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Le Préau calviniste d’Henri-Frédéric Amiel

Référence : MEL_0621
Date : 25/07/1917

Éditeur : Revue des jeunes
Source : 7e année, t.15, n°2, p.85-92
Relation : Notice bibliographique BnF

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Le Préau calviniste d’Henri-Frédéric Amiel


“…Effets grandioses de ténèbres

et de rayons dans mon préau calviniste…”

H.-F. AMIEL.

I

Les jeunes hommes que la guerre obligea de renoncer à des jours studieux et recueillis, mieux que tout autre livre, goûtent celui qui redit à leur âme l'existence secrète d'une autre âme. Cette pauvre flamme de leur vie intérieure, maintenue dans les ténèbres et dans le vent, il faut que la nourrissent des pages où un cœur se raconte. Voici le Journal intime d'Henri-Frédéric Amiel, déjà lu au temps de la paix et des calmes spéculations. Je trouve profit à méditer dans ce préau calviniste où, près d'un demi-siècle, Amiel, professeur d'esthétique à l'Académie genevoise, se regarda souffrir.
Le tumulte du monde divisé vient mourir à son seuil. J'observe ce qu'a pu la Réforme pour sauver cette âme tourmentée. S'il n'y a plus rien à dire, en effet, de l'Amiel malade par abus de l'analyse, que naguère M. Paul Bourget, dans ses Essais de psychologie contemporaine, nous obligea de plaindre et d'aimer, l'Amiel protestant m'a paru propre à inspirer des réflexions.

*

Il est visible qu'Amiel se forma dans un milieu fervent. Comme chez tous les esprits de sa race, le drame de la vie se concentre dans une lutte entre le cœur qui sent Dieu et l'esprit soumis aux philosophies hostiles à la transcendance divine, à l'ordre surnaturel. Cœur éclairé, cœur touché, mais intelligence obscurcie –dès l'adolescence et jusqu'à la mort– en lui sont aux prises.
Dieu demeure présent au cœur d'Amiel, mais Kant, Fichte, Hegel, Schopenhauer, plus tard Renan, les dangereux compagnons de sa pensée, s'attachent à lui ravir ce sentiment d'une présence infinie. Que vite ils ont l'ascendant et que tôt ils s'imposent! A Genève, Amiel garde le souvenir enivré de son initiation philosophique, lorsqu'il était un étudiant d'Heidelberg et de Berlin. Edmond Schérer nous dit que son ami racontait “l'impression d'auguste sérénité qui l'enveloppait quand, se levant avant le jour et allumant sa lampe de travail, il venait à son pupitre comme à un autel, lisant, méditant, voyant devant sa pensée recueillie passer les siècles, se dérouler l'espace, planer l'absolu”. Cependant, que devient la foi du petit calviniste enivré?
Aucun doute que longtemps l'Écriture l'ait soutenue. Lorsque l'abîme que la philosophie allemande ouvre devant lui l'apeure, il recule, s'agenouille, appelle par son nom le Sauveur. Des prières admirables jalonnent ce journal et l'existence qu'il reflète. Mais l'Écriture, toute seule, ne peut que retarder dans un cœur la défaite de Dieu. Peu de jours avant de mourir et comme il sait la mort toute proche, Amiel ose écrire qu'il se sent moins étranger au Dieu de Spinoza qu'à celui de Jacob. Les jeux ont cessé des ténèbres et des rayons dans son préau calviniste. La victoire semble appartenir à la nuit –non peut-être la victoire définitive: nul ne connaît le secret des agonies, les paroles qui s'échangent, dans la dernière heure, entre le Père et l'âme égarée qui le cherchait en gémissant.

