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La Correspondance d’André Lafon

Référence : MEL_0631
Date : 10/08/1918

Éditeur : Revue des jeunes
Source : 8e année, n°15, p.157-168
Relation : Notice bibliographique BnF

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La Correspondance d’André Lafon

Thomas de Quincey dit que le souvenir d'un ami défunt assiège surtout notre cœur pendant la saison splendide. André Lafon aima trop le printemps pour que la lumière des premiers beaux jours ne fasse obsédante sa présence invisible. J'ai connu, des jeudis de mai, à Trianon, son ivresse lorsqu'il pressait sur sa face, à deux mains, les folles touffes de lilas. De quelle ardeur, il m'entraînait dans ma campagne de Guyenne que la chaleur a v ait vidée! Nous descendions vers le fleuve mouvant, vivant comme une alose entre la cendre des saules. J'écris devant la ligne des coteaux que ses yeux, avec tant d'amour, ont reflétée. Les mêmes pâles routes se perdent dans l'azur désert. La même prairie jusqu'au perron se gonfle, palpite d'un tournoiement de papillons blancs, semble attirée par le soleil comme les marées par la lune. Mais le cœur exigeant sait bien que ce sont d'autres herbes, d'autres grillons inlassables que lorsque le disparu se taisait à cette place ou, d'une voix sans timbre, s'abandonnait à des réminiscences. Le vent de trois automnes, les autans de trois étés, les neiges de trois hivers ont dispersé, recouvert, enseveli les feuilles où traînaient ses pas nonchalants. La mort d'un ami fait beaucoup plus qu'assombrir le paysage que nous aimâmes ensemble. Elle détruit ces apparences qui ne vivaient que de sa vie. Ni le rossignol, ni le vent qui donne une voix aux charmilles, ni l'odeur des roses dans le clair de lune ne recomposeront plus ce soir entre tous les soirs où nous nous offrions l'un à l'autre des poèmes. Qu'elle va loin cette parole d'un jeune écrivain: “Le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain instant; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années...”

*

Moins décevantes que les paysages me sont ses lettres. Déjà elles ont la couleur, l'odeur des vieilles correspondances –enveloppes déchirées d'un doigt négligent et qui m'attendaient fidèles, aux “postes restantes” des petites villes de Toscane et d'Ombrie– lignes parcourues d'un cœur inattentif, en proie à de passagères images; André ne savait pas qu'il me les adressait du fond de son éternité et qu'il ne me serait point donné d'accueillir la leçon sacrée de ses lettres avant qu'il fût entré dans le royaume de Dieu.
Mais cet amant de l'humilité et de l'effacement qui pratiqua, comme une vertu, le silence, eût-il souffert que des rêveries transcrites pour un seul ami dans ses mornes veillées du lycée Carnot, ou parmi les objets familiers de sa maison des vacances, fussent livrées à des inconnus? Je n'ose dérober que quelques tisons à ce foyer allumé pour l'unique dilection d'un cœur.
Des lettres écrites à Paris [montre] la nostalgie du ciel provincial et des toits heureux au bord de l'estuaire. Un cri s'en élève presque monotone vers la campagne girondine. Celles qu'il écrivit en vacances, dans le port enfin retrouvé, chantent avec passion la beauté du ciel et l'humilité des choses de son enfance. Mais bien loin que ce frère très humble de Maurice de Guérin se perde dans la nature, il s'y retrouve; au lieu de se confondre en elle, il se ressaisit. Il ne la substitue pas à Dieu mais du silence des champs et du recueillement des soirs, de l'allégresse des matins il crée une mystique route vers le Dieu de douceur et de consolation. Il aimait d'un même amour les champs et sa petite ville. Depuis Balzac et Flaubert, les auteurs n'utilisent guère la province française que comme nous faisions, enfants, de ces papiers enluminés où il faut découper de grossières caricatures. Voici de quel accent, André m'invitait à l'aller voir dans Blaye:

Vous y viendrez vêtu de votre plus belle simplicité; vous n'y trouverez que des choses modestes, mais vous vous rappellerez qu'elles ont suffi à former une âme qu'il vous arriva de goûter et peut-être que leur joie les fera belles pour vous accueillir. Voulez-vous samedi? Il y aura le marché sur la place. Vous y verrez d'humbles femmes offrir du beurre, des œufs, des fruits dans leurs mains unies...”

