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Le Témoignage d’Henri Ghéon

Référence : MEL_0638
Date : 10/10/1919

Éditeur : Revue des jeunes
Source : 9e année, n°19, p.54-60
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Portrait
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Le Témoignage d’Henri Ghéon

Le miracle d'une conversion, souvent celui-là seul qui en eut le bénéfice en possède aussi la certitude sans qu'il sache la communiquer à personne. De ce que la Grâce accomplit en lui, il demeure le témoin unique; nous devons le croire sur parole. Mais parfois des signes manifestent, même à des yeux indifférents, la victoire de Dieu sur un homme. Alors le salut de l'âme illuminée et pénitente n'apparaît plus seul en jeu; à travers elle d'autres sont visés. Tel est le caractère du témoignage d'Henri Ghéon[1]. Le drame de son retour à l'Eglise catholique comporte d'autres protagonistes que Dieu et lui; un vivant, André Gide, un défunt, Pierre Dupouey y participent. Le premier, ses écrits l'ont rendu fameux assez pour qu'on juge inutile que j'indique ici qu'il n'est nullement réconcilié; –l'autre, lieutenant de vaisseau, ne fut pas toujours ce saint de qui l'intercession obtint pour Henri Ghéon la lumière.
Lorsque, en 1903, il s'adressait à André Gide, le jeune marin prétendait apprendre de lui cette science que “l'immoraliste” détient de servir deux maîtres et même des maîtres innombrables, de mordre à beaucoup de fruits, d'exiger enfin des “nourritures terrestres” une infinie satisfaction. Mais déjà le disciple écrivait à l'initiateur: “l’arrière-goût n'est pas fameux...”[2]. Désirs déçus et renaissants, soifs irritées, pourquoi en demanderait-il compte à ce Gide chez qui l'immoralisme apparaît comme une perversion du goût de l'infini? Ce n'est pas ici le lieu de se demander si la naissance d'André Gide chez les protestants ne l'incita pas à réagir contre leur morale glacée qui, à mesure que le Calvinisme perd son caractère religieux, s'impose peu à peu à ses adeptes, démunie de tout élément surnaturel. Ne fût-il pas de ces cœurs anxieux qui plus que d'autres souffrent de leur solitude en face d'un inaccessible Dieu auquel ils doivent croire sans qu’aucune œuvre les justifie, –seuls juges de la route qui mène de leur misère à sa toute-puissance? Hors l'Eglise catholique, qu'il est difficile à certaines âmes de savoir le don de Dieu! Gide, c'est, de sensation en sensation, le huguenot errant.
Au vrai, ce maître dangereux ne fut pas pour Dupouey un mauvais maître. Après avoir accru en lui le sentiment d'un vide que seule la présence eucharistique pourra combler, Gide a l'inspiration d'initier le jeune marin à l'œuvre de Claudel –la mieux faite pour introduire un tel esprit dans l'Eglise. En 1911, Pierre Dupouey rencontre la femme par qui toute grâce lui sera accordée. Il semble qu'alors sa correspondance avec Gide se ralentisse.