II

Il y a si longtemps, soupire Amiel, que je vis dans la pensée d'autrui!” Ce pouvoir lui est donné de comprendre toute doctrine, d'en faire le tour, d'y pénétrer, de s'abandonner à une paralysante sympathie. Comme un soldat trop perspicace, il assiste à sa défaite. Il juge et décompose les éléments du charme qu'il subit. Prestiges, enchantements contre quoi demeure sans pouvoir sa religion de libre examen. Elle le livre sans armes aux philosophes –elle leur dispute mais ne leur arrache pas cette proie dont le prix est infini. Elle laisse ouvertes toutes les portes aux suggestions, aux séductions –elle légitime l’attrait d'un vagabondage mortel, les délices de ne pas choisir, de servir non seulement deux maîtres, mais d'innombrables maîtres. Le grand “Ich” de Fichte, de qui l'univers même est une projection, se dresse contre le Dieu personnel que le cœur d'Amiel confesse encore, mais que déjà sa raison renie. Les mille erreurs qu'il accueillit avec la même curiosité passionnée se rejoignent en lui, se confondent et se perdent dans la fantaisie universelle de Maïa: “... entrer dans le jeu de Maïa... il me semble que l'intellectualisme aboutit là.” Parfois la douleur, l'amour l'arrachent à ce goût du grand sommeil. Ces deux routes le ramènent au Dieu de douceur et de consolation. Il s'en rapproche, il l'appelle de trop loin! Nul pont n'est jeté sur l'abîme. La grâce autour de cette âme déferle, mais en baigne seulement les assises. C'est une vague qui meurt trop tôt –une eau qui se répand dans le sable et que nul canal ne recueille. Quelle solitude! Et quel sens prend cette plainte échappée à un tel adversaire de l'Eglise romaine: “Nos temples sont trop fermés... Notre âme ne sait chez nous où aller.”
Un protestant m'objectera qu'Amiel n'eût pas été mieux défendu par le catholicisme et que, s'il y était né, le dogme l'en aurait bientôt repoussé. Ne voit-on pas tous les jours des philosophes renier l'Église de Rome au nom de ce principe de liberté qui est la passion d'Amiel? Rome en eût fait un [rénégat]. Genève sauve en lui ce qui peut être sauvé pour la foi. Tel est l'argument.
Il est vrai qu'à un esprit incapable de l'adhésion catholique, le protestantisme permet l'union avec Dieu par la prière et les inspirations. Mais Amiel n'est pas une âme ordinaire; qui la connaît ne se résigne guère à cette part modique de Dieu qu'on y découvre. Ame choisie, elle conserve de ce choix la marque –en dépit du délire de sa pensée. Même les débauchés portent quelquefois cette “griffe” souveraine qu'aucune souillure n'efface. Cela est vrai aussi des débauchés intellectuels. Amiel est un si effréné voluptueux de l'erreur qu'il ose écrire: “J'aspire à l'absolu, irréalisable autrement que par la succession des contraires...” Ce n'est pas là, seulement, attitude et coquetterie d'un vieil étudiant d'Heidelberg féru d'hégélianisme. Il pousse la logique jusqu'au désespoir: “Le désir du grand sommeil m'envahit... Dormir, pauvre cœur!”
Comment oublier que ce cri vers le néant sert d'épigraphe à un chapitre du Livre de Désir où Charles Demange, avant de s'en aller, nous montre son cœur et tous les liens brisés qui le rattachaient au monde? Ainsi le journal du professeur genevois a-t-il pu nourrir la tristesse sans nom d'un jeune homme que la mort appelle. Dans son préau calviniste, entre deux cours ennuyeux sur l'esthétique, ce professeur trouve en lui le mot empoisonné dont s'enchantera plus tard un jeune être ivre de sommeil et de nuit: ce professeur d'esthétique est un maitre de désespoir. Pourtant, il porte sur lui la “griffe” de Dieu, ce désespéré s'agenouille et prie. Ce doit nous être déjà un sujet d'étonnement, car prier, pouvoir prier, cette chose si simple, cette action du matin et du soir familière au petit enfant et à la vieille femme apparaît au philosophe infiniment impossible à cause de son orgueil infini. “Essayez de prier”, dites-vous à telle âme, et elle répond qu'elle ne peut pas. Le don de la prière, c'est déjà une grâce et la première de toutes celles que le Père réserve à ceux qu'il a choisis. Amiel prie et ce n'est pas une oraison ordinaire. Ce cœur que nous avons vu par mille pentes aboutir à l'anéantissement bouddhique est capable de ce cri (que je choisis entre beaucoup d'autres):
27 octobre 1853. –Merci, mon Dieu, de l'heure que je viens de passer en ta présence. J'ai reconnu ta volonté, j'ai mesuré mes fautes, compté mes misères, senti ta bonté envers moi. J'ai savouré mon néant. Tu m'as donné ta paix. Dans l'amertume est la douceur, dans l'affliction la joie, dans le brisement la force, dans le Dieu qui punit le Dieu qui aime. Perdre sa vie pour la gagner, l'offrir pour la recevoir, ne rien posséder pour tout conquérir...”

