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René Boylesve, Tu n’es plus rien

Référence : MEL_0626
Date : 25/02/1918

Éditeur : Revue des jeunes
Source : 8e année, t.16, n°4, p.250-253
Relation : Notice bibliographique BnF

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René Boylesve, Tu n’es plus rien

Avant la guerre, Boylesve d'abord s'était appliqué à peindre des cœurs et des ciels tourangeaux. Il n'embarrassait pas ses récits délicieux de sociologie ni de métaphysique. Aucun romancier de ce temps –sauf Henri de Régnier et André Gide– ne se soucia si peu de “donner des preuves”. Restituer l'atmosphère provinciale, peupler une vieille ville de bonshommes “pris sur le vif” c'était sa tâche et son plaisir. Parfois, comme l'ouvrier consacre ses loisirs à un ouvrage où il débride sa fantaisie, notre auteur ne dédaignait pas d'écrire, avec beaucoup d'application, des gaillardises telles que la licencieuse et rococo leçon d'amour dans un parc. Mais, un jour, après la jeune fille bien élevée, Boylesve nous donna cette Madeleine jeune femme devant qui, je crois, ses admirateurs habituels, firent la moue, et qui est un très grand livre dont il me semble que l’on ne parla pas assez lorsqu'il parut. Des préoccupations déjà s'y manifestent. Nous voilà loin de l'artiste qui ne veut rien prouver et s'amuse à des récits fortement relevés de piments et d'épices. La guerre, qui a fait bien d'autres miracles, inspire enfin à Boylesve une œuvre qui a une portée morale et sociale et où même un personnage se trouve tout exprès pour tenir des raisonnements, exprimer des idées générales...
Non que ce nouveau livre Tu n’es plus rien appartienne à cette espèce de romans sociologiques dont M. René Doumic louait naguère la “dignité morale”. Boylesve ne dirige pas la destinée de ses héros selon son caprice ou sa passion. Il étudie, comme un homme de l'art, le “cas” d'une jeune veuve de la guerre, et si, de l'histoire d'Odette nous tirons une morale, si elle nous enseigne que nous ne sommes plus rien, qu'en dépit de notre valeur “nous sommes annihilés par quelque chose de supérieur à nous” ce n'est pas que le conteur ait arrangé les faits et mené une intrigue pour illustrer sa thèse. Tu n’es plus rien est la vie même et, comme de la vie en temps de guerre, une grande et terrible leçon s'en dégage. Aux époques normales, le spectacle du monde offre des aspects si différents que tout sophiste en peut tirer de quoi prêcher pour sa paroisse. Dans la tourmente où nous sommes, la vie s'unifie au contraire et devient terriblement simple et le Tu n'es plus rien de Boylesve, quel survivant ne se l'est à lui-même répété?
L'art de Boylesve est si sobre, il évite d'un tel soin les effets faciles, qu'il faut être, comme on dit, du métier, pour estimer à sa valeur ce roman et lui donner sa vraie place, peut-être la première, dans une littérature de circonstance où il y a tant d'optimisme, tant de patriotisme, tant d'héroïsme, les plus nobles parti-pris –mais tout cela n'a rien à voir avec le talent.
Tu n’es plus rien est l'histoire d'une jeune femme très amoureuse de son mari et qui n'avait jamais cru qu'on pût rien faire de mieux sur la terre que d'aimer, d'être aimée, de s'amuser le plus possible en compagnie de gens spirituels et dans le plus raffiné confort. Aux premiers jours de la guerre, son mari est tué. Comment de sa douleur et de son souvenir où d'abord elle se cloître, Odette est peu à peu chassée; comment du plus naturel égoïsme elle s'élève jusqu'à ce don total qui est d'épouser un officier aveugle, voilà ce que Boylesve atteint à nous faire accepter. Il y fallait une connaissance des femmes et une science de conteur, certes, peu communes, car nul évènement étrange ne porte Odette à cette extrémité, c'est l'atmosphère seule de la guerre qui, à l'insu de la jeune femme, corrode et détruit cette tour où d'abord elle s'est isolée avec la mémoire de son bien-aimé Jean.
Il y aurait, de ma part, grande impertinence à “corriger” l'œuvre d'un maître que j'admire. Mais qu'il me permette ici quelques objections –comme il les écoutait volontiers naguère dans sa claire maison si pressée d'épais marronniers qu'il était incroyable qu'on ait pu l'atteindre avec le métro.
Je ne trouve pas qu'il soit psychologiquement vrai qu'à cette veuve désespérée ne s'offre aucune pensée religieuse ni que parmi ses nombreuses relations de qui les “condoléances de guerre” sont si justement observées, il ne se trouve pas la vieille dame très simple qui rappelle à l'affligée les promesses éternelles. Non que je veuille insinuer qu'Odette, avec son éducation et son genre de vie aurait pu trouver en ce Dieu qu'elle ignore, un immédiat réconfort– les plus pieuses, hélas! nous les entendons souvent nous dire aux premiers jours de leur deuil: je ne peux plus prier –mais il est invraisemblable que même dans un frivole cœur de Parisienne un écho n'arrive pas de la parole qui a sauvé le monde du désespoir: “Ego sum Resurrectio et Vita.”
Enfin j'avoue ne pas aimer extrêmement M. La Villaumer. C'est le “raisonneur”, l'homme qui est chargé par le romancier d'exprimer ses pensées de derrière la tête –Boylesve avait jusqu'ici toujours négligé cet accessoire, succédané du chœur antique. Odette, à tous les coins de rue, rencontre ce La Villaumer qui ne lui dit jamais rien que d'ingénieux et de sublime, mais que parfois son éloquence entraîne à des opinions fort hasardées. Il témoigne d'une grande ignorance théologique lorsqu'il fait dire au Christ que sa passion est dépassée par celle de nos soldats. Le Christ verse telles gouttes de sang pour chaque pécheur depuis le commencement du monde jusqu'à la fin; “Il souffre les tourments qu'il se donne à lui-même... C'est un supplice d'une main non humaine, mais toute puissante, car il faut être tout-puissant pour le soutenir.” La Villaumer croit qu'il naîtra de cette guerre un “culte des hommes” –“un élément mystique nouveau où puiseront les religions de l'avenir”– comme si la douleur datait de la guerre et comme si, depuis cinquante ans, nous n'avions les oreilles rebattues de “la Religion de la souffrance humaine”. La Villaumer déclare que toute sa prédilection va à la vie simple, saine, franche, épanouie normalement, heureuse “à la manière païenne” Ah! généralisations hâtives et redoutables! La santé, l'épanouissement normal, le bonheur enfin en trouvons-nous l'exacte formule dans les comédies de Plaute, dans le Satyricon de Pétrone, dans l’Aphrodite de Pierre Louys? N'existe-t-il pas un “équilibre” catholique et un désordre païen? Le catholicisme n'apparaît-il pas, même à des athées une nécessité sociale?
Rendons cette justice à La Villaumer qu'il corrige ces propos par d'autres fort sensés: cet aimable homme se pique d'accorder les contraires. Sachons lui gré, surtout, de ce qu'il n'arrive pas à gâter un beau livre qui est une contribution magnifique à l'histoire des âmes pendant la guerre. Après Madeleine jeune femme je ne vois pas d'ouvrage qui fasse plus d'honneur à Boylesve que Tu n’es plus rien ni qui le rende plus digne de la consécration académique.

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François MAURIAC, “René Boylesve, Tu n’es plus rien,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/626.

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