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Les Nuits de Paris 3

Référence : MEL_0612
Date : 25/05/1913

Éditeur : Revue de la jeunesse
Source : 4e année, t.8, n°4, p.206-212
Relation : Notice bibliographique BnF

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Les Nuits de Paris 3

A Henri du Vigneau

Le jeune homme a reçu aujourd'hui dans sa maison un provincial de ses amis. Ils demeurent, à l'heure des cigarettes, sur le balcon, devant la ville. Et le jeune homme dit à son ami: “Je veux que de ce cinquième, tu admires la ville et tu connaisses sa gloire. Considère d'abord ce printemps artificiel de Paris. Dans les avenues, de frais arrosages empêchent que les autos soulèvent trop de poussière, un léger nuage seulement et qui fleure le musc. Au théâtre, les ballets russes amusent comme de barbares images violemment coloriées, de grands enfants malades. Aux restaurants du bois, de discrets orchestres résonnent en sourdine et un parfum de prairie s'y mêle aux dernières odeurs qu'inventa Guerlain. Tout cela concourt à donner aux libertins une conception facile de la vie. A la même heure, dans le quartier de Plaisance, dans le treizième arrondissement, des êtres exténués gravissent des escaliers noirs parmi les relents de latrines et de cuisine pauvre. Toute la famille va rouler pêle-mêle dans le sommeil, à moins que les plus jeunes cèdent à la tentation du bistro. Car il détient une aveuglante lumière électrique, et les boissons qui font couler le bonheur dans les veines et les valses du phonographe qui font rêver à de l'amour. C'est l'heure où des milliers de créatures vivantes, d'âmes rachetées par le sang du Sauveur, errent sur les trottoirs, petites louves affamées, et tournent vers chaque passant un pauvre sourire malade.
–Et les jeunes catholiques, demande le provincial, que font-ils à cette heure?
–Je ne te parlerai pas de ceux qui prennent une leçon de danse, ni de ceux qui écoutent une conférence à leur cercle, sur un sujet tel que “le progrès de l'idée républicaine en Chine”. J'en connais qui ont un appartement, cellule presque nue où, sur les murs, ne sourient que des visages du Vinci et de Maurice Denis. Pas de tapis ni de tentures, aucun autre meuble qu'une table et de profonds fauteuils anglais. Quatre jeunes gens de la Schola cantorum viennent les enivrer de musique religieuse et ils ferment les yeux comme Louis II, roi de Bavière, dans l'obscurité de la loge, lorsque pour lui seul un invisible orchestre jouait l’enchantement du vendredi saint. Sous leurs fenêtres ouvertes, le jardin du Luxembourg apparaît comme une forêt mystérieuse qui a surgi au milieu de la ville immonde –une forêt vierge, entourée de grilles d'or. Mais il en est d'autres, ô mon ami. Considère celui qui, exténué, s'étend sur sa couche. Il a, aujourd'hui, visité beaucoup de mansardes. Demain, avant l'heure de son bureau, il communiera à une messe de l'aube...”
Le petit provincial, un instant, demeure rêveur, puis interroge encore son ami.
–Et les prêtres –nos prêtres– où sont-ils?
–Je ne te montrerai pas ceux qui dans un fumoir, après dîner, évangélisent des âmes en smoking. Mais que ton regard s'arrête sur ce cinquième vicaire de Plaisance ou de Saint-Hippolyte. Dans l'église fermée, il achève son bréviaire. Afin de ne pas s'endormir, il articule chaque mot. Rien ne lui appartient plus en propre que son épuisement. Il l'expose, ô mon Dieu, devant votre tabernacle. Mon ami, au sein de l'ombre pleine de péchés, je sais pourtant que plusieurs églises contiennent cet holocauste. Rien n'est plus émouvant, il me semble, pas même ces bénédictines de la rue Monsieur derrière leur clôture –anges dont nous ne connaissons que les voix.
–J'admire les prêtres, avoue le provincial, mais je cherche celui que nous pourrions suivre. Autrefois, notre jeunesse se fût attachée aux pas de Lacordaire ou du Père Gratry. Dieu n'envoie plus de prêtres aux jeunes hommes.
–Mon ami, ce ne sont pas les prêtres qui nous manquent, mais nous manquons aux prêtres. Le Père Lacordaire souvent est passé près de nous et nous ne l'avons pas reconnu. Pourtant on ne se sauve pas tout seul. Il faut qu'un autre homme nous connaisse, non à la manière de nos amis qui ne savent que nos sublimités, mais dans nos parties basses et qu'aucune plaie ne lui soit cachée. Cette loi est dure. J'en sais beaucoup qui, ayant un directeur, vont, à la première faute grave, se faire absoudre honteusement dans un confessionnal de hasard. Ils eussent agi de même au temps de Lacordaire, car ce. Père savait être parfois un juge rigoureux. Les âmes qu'il aimait, il les voulait virginales; “La première lettre que vous m'avez écrite était d'un misérable sans cœur”, mandait-il un jour à l'un de ses dirigés. Quelque part, un prêtre existe que Dieu nous a lui-même choisi. Mais nous manquons d'humilité. Nous n'avons pas le sentiment de notre bassesse et cette pensée flatte notre orgueil qu'aucun prêtre au monde n'est capable de nous comprendre. Un Pascal avait moins de superbe. Le talisman qu'on trouva cousu dans son habit porte ces mots: “Renonciation totale et douce. Soumission totale à Jésus et à mon directeur”. Ne crois pas que cet abaissement lui parût facile. Nous savons par un de ses biographes[1] que “ce fut le choix du directeur qui fut la cause des plus violents combats que Pascal eut avec lui-même”.