III

L'homme qui, à travers les délires de la pensée, reçoit l'inspiration de telles prières, nous souhaiterions que sa faculté de sympathie pour toute doctrine offerte lui serve à ne pas dédaigner celle qui est enseignée dans Rome. C'est que de là une doctrine vient, la seule qui 'lui impose de ne pas chercher à d'autres portes: “A qui irions-nous, Seigneur? Vous avez les paroles de la vie éternelle.” L'acte de foi de Simon Pierre, il faut que chaque chrétien le répète. Plus personne désormais à qui aller. Ce pain et cette eau vive pour votre faim et pour votre soif et rien d'autre. “Celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura jamais soif.” Or c'est sa soif même, c'est ce manque à quoi tient Amiel. D'instinct, il hait la source qui prétend lui rendre inutiles toutes les autres sources. Des écrivains protestants de ces dernières années, tel qu'André Gide, montrent la même passion de vagabondage. Mais tandis que le philosophe Amiel va de système en système, c'est le champ du sentiment et de la sensation qui s'ouvre à l'indiscipline protestante d'un Gide: quelle illusoire liberté! Au long de son demi-siècle d'existence, j'entends Amiel ressasser sur des modes divers le vieux credo panthéiste. Il croit muser sur mille routes, mais toutes mènent l'imprudent voyageur aux borde sombres de l'Océan bouddhique.
Évitons-nous jamais de subir une loi extérieure à nous? Cette succession de contraires, à quoi se complaît la pensée d'Amiel, l'asservit mieux qu'aucun dogme. Catholique, par l'adhésion de son intelligence et par celle de son cœur, il eût rendu intérieure cette loi extérieure. Elle serait devenue en lui Amour et Vie. Mais intraitable pour se soumettre à Rome, il abdique devant tout professeur allemand qui le persuade que l'univers est une projection du moi lequel enfante, afin de s'expliquer lui-même, la grande illusion du monde objectif.
La religion d'Amiel qui le livre sans armes aux philosophes ne lui fournit des armes que contre Rome. Contre ce seul adversaire elle le prémunit. Il perd soudain le privilège de son aiguë clairvoyance dès qu'il s'agit du catholicisme: ce n'est plus lui qui parle, mais toute une génération d'hérétiques têtus. Il garde intactes non leurs doctrines, mais leurs antipathies. “Immobilité... vasselage de consciences...” ces mots lui reviennent sans cesse comme s'il n'avait jamais rien su d'une Thérèse d'Avila, d'une Catherine de Sienne ni des milliers de Saints qui ont élargi jusqu'à l'infini les limites du royaume intérieur. Il professe que la croyance catholique au pouvoir divin de l'Eglise, au miracle objectif et visible, est incompatible avec la foi en l'action intérieure de Dieu, comme si la dévotion d'un Pascal à la Sainte Épine et l'importance qu'il donne à la guérison de la petite Perrier l'avait jamais détourné du Dieu sensible au cœur!

