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Pages d’un journal pendant l’Occupation

Référence : MEL_0062
Date : 01/04/1945

Éditeur : Fontaine
Source : 6e année, t.8, n°41, p.1-6
Relation : Notice bibliographique BnF

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Pages d’un journal pendant l’Occupation

SEPTEMBRE 43.
Cette écorce tendre tombe peu à peu, qui nous recouvre longtemps après que la jeunesse a disparu, –et il ne subsiste plus que la substance dure de l'être, faite de cellules mortes.
La vie chrétienne qui n'est pas sainteté: goût du confort spirituel, de la paix, vacances que se donne l'imagination, retours rampants ... Rythme de vie le plus immonde, peut-être, aux yeux de Dieu.
Aussi longtemps qu'un homme vive, il y a toujours un poison en lui qui ne s'élimine jamais. Quelle que soit leur mort, tous les hommes meurent empoisonnés.
Le chrétien, l'homme religieux, en dépit des apparences, est le plus incapable de méditer sur la mort physique. Trop de notions s'interposent entre sa pensée et le “ne plus être”. Pour le chrétien, méditer sur la mort, c'est penser à ce qui n'est pas la mort.
Il faut avoir de la religion la connaissance que le poisson a de l'Océan. Ces jours-ci, je la considère depuis la rive. S'y replonger.

OCTOBRE 43.
Jour doré, baigné de cette lumière que le génie humain a fixée (Ver Meer, Claude Lorrain Corot). Que Dieu est séparé des événements! Je vis au centre d'une menace vague, étouffante. Cette nuée dont on ne sait si jaillira la foudre. Ces époques de l'histoire où il ne faut pas coucher dans son lit.
Je me souviendrai avec délices de ces jours d'angoisse où j'errai dans ces quartiers inconnus de Paris. Patienter dans l'attente de l'heure qui nous débâillonnera. Ce qui me reste de vie, consacré au combat spirituel. Vivre en présence de la mort, non de la mort chrétienne qui, pour moi, va de soi, –mais de la disparition, de l'effacement à quoi j'applique si malaisément ma pensée. Prendre ce temps de vie cachée comme une retraite préparatoire à la mort la plus nue, la plus inconnue, aussi bien qu'à une vieillesse passionnée, illustre.
J'ignore si notre angoisse, en 1943, diffère beaucoup de celle que ressentait l'homme des cavernes. A chaque tournant, le même meurtre nous guette, qui le menaçait. Sur le plan métaphysique, notre vie n'est plus réglée comme la sienne par les phases de la lune, nous ne suspendons plus notre destinée aux astres. Mais pour nous, chrétiens, le problème du salut s'est substitué à ces anciens et impensables mystères. Entre toutes les promesses d'éternité reçues du Christ, nous évitons de mettre l'accent sur celle qui concerne notre désespoir: l'enfer, c'est le désespoir éternel.

NOVEMBRE 43.
Indifférence à des menaces vagues mais toujours présentes. Inattention à ce grondement de la Bête qui peut-être m'épie. Aucun péril du dehors tant qu'il n'est pas déjà sur moi (comme naguère la maladie) ne prévaut contre le ruminement intérieur.
L'épaisseur du brouillard sur ces labours, aussi inaccessibles que la mer, me donne l'illusion de la sécurité. Mais chaque coup de téléphone fait se dresser mes oreilles de lièvre.
Cette immense plaine nue où je me cache (mais tout le monde me voit...): théâtre pour le dernier acte du drame, plateau tout préparé pour un débarquement shakespearien.