Les rues de Blaye au temps des vacances, lui furent un cloître d'oraison et –comme il disait– de retour en soi. Etrange garçon pour qui les vacances ne sont d'abord qu'une occasion de se recueillir.

J’ai vécu ces jours de mystère (la semaine Sainte) dans le sage recueillement provincial, sans œuvrer, en face du ciel qui a peu à peu pénétré mon cœur. Une semaine de vie silencieuse et de dialogue intérieur peut beaucoup sur nos inquiétudes. N'en avez-vous pas vous-même éprouvé le bienfait? Je laisse doucement mourir ces vacances bientôt closes. Elles passèrent “comme un saut de truite au torrent bleu”...”

Ce poète, pour quelques jours délivré de sa tâche, n'a d'autre souci que d'éviter les divertissements. Il examine sa conscience. Il se reproche –lui le surveillant de collège ignoré du monde, tout à son métier qu'au lieu de mépriser, il ennoblit (après trois ans, les enfants confiés à ses soins le pleurent encore)– il se reproche quelques soirées données à des amis, ou au théâtre. La solitude lui est une maîtresse qui ne souffre aucun délaissement. Celle qu'il a nommé “la plus sûre amie” toujours il craint de la trahir. Il osait m'écrire: “j'ai vécu frivolement cette année. Je n'ai cherché que ma joie et de peur qu'elle s'éteignît en moi, je lui ai jeté une à une toutes mes richesses intérieures, toutes mes modestes dignités...”
André ne se consolait pas que je fusse au contraire si enclin à me divertir, si abandonné à tous les souffles du monde. Et comme un ami plus âgé pousse doucement son ami frivole vers la mère qu'il délaissa, il n'avait de repos qu'il ne me sût dans ma province. Il me confiait aux arbres ainsi qu'à des vivants fidèles: “Voici donc, mon ami que la foule des arbres a remplacé pour vous la foule des hommes. Les pins sont beaux; ils peuvent nous être un exemple d'étirement continu vers le ciel. Leurs branches font des gestes d'apaisement et de silence. Ils semblent tout écarter pour vivre avec leur rêve et le vent qui passe les fait chanter... Vous avez le calme des choses, le calme des êtres autour de vous. Vous pouvez vous donner celui du cœur. N'en demandez pas davantage. Il est rare que tout cela nous soit laissé. Je m'en vais aussi. Le train m'emportera comme une chose morte qui ne vivra plus que par les yeux. Mon pays retrouvé, je veux m'y étendre, demeurer là, ne regarder que le ciel pour me purifier le cœur. L'austérité de la semaine Sainte sera la bienvenue dans mon âme. Jamais je ne me suis senti si misérable devant Dieu. Rejoignons-nous en lui, mon ami, ces jours de prière où je penserai à vous, où je souhaite que vous vous souveniez de moi…
“...Dites-moi comment vous traitent les jours, s'ils vont d'un flot paisible sur votre âme et si celle-ci s’harmonise à leur sérénité. Laissez-vous gagner à la simplicité des cœurs qui vous entourent. Marchez, demandez à votre pays de bénir votre retour; c'est cela surtout qui me fut salutaire, une année où j'étais revenu, bien défait dans le mien: le calme des paysages, l'apaisement des lignes à l'horizon. Renonçons nous en nos tristes désirs. Faisons nous une âme austère qui, malgré l'amertume du sourire ait dans les yeux la meilleure bonne volonté. La tienne, dans le calme que je retrouve, est toute à ses souvenirs comme cette statue merveilleuse que l’aurore faisait chanter.”
“...Me voici comme vous parmi les choses familières; vous savez combien modestes sont celles qui m' entourent –mais Dieu m'a donné de les voir dans leur âme et je les verrais sans surprise me sourire un jour avec leur pauvre visage usé et terni comme cette encre retrouvée dans mon encrier des vacances...”
