Il prend ceux qu'il aime dans ses faibles bras pour les élever jusqu'au ciel. Il est frémissant encore et connaît le mal du siècle, mais bien loin qu'il s'y complaise, il en fait au Sauveur le don ingénu. Ses larmes solitaires mouillent le bois du crucifix et deviennent fécondes. La plainte qui échappe à sa jeunesse, toujours se transforme en prière: “Ayez pitié de ceux qui s'aimaient et qui ont été séparés. –Ayez pitié de l'isolement du cœur...”
Quelquefois le jeune homme reconnaît sur certains visages l'expression qui devait illuminer la souffrante figure d'Henri Perreyve. C'est lorsqu'il va dans des quartiers perdus où de nouvelles paroisses sont fondées, au milieu d es pauvres. Il faut chercher longtemps à travers un dédale de rues sordides, l'église hâtivement construite, les terrains vagues pour le patronage avec les hangars. Le jeune homme pousse une porte où ces mots sont écrits: Vicaire de garde. Un prêtre de vingt-quatre ans travaille à un petit bureau. Des yeux emplis de lumière se lèvent vers le visiteur qui contemple avec honte, amour et douleur ce visage exténué qui est le visage de Jésus-Christ. Sur la table le bréviaire interrompu est ouvert. Il y a un chapelet parmi des bons de pain.

J'ai dit que ce jeune homme possède un autre ami parmi ces morts qu'il n'a pas connus. Avec Henri Perreyve nous admirons ce que le Christ peut faire d'une âme jeune et frémissante. Voici une autre âme, aussi belle, mais qui n'ayant pas entendu l'appel du Sauveur, ne trouve d'autre refuge que la tombe. Charles Demange, ô pauvre mort, que de fois le jeune homme revit avec les yeux de l'âme cette petite ville d'Urbin qu'il a traversée après vous, et où, un soir, cédant déjà à la tentation du grand sommeil, vous laissiez échapper vers votre mère lointaine ce cri dans le vide: “Ma simplicité de cœur, je l'ai répandue sur le monde monotone. Si tu m'as tenu dans tes bras, moi-même aujourd'hui je ne me possède plus. Je ne suis qu'un errant peu capable de revenir. Tu poursuivras une paisible vie, et quand tu songeras à la mort, tu n'entreverras qu'une tombe confondue parmi les autres. Mais ces mots qu'on lit dans les cimetières italiens, “Carissime... Deliciosa ...”, ils m'entraînent. Ils m'éloignent comme les brouillards légers qui se lèvent sur les prés, et dont tu cherchais à me garantir. Je demeure sur la vie sans prise aucune, aussi bien ému de mots abstraits qu'aux plus beaux souvenirs... Je m'égare dans la nuit qui vient. Elle est vide et n'emplirait pas tes deux mains...”
Oui, dans le vide, disais-je. Dans le vide sans nom que creuse autour d'une âme l'absence de Jésus-Christ. Charles Demange appartient à cette race d'âmes incapables de se satisfaire d'apparences, de simulacres –qui ont faim et soif d'absolu, et qui doivent se nourrir de Dieu, ou mourir. C'est en vain qu'une vie flatteuse et comblée les entraîne. Ils demeurent l'enfant fiévreux qui un soir cédera aux enchantements du roi des aulnes. Tout ce que la vie peut offrir de délices, Charles Demange l'a senti, goûté, et rejeté. Dans ce livre de désir, qui contient le secret de sa vie et de sa mort, il analyse, il fixe les plus ténues sensations, puis les dédaigne et se retournant vers le ciel, il demande autre chose encore... Peut-être, une suprême fois, essayera-t-il de mettre l'infini dans l'amour humain –mais si l'amour se dérobe, que lui reste-t-il sinon de répéter, dans un grand soupir, la plainte d'Amiel: “Le goût du grand sommeil m'envahit... Dormir... Pauvre cœur!”–et de céder au vertige? Hélas! Dans les rues de Rome où souvent il rencontra l'ombre de Lacordaire qui lui était chère entre toutes, que n'a-t-il écouté le magnifique enseignement du Père, touchant l'amour humain: “...poursuivant l'amour toute notre vie, nous ne l'obtenons jamais que d'une manière imparfaite et qui fait saigner notre cœur...” et le reste.
Les pauvres, les ignorants, s'ils sont éloignés de Dieu, demeurent protégés, dans une certaine mesure, par leur pauvreté même, par leur ignorance. Mais quel danger qu'une excessive culture chez un jeune être qui a perdu la foi! S'il a du penchant à se satisfaire avec le monde sensible, il humiliera son intelligence jusqu'à l'asservir aux pires voluptés. Rien ne l'arrêtera dans cette infinie descente. Si, comme Demange, il a trop de noblesse et trop de critique pour se complaire en de misérables joies, tout lui paraîtra médiocre de ce que nous offre l'univers. Dans son livre, nous voyons que Demange eut recours à ces beaux plaisirs que procurent les couleurs et les formes; à Rome, il interroge chaque chef-d'œuvre. Avec les plus nobles aliments spirituels, il soutient ce qui lui reste de vie. Lorsque les tableaux, les statues, les jardins ne le secourent plus, il s'appuie sur le souvenir de tant de belles âmes, de tous les fiévreux qui vinrent comme lui chercher à Rome l'apaisement. Mais vaincu enfin, il écrit cette phrase (comment ses amis n'ont-ils pas compris...?): “Les promenades de Jean ne dominaient plus rien. Elles rejoignaient la mer...”.

Le jeune homme regarde la nuit –cette ombre que ne traversent plus la prière d'Henri Perreyve, ni les soupirs de Charles Demange. D'autres, sans doute, les ont remplacés dans ce concert nocturne où le désespoir et la foi mêlent éternellement leurs voix innombrables. Seigneur, à cause des Jeunes hommes qui sont morts dans votre amour, après avoir tout quitté pour Vous suivre, ayez pitié de ceux qui ne Vous ont pas connu et qui ont tout quitté aussi, les malheureux!, pour l'anéantissement.

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François MAURIAC, “Les Nuits de Paris II,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/611.

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