C'est l'heure où le grondement de la ville s’éloigne. Un dernier autobus remplit la rue de son fracas, fait tressaillir les maisons qui ne peuvent s'accoutumer à lui. Sous terre, le dernier métro s'enfonce rapide en une odeur de goudron et d'ozone. Il s’arrêtera cinq secondes à des stations identiques, portant de beaux noms et qui font rêver: Concorde, Victor Hugo, Etoile...
Le jeune provincial évoque le silence qui, à cette heure, enveloppe Bordeaux, sa ville natale, mollement repliée au bord de son fleuve –bacchante endormie: “Ne regrettes-tu pas de n'y plus vivre?” demande-t-il au jeune homme.
–O mon ami, je voudrais te dire que je souffre parce que je suis un déraciné –mais ce ne serait pas vrai. Paris nous détache de toute autre ville. Loin de lui, nous ne supportons de vivre qu'aux champs...
–Comment cela? Interroge le provincial.
–C'est qu'en dehors de ma maison des champs, je ne trouve qu'à Paris la vraie solitude. Du temps que j'étais un adolescent dans un port plein de brume et d'appels de sirènes, je me glissais, longeant les murs –essayant de passer inaperçu. Mais des gens me croisaient, dont je me demandais toujours s'il fallait attendre le salut, ou m'exposer à les saluer sans qu'ils me rendissent ma politesse. J'étais “le fils un tel. Je passais sur le cours de l'Intendance, avec le nom de mes parents, avec leur importance sociale, avec le chiffre de ma dot et de ce qui me reviendrait plus tard. Ainsi jamais solitaire, je souffrais pourtant d'être isolé. Deux ou trois camarades sentaient de la même façon que moi, mais je les retrouvais le soir seulement, aigris par de basses besognes...
–Ne regrettes-tu rien de ta ville natale?
–Mon ami, je regrette les crépuscules diaphanes du mois de mai, lorsque les vols de martinets tournaient dans le jour mourant avec des cris qui me rappelaient des soirs de mon enfance. C'était l'heure où les cloches de la cathédrale annonçaient le mois de Marie. Je voudrais savoir si l'on y voit encore la Mère du Sauveur, comme un lis, dans un buisson de roses illuminées? Je me souviens... Il fallai.t que les riches donnassent un son pour entrer dans la grande nef et user d'une chaise, mais les pauvres gens demeuraient debout contre les grilles du chœur et leur misère rayonnait dans la splendeur de l'autel. Ils avaient la meilleure place. Je me souviens de femmes au buste rejeté en arrière à cause de l'enfant qu'elles portaient sur les bras et qui regardaient la Vierge “comme si elle était vraie...”. O mon cœur tu vibres encore de ces litanies sur un air qui n'était pas grégorien, un peu facile et enivrant comme l'odeur des lis. Il ne fallait pas y aller le jeudi parce que les enfants de Marie sévissaient ce soir-là et que leurs voix aigres nous. faisaient regretter la Maîtrise.
Le prédicateur, fût-il médiocre, m'enchantait car, tous les soirs, il prenait pour texte de son entretien une invocation des litanies, ou nous racontait l'histoire de Bernadette (après celle de Jeanne d'Arc, je n'en connais pas de plus touchante). Je me rappelle ce vicaire pâle et doux qui, s'approchant de la Sainte Table, recommandait à nos prières une jeune fille malade, la conversion d'un père de famille, la persévérance d'un jeune homme, le succès à des examens. Puis la foule était lente à s'écouler. Je m'attardais pour ne rien perdre du cantique à la Vierge que les enfants chantaient comme un clair adieu. Dehors, le soir de mai sentait la campagne.