Ainsi, définit-il d'un mot le don qu'il reçoit de Dieu en échange de ses humiliations: il revoit dans leur âme les maisons pauvres, les jardins paysans, les domaines sans faste aux grilles que les rosiers dévorent le long des routes. Et tendrement il s'indigne que je néglige pour des voyages la terre que Dieu m'a dévolue. “...Qu'avez-vous à faire sur les lacs italiens, alors que vous possédez au bord de votre fleuve, un toit heureux entre des charmilles et les prairies au [dela] des quelles s'aperçoit la ligne incurvée des coteaux que vous avez chantés...”
Malgré cet insistant rappel, le courant m'emportait loin de lui. Pour ce rêveur, toute agitation était ennemie qui l'arrachait à son éternel songe et les mille tourments de sa besogneuse existence le détournait déjà de sa vraie vie comme le fait, pour les jeunes hommes d'aujourd'hui, l'indéfinie et morne guerre. Sa conception du bonheur humain: des jours de travail dans une terre familiale, un “toit heureux” abritant des enfants et des livres, la présence de Dieu au fond de chaque cœur, la mort au monde, la renaissance à des jours de labeur et de méditation parmi les jeux ineffables des saisons, comme notre cœur l'accueille aujourd'hui et qu'il se détache de tout autre mirage!
Mais, dans ces folles années, je méconnaissais la sagesse de mon ami et pour qu'il me pardonnât de courir la poste, je lui adressais des photographies de tableaux. Nul doute que ces reproductions aient été mieux goûtées de cette âme que le furent les peintures originales par mon étourderie de garçon musard et indifférent. Il m'écrivait: “Grâce à vous, cher voyageur, il y a tous ces soirs, dans la chambre modeste de votre ami une fête mystérieuse dont nul ne se doute. Tour à tour, sous la lampe, passent de purs et douloureux visages, châtoient des costumes anciens, rêvent des yeux et les cœurs qu'ils révèlent. Vous avez prévu mon goût pour la Sainte aux mains croisées (la Madeleine de Giovanni Bellini). Sa face grave et ardente est l'image même de la passion –de celle qui se connaît, s'accepte et se contient, la seule qui me touche, peut-être parce qu'elle est la seule que je sache. Cette figure ne me laissera plus. J'ai trouvé là le visage même de mon âme. Elle vous remercie du miroir que vous lui avez tendu...”
Dans cette chambre du lycée Carnot, un rez-de-chaussée lugubre, éclairé par une fenêtre que la main ne pouvait atteindre, vraie géole de poète captif, défendu par sa puissance de rêve, il réalisait à propos du moindre portrait des “fêtes mystérieuses” et avec une seule fleur, la faisait envahir de tout le printemps: “Un printemps idéal est dans ma chambre grise: un poète de Gironde vient de m'envoyer des roses, d'admirables roses qui sentent le fruit mûr et les belles vacances. Je veux vous en donner deux pétales...”
Mais ce qui soutenait ce garçon trop sensible sur la vie –ainsi ces lièges flottants autour des nageurs accablés, c'était son œuvre, l'amour de son œuvre. Il m'en parlait sans orgueil ni fausse humilité, comme un bon ouvrier passionné de bon ouvrage –comme un compagnon soucieux de connaître tous les secrets du métier– et comme un inspiré qui entend des voix inconnues des autres hommes et qui découvre, sous les apparences, une réalité infinie: “Le meilleur de mon âme m'écrivait-il, est dans mes poèmes, quelquefois seulement dans mes lettres –bien rarement dans mes paroles.”
D'un poème qu'il m'avait adressé, il me donnait ce commentaire:
Il n'a qu'une grâce, celle de ma sœur Pauvreté qui le pénètre –qu'une valeur, celle d'être un peu de moi-même et si peu qu'on vaille, il y a toujours, n'est-ce pas, quelque mérite au don, même partiel, de soi... Je l'achève dans la joie du bon ouvrier qu'exalte son labeur et qui croit voler à son œuvre les heures données au sommeil. Que nous est le succès après de telles fêtes intérieures? Laissons-le à ceux qui n'ont que lui, n'ayant travaillé que pour lui...”