Gide possédait en Ghéon un camarade d'une autre sorte, –incrédule sans doute mais encore cynique: Ghéon avoue que pour justifier ses erreurs il aurait refait le monde à son image. L'art est sa religion unique de qui il espère cette illusoire immortalité: vivre dans la mémoire des hommes. Ghéon lui doit une joie surabondante qu'aucune inquiétude métaphysique ne trouble. Dupouey et Ghéon ne se connaissaient pas: il arrive ainsi que nous possédions deux amis très chers qui demeurent étrangers l'un à l'autre, soit que le hasard jamais ne les ait réunis chez nous, soit que, plus ou moins consciemment, nous ayons empêché cette rencontre; des raisons trop diverses nous attachent à deux êtres pour que l'amitié qu'ils nous inspirent soit un motif suffisant à leur mutuelle sympathie, –et même croirions-nous cette sympathie possible, un secret égoïsme nous porte souvent à ne pas confondre en une seule les deux joies qui nous viennent séparément de leur commerce. Mais ici le hasard ni Gide ne sont pour rien dans cette ignorance réciproque où vivent Dupouey et Ghéon; il fallait, de toute éternité, qu'ils ne se connussent qu'au bord de l'Yser, un jour de bataille.
En février 1915, Ghéon, aide-major, était au moment de rallier le front, lorsque à son insu se manifeste le premier signe d'une volonté particulière de Dieu sur sa destinée; il fallait à la Grâce un témoin non suspect de complaisance et c'est Gide qui parle: écoutons son témoignage:
“... Peu de jour avant son départ[3], je fis un rêve étrange, “dont je ne lui parlai que longtemps ensuite, mais qui, bien que je me défende de croire aux rêves, me laissa profondément bouleversé. Je me promenais avec Ghéon, comme nous avions fait si souvent ensemble en Algérie, en Italie et tout récemment encore en Asie-Mineure et en Grèce, où nous avions senti la guerre se préparer... Cette fois-ci je ne sais trop où nous étions. Le soir tombait dans une vallée mystérieuse, pleine d'ombrages et de chants d'oiseaux. Nous ne marchions pas précisément, nous glissions sur un merveilleux tapis de vapeurs. La vallée devenait plus étroite; le soir plus doux et les chants d'oiseaux si suaves que je me sentais le cœur défaillir. Et tout à coup, comme cette suavité se faisait presque intolérable, voici que mon compagnon s'arrêta, me toucha le bras, dit : “Pas plus avant!” et sa voix était solennelle. “Pas plus avant, car désormais entre nous deux il y a ceci.” Il ne fit aucun geste, mais mon regard abaissé découvrit aussitôt un énorme rosaire qui pendait à son poignet droit. Mon angoisse fut telle que je m'éveillai tout en larmes, angoisse telle que le réveil ne m'en put délivrer. Certes, je rêvais presque chaque nuit et n'attachais quelque importance que ce soit à mes rêves; tout au plus m'amusaient ils parfois; mais ce rêve-ci dès le début, j'avais senti son insistance; on eût dit qu'il n'était pas fait de l'étoffe des autres rêves; j'étais contraint de le considérer.”