IV

La naissance calviniste d'Amiel lui barre les routes qui vont à Rome. Sa génération, éblouie de ce que Renan appelait de petites sciences conjecturales, cultivait en lui tous les préjugés “scientistes”. Seules, d'extraordinaires circonstances comme celles que nous traversons l'eussent peut-être sauvé. Mais, citoyen d'un pays exigu et neutre, policé à souhait pour le bonheur des gens paisibles, il n'aurait pu même concevoir l'effrayante destinée qui entraîne aujourd'hui et qui broie les jeunes Européens. Je sais qu'outre l'angoisse métaphysique, il connut cette lente approche de la mort où une âme accoutumée aux lieux communs des stoïques a sujet de montrer, avec un rien d'affectation, la plus noble sérénité. Mais qu'il pût être un jour dépouillé de sa redingote professorale, mêlé au troupeau lugubre des conseils de revision, jeté à la tranchée, voilà qui aurait passé son entendement[1]. Je sais tels intellectuels de France ou de Navarre qu'une administration soucieuse de traiter également des êtres inégaux emploie à décharger des wagons. Ainsi beaucoup de jeunes hommes qui naguère se complurent à des vagabondages intellectuels comme Amiel ont trop souffert dans leur chair, dans leur intelligence pour ne point subir la nostalgie de la certitude. Cet infini de misère quotidienne qui va du camp d'entraînement à la tranchée, de la tranchée à la table étroite et luisante d'une ambulance chirurgicale, eût peut-être enseigné à Amiel, comme à beaucoup de ces frères d'aujourd'hui, cette vérité que ne lui découvrit pas toute une vie recueillie dans un préau calviniste. L'excès de douleur l'eût fait chercher du secours dans sa foi chrétienne. Devenu plus exigeant à cause de sa faim et de sa soif accrues, il aurait découvert que le protestantisme est un christianisme mutilé et que Rome seule détient la doctrine intégrale.
Que le catholicisme nous aide efficacement à supporter la plus misérable des conditions humaines, cela ne prouve pas qu'il soit vrai, mais nous fait désirer qu'il le soit. La conformité entre la croix et la douleur des hommes se fait, dans certaines heures, si impérieuse que quelques esprits comme M. Paul Bourget n'ont point tort d'y trouver un commencement de preuve.
Mais rien du dehors ne vint dans la vie d'Amiel pour le sauver de l'erreur genevoise. Il demeure le prisonnier d'une religion à laquelle sa raison n'adhère pas. Partagé entre le biblicisme impératif du calvinisme que la nouvelle école critique lui dénonce comme insoutenable et le libre examen dont nous savons qu'il ne peut qu'abuser, persuadé que les œuvres ne servent point au salut et que nous sommes entre les mains d'un Dieu inaccessible qu'il incline à confondre avec l'univers, Amiel n'a plus d'autre issue qu'un calme désespoir et ce passe-temps d'un journal où il se regarde souffrir.

V

Comme il nous fait sentir la grâce d'être né dans l'Eglise! Parfois nous envions l'émerveillement des convertis et leur ferveur. Un regret nous vient d'être les fils aînés qu'aucune foudre jamais ne renversa sur la route monotone de leurs reniements médiocres et de leurs pauvres relèvements. Il nous semble que la foi acquise dès le berceau jamais ne vaudra celle qui fut une conquête et une victoire. Pourtant voici que des cœurs comme celui d'Amiel n'ont pas su atteindre la lumière. Irréparablement leur naissance à Genève, leur croissance dans l'erreur les sèvre de la vie sacramentelle. Ils n'accumulent pas au long des premiers ans de leur vie ces communions, ce trésor acquis, inaliénable dont l'homme et le vieillard gardent le bénéfice infini. Mon Dieu, cela au moins est à moi, mon enfance, la prière du soir dans l'obscure chambre maternelle, mon cœur très pur accordé à chaque fête de l'Eglise et fleuri comme un autel ou voilé de violet selon que vous naissez dans une étable ou que vous agonisez au jardin. Cela au moins est à moi, toutes les messes dominicales de sept heures au collège lorsque la prière à Jésus crucifié faisait s'écarter mes mains de mon visage encore hors du monde. Cette certitude du cœur dès le berceau, cette part de notre enfance à la fraction du pain, cette réserve sacramentelle de toute une enfance et de toute une adolescence, cela nous défend d'être troublés si plus tard un professeur vient nous dire de renoncer à votre révélation parce que Moïse n'a peut-être pas écrit le Pentateuque ou que lui parait fallacieuse l'interprétation messianique de tel psaume. On ne fait point douter de la résurrection ceux qui ont bu et mangé avec le Christ ressuscité.

Notes

  1. Renan, contemporain d’Amiel, dit dans ses Souvenirs d’enfance qu’il serait mort s’il avait dû être soldat.

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François MAURIAC, “Le Préau calviniste d’Henri-Frédéric Amiel,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/621.

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