DECEMBRE 43.
Qu'il paraît facile, à certaines heures, de se passer de Dieu! C'est comme un rôle qu'on s'interrompt de réciter, un jeu dont on se retire, –non pas tant pour “faire le mal”: ce choix ne dépend plus de nous, il n'y a plus de mal à faire pour nous, à dix lieues à la ronde. Simplement, le vieux cheval fourbu sort des brancards et, les jambes raides, galope ridiculement, essaie de ruer, ose une pétarade.
Le risque métaphysique, dans ce monde meurtrier de 1943, j'ai parfois l'illusion qu'il n'existe plus et que, sur ce plan-là, il n'y a plus à craindre de reprise individuelle: on ne demande pas de comptes à une humanité crucifiée... “Non, mais à toi qui n'es pas crucifié, –à toi, en dépit de ton désespoir, monstrueusement heureux, quoi qu'il arrive au reste du monde”.
Promenade dans la forêt embrumée de Montmélian. Irruption de Dieu au premier signe. Petite hostie fidèle. Agneau qui lèche les doigts du boucher.
Fin d'année solitaire, à cette minute solennelle de l'histoire du monde. Au retour de nos promenades, dans l'hiver lumineux, des explosions font trembler les vitres. Menaces me concernant. Impression que l'eau irrésistible monte vers mon refuge.

JANVIER 44.
Le blé du printemps verdit la plaine boueuse. Les bois, sous le ciel terne, sont gonflés d'un sang violet. Les ailes des corbeaux sifflent. Sur cette terre industrialisée, aucune trace ne subsiste de la forêt primitive, hors des ronces, des haillons de feuilles aux talus de la route. Partout des poteaux, des pylônes. A côté d'un attelage de six bœufs, un lourd charretier avance, vêtu de boue et, sous le sac qui le recouvre, je vois soudain des joues fouettées de ce rose enfantin de Renoir, des yeux de myosotis: graine de Flamand ou de Polonais.
Impossibilité de ne pas juger quelqu'un sur une seule parole. X. qui me demande: “Qu'est-ce que vous nous préparez de beau?”

FEVRIER 44.
Mort de Jean Giraudoux. Profonde émotion. Nous n'étions guère liés. Mais depuis trente-cinq ans que les hommes d'une même génération se regardent vivre les uns les autres, le graphique de chaque destinée est connu de tous les autres.
Réponse à un collégien: “Dans l'atmosphère confinée du collège, vous jouez avec des passions nées en même temps que vous, qui sont encore à votre taille. Mais ces petits chats grandiront jusqu'à devenir des tigres féroces... Craignez de garder toute votre vie le regret de cet enchantement trouble. Vous avancerez à reculons, le visage tourné vers ce bref intervalle de votre destin où vous étiez un garçon délivré par la mécanique du collège de tout ce qui n'était pas ce tourment. La vraie douleur sans consolation et sans délices, vous êtes né dans un temps où il vous est permis de la contempler, démasquée, nue, insoutenable. Quand vous vous levez dans l'aube froide du dortoir, songez que des otages à peine vos aînés tombent à cette même heure. Votre solitude, votre angoisse, vos larmes, comprenez que tout cela dans ce monde meurtrier est devenu un luxe...
Rien ne nous sépare à jamais du Christ. C'est l'erreur d'une certaine éducation catholique de nous persuader que le péché coupe avec Dieu toute communication. Alors il ne reste plus que de s'en donner à cœur joie. Mais ce n'est pas vrai. Vous ne faites rien qui puisse détourner de vous ce regard qui ne nous quitte jamais, qui est seulement plus ou moins triste selon ce que nous accomplissons. Dans ce drame à deux personnages, il n'appartient pas à vous seul d'interrompre le dialogue: vous renoncez à lui, mais lui ne renonce pas à vous... Cherchez-moi dans ceux de mes livres que vous aimez, mais là seulement. Un auteur de mon âge n'a plus à offrir que des scories: ce dont le feu créateur n'a pas voulu.”