Louons ici la bonne foi de cet incroyant qui ne veut point nous [céler] que ce songe ne ressemble à aucun autre songe; s’il s'efforce ensuite de lui découvrir une motivation rationnelle, c'est par acquit de conscience et comme nous sentons qu'il est peu dupe de ses hypothèses! Il n'ose confesser le miracle mais il est tout près d'y croire et je me souviens de ce qu'écrivait Pascal à Mlle de Roannez: “Que ceux-là voient véritablement les miracles auxquels les miracles profitent: car on ne les voit pas si on n'en profite pas.” Cependant Gide à son insu continue d'agir dans les sens de la Grâce. Lorsque au moment de l'adieu, il conseille à Ghéon de chercher sur le front de Belgique le capitaine Dupouey, cette petite phrase [déclanche] l'action surnaturelle dont l'âme de son ami est l'enjeu.
Sa première entrevue avec Dupouey, en pleine bataille, à Nieuport, le 28 janvier 1915, ne déçoit pas Ghéon. Ils causent, mais sans se risquer à aucun confidence, et Dupouey ne prononce pas un mot qui révèle en lui le chrétien, sauf peut-être lorsqu'il juge Gide décevant de toujours courir après sa propre jeunesse et de n'y vouloir renoncer. Le 31, nouvelle rencontre: le marin reçoit à sa table le poète. Il parle d'une attaque qui vient d'échouer, cite des traits, des mots héroïques, montre à Ghéon la photographie de son fils, en somme, les propos les plus habituels en de telles conjonctures. Mais pour des amis de Gide, les événements prêtaient à des considérations qui aisément se fussent haussées jusqu'à la métaphysique. Il ne le fallait pas. Dans ces trois entrevues, en dépit de la subtilité des interlocuteurs, il importait à Quelqu'un qu'aucun mot ne fût prononcé qui ne parût ordinaire et que rien d'humain, aucune fascination intellectuelle n'expliquât le prodigieux renversement qui en Ghéon se préparait. Le poète pourtant s'étonne d'être dominé par cet homme inconnu, d'être obligé d'en approuver chaque parole; il va jusqu'à se dire “qu'il y a quelque chose de mystérieux ici”. Le 24 février, troisième et suprême rencontre: une auto les amène à Furnes; toujours la même conversation étrangère aux sujets éternels. Pas un instant Ghéon ne se demande si son nouvel ami est chrétien; après qu'il l’a quitté, il ne pense guère à lui ni ne s'inquiète de le revoir.
Or, lorsque le dimanche de Pâques, de ce Dupouey qu'il a vu trois fois, une lettre lui annonce la mort héroïque, Henri Ghéon sent dans son cœur s'ouvrir un abime. Atterré, il cherche la nuit de sa chambre, éclate en sanglots. Un désespoir le possède tel que d'abord il n'a pas conscience de son étrangeté. Voici que comme son ami le plus aimé, il pleure cet inconnu. Depuis que sa mère n'est plus, il n'a pas éprouvé tant d'amertume. Et ceci se passe au milieu d'une tuerie où la mort est si quotidienne que celle d'un camarade interrompt à peine les parties de cartes, les rires. Sa douleur éclate plus étonnante dans la stoïque ou chrétienne indifférence de ceux que la guerre jette au bord de l'éternité, à laquelle, pour eux et pour leurs frères, d'avance ils se résignent. L'extraordinaire disproportion entre ses sentiments à l'égard du mort et ceux que lui inspirait le vivant, il la constate sans chercher plus avant jusqu'à ce que, par les confidences de l'aumônier, tout s'éclaire aux yeux du désespéré: le capitaine Dominique-Pierre Dupouey était un saint, et de cette sainteté, il nous est loisible de connaître l'accent dans “les lettres à sa femme” publiées au Correspondant du 10 juin 1919: “O faisceau de clartés! s'écrie Ghéon, il n'y a plus là-devant d'esprit fort. L'enthousiasme rompt ses digues. Un feu divin ruisselle...”
Désormais, ce sera entre ce cœur et la Grâce une lutte courte où l'intercesseur agit avec une force souveraine: tout ce que le vivant a tu, il va le dire maintenant qu'il n'est plus là. Il fallait que sur la terre, il n'ait donné à Ghéon que des paroles médiocres, pour que le poète enfin désabusé comprît qu'au-delà des apparences dont il s'enchanta, une réalité infinie existe et agit. Convaincu, mais encore hésitant devant les dernières démarches, Ghéon reçoit de Gide cette inattendue mise en demeure: “Au point où tu en es, tu me parais impardonnable de ne pas encore t'être mis en règle...” L'auteur de l’Immoraliste, agent de la Grâce ici en exprime les exigences et c'est cette parole d'un protestant qui, le jour de Noël, fait s'agenouiller à la Sainte Table le poète pénitent.
Ne serait-il pas indécent, après un tel récit, de donner au livre de Ghéon une louange littéraire? L'atmosphère du front qu'on y respire lui assigne une place éminente dans la littérature de guerre, mais il est beau surtout par cette passion magnifique de rendre témoignage: “Les œuvres que je fais au nom de mon Père portent témoignage de moi”[4], dit le Seigneur.

Notes

  1. Henri Ghéon. Témoignage d’un converti. (Ed. de la Nouvelle Revue Française.)
  2. Lieutenant de vaisseau Pierre Dupouey, par André Gide (le Correspondant du 10 juin 1919.)
  3. Le Correspondant du 10 juin 1919.
  4. Joan, v, 36.

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François MAURIAC, “Le Témoignage d’Henri Ghéon,” Mauriac en ligne, consulté le 23 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/638.

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  1. BnF_Revue des Jeunes_1919_10_10.pdf