Et à propos de l'Elève Gilles: “Je m’enferme plus que jamais, dans l'œuvre présente: il y fait calme et doux. Il ne s'y passe rien que l'évènement quotidien de la vie. Les jours y coulent d'un flot paisible où le ciel se reflète complaisamment et j'y vois deux yeux étonnés d'enfant s’ouvrir aux plus simples choses... J'habite mon rêve, le seul refuge où je me sente la force de traverser la vie...”
Et de même qu'il me confiait aux arbres comme à mes plus sûrs amis; sans cesse il me rappelait l'œuvre à mettre debout, m'obligeait de bénir chaque peine si quelque poème en devait jaillir vers Dieu. Incapable de rien écrire d'artificiel ni de donner dans la littérature d'édification, il n'imaginait pas que son œuvre pût avoir un autre but que d'éclairer les hommes sur le sens de la douleur et il me résumait ses idées d'artiste en ces quelques lignes.
J'ai eu, moi aussi, ces heures de lourde angoisse, de tristesse jusqu'à la mort, ces heures, disons-le, de révolte. Et voyez maintenant me voici presque calme, habité d'une occupation plus haute. Des natures sevrées des satisfactions ordinaires n'ont que deux ressources: l'art et Dieu –peut-être le premier n'est-il moyen pour mener, sans déchirement, notre faiblesse à Celui qui nous veut tout pour Lui. Est-ce de l'orgueil, ce sentiment d'être choisi, gardé pour une œuvre cachée et façonné en vue d'elle seule? Cela me semble si évident ces jours-ci! Je crois que votre souffrance est une période de conception et je me réjouis de la sentir douloureuse en pensant que l’œuvre naîtra d'autant plus belle. Acceptez ces jours et la meurtrissure dont ils marquent votre cœur et la royale solitude dont ils vous donnent conscience. Songez que seul l’acccablement qu'ils vous apportent vous pouvait révéler à vous-même et qu'il nous faut toucher, sur nos tristes corps toutes les plaies pour que chacun, à nous en entendre parler, reconnaisse la sienne et croie au baume que nous apportons pour les guérir. Songe dans quelle nuit vous m'avez trouvé et laissez-moi croire qu’à l'horreur que j'en garde et que je crierai, d'autres, peut-être, prendront conscience de son épouvante et chercheront, comme je l'ai cherchée, l'apaisante lumière. Je n'écris plus, la citerne est tarie. Vous avez eu la dernière amphore (il s'agissait de la Maison pauvre). L'œuvre est close. Elle m’emplit encore et me soulève, mais déjà je la sens moins proche et je sais qu’elle va de plus en plus s'éloigner. Dieu veuille alors me rassasier de sa présence et m'inspirer une nouvelle flamme. C'est en cela désormais que je vois le “nécessaire” ce “nécessaire” dont vous éprouvez si tristement l'absence. Je ne songe plus à le demander, comme je l'ai tant fait, aux inclinations passagères et je ne crois pas que vous deviez non plus l'attendre d'elles. Ayons le courage de renoncer, pour toute la vie, à ce que nous savons ne plus pouvoir accepter. Il n'est que temps de nous orner de ce dernier mérite, de ce volontaire sacrifice. Nous sommes plus hauts à présent”.
Mais s'il pensait, d'abord, aux âmes, jamais son ambition d'artiste ne fléchit. André La fon demeura jusqu'à la fin un pur “esthète” dans toute la force de ce beau terme décrié. En dépit des critiques et de certains dédains il gardait une confiance, une assurance, une certitude mystique de ce qu'il portait dans son cœur et qu'un jour il en arracherait. Pour ceux qui furent initiés aux secrets de ce cœur admirable, le moindre étonnement n'était point de voir, uni à tant d'humilité cet espoir de triomphe: “...Vous voyez: douleurs et douleurs. Ah! qu'elles nous sacrent, au moins et fassent notre voix plus profonde et que notre angoisse se communique par nos seuls accents. J’en voudrais trouver qui fissent pâlir les hommes puisque je sens que le motif en est en moi...”