Naguère, autant que nous fussions sensibles à la conformité des souffrances du Christ avec notre peine particulière, nous désespérions de rien ressentir qui en approchât, même de loin. Aujourd'hui, beaucoup d'entre nous essuient ce crachat sur la face où la main d'un policier a laissé sa trace sanglante. Et nous serions même tentés de dire: “Cela, Seigneur, vous ne l'avez pas souffert. A votre Passion visible, vous avez dû ajouter celle que nous subissons aujourd'hui. Puisque vous êtes l'Agneau de Dieu, vous avez dû faire tenir, clans une seule agonie, toutes les larmes et tout le sang que nos frères répandent depuis cinq années.
Ce silence du Père, qui vous a arraché le “pourquoi m'avez-vous abandonné?” dont ce monde, voué au meurtre, retentit encore, vous saviez d'avance qu'il serait subi un jour, non plus seulement dans le secret des destinées particulières, mais qu'il accablerait des nations, des races entières. C'est l'épreuve des épreuves, que ce vide creusé par votre absence apparente dans cet univers criminel.”

Le Soulier de Satin. Paul Claudel est le dramaturge d'une chrétienté qui n'existe plus. Son œuvre ne pouvait que croître et que s'épanouir dans le désert. Certaines étrangetés, une esthétique déconcertante n'eussent pas suffi à écarter la foule: au contraire, les inventions saugrenues du Soulier de Satin dans la mesure où elles prêtent à la mise en scène, ont attiré et retenu à la Comédie-Française un public par ailleurs incapable d'entrer dans ce jeu sublime de la nature et de la Grâce. Et bien sûr, s'il n'existe plus de chrétienté, il existe encore des chrétiens que l'histoire de Rodrigue et de Prouhèse ne déroute pas. Mais ils ne sont plus assez nombreux pour constituer une assistance homogène: il n 'y a plus de peuple fidèle.
Un garçon et une fille de 1944 n'entrevoient même pas l'obstacle qui se dresse entre Prouhèse et Rodrigue. Cette épée de flamme entre eux n'est perceptible qu'au regard de la Foi. En revanche, quel chrétien, même médiocre, n'achève sa vie avec cette épée brisée dans le cœur?
L'histoire de Prouhèse, que l'homme sans Dieu juge absurde, comme elle est familière au fidèle! Au fidèle, non au saint. Ni Rodrigue, ni Prouhèse ne sont des saints. Le drame de la sainteté ne comprend que deux protagonistes: la créature et le Créateur, celle qui n'est pas et Celui qui est. Le drame du simple fidèle, qui est celui du Soulier de Satin, oppose trois personnages: l'Etre infini et deux éphémères qui s'aiment, qui ne peuvent pas ne pas s'aimer, mais n'y peuvent consentir sans offenser l'Amour qui les a créés pour lui seul.
La merveille du Soulier de Satin, de Partage de Midi, c'est que Claudel n'y juge pas l'amour humain du point de vue de la sainteté. Pour Polyeucte, ivre de Dieu, la créature n'a plus le moindre prix. Ici le drame n'existe plus: le Créateur règne seul sur l'âme divinisée, le conflit se résout dans l'absorption de la créature par l'Etre incréé. Le héros claudélien, lui, placé entre les deux amours, déchiré, affreusement divisé, reconnaît la grandeur d'une passion à laquelle il lui est ordonné de s'arracher. Il ne croit pas que ce lien qui l'attache à la créature ait été noué en dehors du vouloir divin. La Grâce, si elle interdit à deux amants de se rejoindre, crée entre eux une parenté mystérieuse; elle les lie en même temps qu'elle les sépare, de sorte que désormais ils ne se perdront pas seuls, ils ne se sauveront pas seuls. Rodrigue et Prouhèse, en dépit des océans qui s'étendent entre eux, ne poussent pas un soupir qui n'ait son écho dans l'âme bien-aimée: d'une rive de l'Atlantique à l'autre, écoutez-l es qui se parlent à voix basse.

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François MAURIAC, “Pages d’un journal pendant l’Occupation,” Mauriac en ligne, consulté le 18 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/62.

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