Le petit provincial regagne sa demeure. Le jeune homme reste seul avec ce livre qu'un maitre très aimé lui fit, aujourd'hui parvenir: La Colline inspirée; cet hymne à l'inconscient ne saurait le choquer. Barrès, s'il montre quelque complaisance pour la frénésie de son héros, nous le peint succombant sous le poids de sa propre richesse parce qu'il a méprisé la discipline de l'Église. Cette richesse intérieure, tout l'effort de Barrès, depuis ses premiers livres, tend à la rendre féconde et à l'organiser. Du culte du moi, où les sots ne savaient voir qu'une doctrine de mort, il a fait jaillir des principes de vie. Sans doute, ce magnifique élan parfois s'arrêta. Deux ouvrages: Amori et dolori sacrum et Du sang sont d'un malade qui entretient sa fièvre. Nietzche assure que par la musique les passions jouissent d'elles-mêmes –formule qui s'applique à ces symphonies barrésiennes. En somme, conclut le jeune homme, elles demeurent issues dans l'ensemble de l'œuvre. Barrès, dès Sous l'œil des barbares, souffre de son désordre et appelle une discipline. Il n'existe pas d'abîme entre son premier livre et le dernier qu'aujourd'hui je viens de lire. Mais tandis que dans La Colline inspirée, le héros secoue le joug et renonce à la sagesse de l'Église pour s'abandonner à l'enchantement de ses propres visions et pour s'y perdre, le héros de Sous l'œil des barbares, après avoir abusé de l'analyse et de l'étiquetage des sensations, cherche avec angoisse tout ce qui pourrait le délivrer de lui-même “axiome, religion, ou prince des hommes.”
A mesure qu'il vieillit, le plus sincère artiste malgré lui se maquille, s'applique à faire oublier le cri de sa vingtième année. Louons Barrès de ce que jamais il ne voulut nous tromper sur lui-même et de ce que La Colline inspirée nous livre son âme aussi clairement que les pages qu'il écrivait en 1888. Je regarde autour de lui ses confrères; presque tous veulent nous donner le change et, comme ce voyageur dont parle Nietzsche, ils réclament “un masque de plus, un second masque...”
Sous l'œil des barbares! Le jeune homme ouvre ce livre complexe, ce trouble bréviaire d'égotisme et songe au frère étrange, un peu malade, qu'évoque la première œuvre de Barrès. Il semble parfois que ce jeune héros de 1888 souhaite conquérir Paris selon la méthode balzacienne. Pourtant sa race n'est point celle des Rastignac ni des Rubempré. Il est déjà de notre race, puisque oubliant la Ville endormie à ses pieds: “il se rappelait qu'à la petite fenêtre d'Ostie, qui donnait sur le jardin et sur les vagues, (ce fut une des heures les plus touchantes de l'esprit humain que ce soir de la triste plage italienne), Augustin et Monique sa mère, qui mourut des fièvres cinq jours après, s'entretinrent de ce que sera la vie bienheureuse, la vie que l'œil n'a point vue, que l'oreille n'a pas entendue et que le cœur de l'homme ne conçoit pas...” on sent bien que le jeune héros de Sous l'œil des barbares, si plus tard il s'est occupé de tout conquérir: gloire, académie, parlement, évita de s'en faire une idée exagérée, de ressembler aux enfants grossièrement affamés que décrit Balzac. On suppose qu'il dut professer le détachement à la manière de l'opulent Sénèque et ne voulut tout posséder, qu'afin de pouvoir tout mépriser. A vingt-cinq ans, son profond désir s'exprime en une courte phrase: “Je voudrais pleurer, être bercé; je voudrais désirer pleurer. Le vœu que je découvre en moi est d'un ami avec qui m'isoler et me plaindre, et tel que je ne le prendrai pas en grippe...” –et toute l'admirable suite!– Mais la complaisance en soi-même, c'est cela qui tue l'amour. Le jeûne homme se récite les pages d'une sombre magnificence où Barrès, dans Sous l'œil des barbares, maudit la sécheresse, “cette reine écrasante et désolée”.
Je suis catholique, songe-t-il, et me dois défendre d'un excès d'admiration pour ce maître très aimé. Son enseignement touchant la terre et les morts en aident à vivre un grand nombre parmi nous. Mais de quel secours peut-il être à moi qui possède cette ineffable réalité: la communion des saints? Le meilleur de la doctrine barrésienne n'est qu'un splendide reflet de la doctrine catholique. Pourtant, Sous l'œil des barbares, l’Homme libre me demeurent un excellent sujet de méditation. J'y vois un jeune homme qui a soif d'aimer et que l'analyse, un perpétuel reploiement sèvrent à jamais de tout amour. Les plus beaux cris de tendresse que je sache, un autre jeune homme les jeta un soir, mais il avait tout sacrifié à la vérité, il s'était immolé à elle dès qu'il l'avait connue: au crépuscule d'une journée de lutte et de victoire où il avait défendu l'Avenir devant les tribunaux, Lacordaire longeait les quais de la Seine, appuyé au bras de Montalembert: “Que parles-tu de gloire, Charles, lui disait-il, parlons amitié. Les plus grandes luttes ne nous émeuvent qu'à demi, elles nous laissent ta force de songer avant tout à la vie du cœur..., les jours commencent et finissent selon qu'un souvenir aimé se lève ou se tait dans une âme... Hélas! Charles, nous ne devrions aimer que l'Infini, et voilà pourquoi, quand nous aimons, ce que nous aimons est si accompli dans notre âme!”

Notes

  1. M. Léon Brunschwigg.

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François MAURIAC, “Les Nuits de Paris 3,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/612.

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