Mais cela même lui manquait souvent: son œuvre ne l'aidait plus à vivre, ne le défendait plus contre la misère quotidienne. Il me parla, dans une lettre de “ces instants douloureux où l’on entrevoit qu'écrire des vers, faire un livre, n'est peut-être pas le seul but possible, tout ce qu’il y a de noble, ici-bas...” Alors il se réfugiait dans ses amitiés: “Votre précieuse amitié m'est quand je la retrouve, comme une claire fenêtre après le long couloir de ma solitude; vous comprendrez que je m'y sois accoudé avec complaisance, –avec complaisance aussi je pense à vous dans cette chambre où nul ami ne vient me voir et qui n'est peuplée que de fantômes.” Il nous aimait d'une amitié qui redoutait d'être importune. Il vivait longtemps du souvenir d'une seule soirée au milieu de nous. Mais ce silencieux se troublait de telle parole inconsidérée: il avait horreur de la raillerie et ne se pardonnait point ce qu'il avait pu dire de cruel contre un absent. C'est ainsi qu'il s'excusait un jour de m'avoir parlé sans charité d'un ami de ses premières années: “Oubliez, ...et si une volonté plus haute voulut nous unir jusques dans ces pauvres souvenirs, qu'elle écarte de notre amitié la vengeance du divin silence que j'ai blessé...”
Cette délicatesse de conscience, presque farouche, l'éloignait un peu de nous. Ses amis se sentaient l'objet d'un suprême renoncement; il n'osait plus nous aimer que de loin. Ainsi m'écrivait-il du collège Ste Croix, à Neuilly: “Pour peu qu'il m'ait retiré de Paris, il me semble que le Seigneur me rapproche beaucoup de Lui et que désormais Il me demande le peu que je donnais à mes amis. C'est du moins en leur faveur que j'offrirai ce sacrifice. Puisse-t-il nous en venir quelque grâce... Cette année, je le sens bien, ouvre une période où ce qui me restait de joies extérieures va encore m'être diminué. S'il se pouvait que vous eussiez parfois le désir de ma compagnie, ouvrez mes livres...” Je regardais cette âme s'enfoncer dans la Perfection, comme un frère voit se refermer le cloître sur une sœur bien-aimée. Dans ces dernières années, il brûlait, si j'ose dire, les étapes du Calvaire –il était comme brutalisé par la grâce, non point doucement détaché, mais arraché aux affections humaines. Et déjà la pensée de la mort lui demeurait présente et il m'en parlait souvent avec une étrange passion: “c'est elle, la mort, qui m'a fait une nouvelle âme, elle, la grande éducatrice qui élève les cœurs en les penchant vers leur fin. Je lui sais gré d'avoir touché le mien qui l'oubliait –qui savait, mais sans le croire, qu'elle dût venir un jour– et qui connaît maintenant combien peu de cela qui nous prit le plus, tient devant elle –et la terreur et le poids, lorsque elle vient, de notre vie passée– et comme on le redoute alors le sourire de ce Christ “qui accepte”[1] et par lequel peut-être on fut plus lâche...”
Il restait à ce prédestiné d'accomplir le renoncement dernier, devant lequel un jeune cœur d'abord frémit avant qu'il s'y soumette. Comme cette Madeleine de Bellini dont André m'écrivait: “j'ai trouvé là le visage même de mon âme...”, mon ami m'apparaît les mains en croix sur sa poitrine où nulle tête aimée ne reposera plus. Il m'exprima son adieu au bonheur humain par l'amour dans ces mots d'une aspiration pleine de larmes: “Non, ce n'est pas le bonheur que je demande à Dieu –ou plutôt si: mais le bonheur en Lui, par Lui, c'est-à-dire sa présence au sein de toute peine et de toute joie. Qu'Il me montre enfin la voie: je la suivrai, dût-elle être trop étroite pour y marcher à deux –mais qu'elle monte vers Lui!”
Dieu ne voulut pas que trop longue fut la route qui élevait jusqu'à lui le douloureux poète. Son œuvre entière: poèmes et proses, révèle une extraordinaire aptitude à souffrir. Son rêve seul l'aidait à traverser les jours. De sa puissance de se taire, de sa taciturnité, il se créait une arme contre la vie. Il accumulait autour d'un cœur trop sensible les nuages d'un songe éternel. L'effacement d'une âme n'est souvent que son parti-pris de n'être pas vue pour n'être pas blessée. Une sorte de mimétisme spirituel obligeait André à s'effacer, à se confondre. Il demeurait toujours à l'arrière-plan du tableau, loin de la lampe: il peuplait l'ombre. Mais son silence vivait, sa présence muette nous était un don, une bénédiction. Il nous suffisait qu'il fût là.
“J'ai l'âme d'un frère convers...” m'écrivait-il. Peut-être, et pourtant un insatiable instinct de paternité explique seul qu'il ait donné aux enfants des autres le meilleur de sa vie. André possédait le sens de la liturgie familiale: l'acte de rompre le pain, à ouvrir un fruit mangé d'abeilles, chez lui se faisait auguste. Aux causeries autour de la table servie, à la montée silencieuse vers les chambres, à chaque geste domestique il conférait un caractère solennel. Nous nous souvenons de son culte pour les servantes, sœurs humbles et pauvres de son âme. Lorsqu'il s'asseyait au repas du soir, devant le seuil, à l'heure exacte où un coteau en promontoire sur la plaine défendait nos front de la lumière horizontale, son attitude souvent me rappelait l'un des deux disciples qui virent le Seigneur sur la route d'Emmaüs. Il semblait toujours qu'André Le reconnût à la fraction du pain. –Les dures conditions de son existence, peut-être moins que l'incertitude touchant sa vocation et cette obscure science qu'il avait de son destin le détournèrent d'établir un foyer “la seule chose qui lui parût désirable ici-bas...” m'écrivait-il. La guerre le délivra, hélas, de ses perplexités. J'ai donné ailleurs[2] d'admirables extraits de ses dernières lettres de soldat. Toute misère se transformait au reflet de cette âme: d'une marche nocturne, il m'écrivait: “j’ai revu toutes les étoiles à la fois par une belle nuit sur les routes...” Inconnu, n'étant rien qu'un numéro matricule sur un lit d'hôpital militaire, il glissa sans secousse, sans surprise dans la mort. Il passa d'un songe éternel à l'éternelle réalité –depuis longtemps détaché, emporté par un flot de grâce vers le Royaume; si accoutumé à la contemplation du monde invisible, qu'il dut à peine sentir le passage, la brisure; –voyageur, qui imagina avec tant d'amour le pays dont le vaisseau approche, que dans l'aube, il croit reconnaître cette splendeur inconnue du port où il fait escale pour l'éternité.
Sur la terrasse où je lui dis adieu, –malgré les grillons, les bruits d'ailes, les cloches perdues, le silence de la plaine n'est plus que le silence éternel de sa seule voix. S'il est vrai que comme les années, les paysages nous échappent, acceptons de mourir à ces apparences dont nos morts ont emporté avec eux la douceur. Devant la plaine splendide, je ne retrouve rien de ce qui nous faisait chanter, mon ami et moi. La Création se décolore que nous aimâmes au fond des yeux qui ne la reflèteront plus: et parce que nous n'avons pas voulu mourir au monde, c'est le monde que nos amis morts assombrissent pour nous à jamais: Heureuses ténèbres, si elles recouvrent tout ce qui cachait Dieu à nos cœurs.

Notes

  1. Allusion à l’esquisse du Christ de Léonard de Vinci qui est à Milan.
  2. Un d'eux: André Lafon. Revue hebdomadaire, Juillet 1916.

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François MAURIAC, “La Correspondance d’André Lafon,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/631.

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