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La Caravelle, par Roger Reigner
—La Mer fabuleuse, par Henry Charpentier
—Frimousses, par Alfred Marchard

Référence : MEL_0641
Date : 02/08/1909

Éditeur : Revue du temps présent
Source : 3e année, t.2, n°2, p.116-120
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Note de lecture
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La Caravelle, par Roger Reigner
—La Mer fabuleuse, par Henry Charpentier
—Frimousses, par Alfred Marchard

On retrouve dans la Caravelle[1] cette délicatesse un peu fade et précieuse des élégies d'Albert Samain. –Il apparaît que M. R. Reignier se souvient du “Jardin de l'infante” quand il écrit:

Dans l’ombre quelque part une nef doit mourir.

Cela ne lui rappelle-t-il pas le vers de Samain:

Quelque part, une enfant très douce doit mourir?

Il se peut d'ailleurs que ce soit une coïncidence, et que M. Reigner écrive:

Je souris à l'écho des voix qui se sont tues,

sans connaître le vers de Paul Verlaine:

L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

Je ne fais pas là un bien grave reproche à l'auteur de la Caravelle. Il n'y a guère que les poètes qui lisent les poètes et il faut bien se résigner à subir l'influence de ceux qu'on aime.
Mais je regrette que la Caravelle contienne trop de poèmes délicats abimés par des expressions usées, que l'auteur semble avoir décrochées au hasard dans le magasin des accessoires. On retrouve comme de vieilles connaissances “le ciel d'opale”, “le linceul de givre”, “la nuit brune” et le “vallon diapré”.
Il est certain que M. R. Reigner fait souvent un visible effort pour donner à sa pensée une forme originale. Il y réussit quelquefois, mais n'évite pas les mots impropres. Il dira d'une infante qu'elle

souille de son printemps les vieilles galeries.

Il n'hésite pas à écrire:

L'horizon est rouge
Du meurtre d'une enfant par l'automne effeuillée (?)

L'auteur de la Caravelle voit dans les yeux de celle qu'il aime de “somptueux berceaux” –cela est déjà déconcertant. Mais l'usage qu'il veut faire de ces berceaux me trouble surtout:

Je veux y déposer les fœtus des poèmes
Qui frémissent encore au fond de mon cerveau.

Malgré cela il y a dans la Caravelle des vers touchants: ceux qui disent la plainte éternelle du poète isolé, l'absence de celle qui devait venir et n'est pas venue. Hélas! pourquoi faut-il qu'au plus bel endroit éclate ce vers étonnant:

Vraiment, elle en prend à son aise, l'attendue!

Si je m'attarde un peu sur ces menues critiques, c'est que je crois M. R. Reigner capable de nous donner, quand il voudra, des vers excellents. Il y en a beaucoup dans la Caravelle. En voici quelques-uns cueillis presque au hasard:

Assieds-toi doucement dans l'or de la croisée,
Prends la position familière des soirs
Et pique sur le deuil de ton tablier noir
Le frêle bouquet blanc de tes deux mains croisées.
.
Par le silence bleu de la chambre endormie
Autour de toi, sens-tu rôder mon souvenir?
Blêmes du même émoi nos âmes vont s'unir
Pour contempler le jour trembler son agonie...

Et d'autres encore:

Le rêve était trop beau que nous avions rêvé
Tu n'étais qu'une femme entre les autres femmes.
Moi, mon Dieu, un enfant qui dorlote son âme
Aux vagues clapotis des lieds inachevés.
.
Quel désir ennemi nous prit de cultiver
Au jardin de nos cœurs cette leurrante envie
D'égrener à nous deux le rosaire de vie...
Nos doigts étaient distraits dès le premier ave!

Henry Charpentier: La Mer fabuleuse[2]. –Je ne saurais trop recommander aux amateurs de rimes riches et singulières les vers de M.H. Charpentier:

L'élan des hauts vaisseaux écrase les sargasses,
L'eau frappe la figure incrustée aux arcasses.

Cela réclame évidemment quelque érudition, et sans doute un dictionnaire de rimes très complet. –Nous sommes si habitués aujourd'hui aux vers assonancés des disciples de Francis Jammes que nous trouvons un charme de nouveauté à ces poèmes somptueux qu'eût goûtés de Hérédia. Mais puisque M.H. Charpentier veut se conformer à l'idéal parnassien, pourquoi n'en accepte-t-il pas toutes les lois? Certaines négligences qui plaisent dans une élégie de Jammes choquent étrangement dans un sonnet “genre Trophées”:

Nous avons retrouvé brisée sur les galets
La proue de ta galère...

De même la plus infime cheville, qui semblerait négligeable ailleurs, est visible dans un poème parnassien où l'auteur est inquiet surtout de donner à sa pensée une forme splendide:

.... avec ses hauts palais et ses cariatides
Et ses jardins en fleurs, et puis la mer aride.

Les poèmes de M.H. Charpentier sont d'une beauté impersonnelle et froide. Il ne sent pas le besoin de nous confier, sur des rythmes divers, ses tristesses, ses joies et ses amours.
En fermant ce petit volume, vous ne saurez rien de celui qui, pour vous, évoqua si magnifiquement la mer fabuleuse,

Et le vol triomphant des trirèmes romaines.

Alfred Machard: Les Frimousses[3]. –Vous rappelez-vous, dans les Pleureuses d’Henry Barbusse, ces douces visions d'ouvrières où s'attarde le poète? Il nous les montre au crépuscule se hâtant vers la maison “le cœur plein d'impossible” et fredonnant un air:

Elle est seule dans la foule
A cause de sa chanson...

D'un art moins subtil, les frimousse[s] que crayonne M. Alfred Machard au hasard de la rue sont douloureusement vivantes et vraies. Sur les minces visages d'écolières et de midinettes, où le passant ne voit qu'un charme voluptueux, le poète sait lire toutes les misères de ces pauvres vies.

Elles ont un regard très doux
Et s'attendent de porte en porte,
Tandis que l'aigre bise emporte
Avec leurs voix grêles leur toux.
Car la misère sur leur front
Met la pâleur des anémies,
Quand tombent les feuilles jaunies
Beaucoup s'en vont, beaucoup s'en vont...

Les petits poèmes de M. Alfred Machard se terminent presque tous sur une vision de mort. C'est la même obsession qui faisait inlassablement répéter à Jules Laborgne:

Oh! soigne-toi, je t'en conjure,
Oh! je ne veux plus entendre cette toux...

Notre poète est même tenté parfois de faire la vie plus méchante qu'elle n'est. Après avoir évoqué les gamins des rues, pieds nus, déguenillés, le regard mauvais, il conclut aussi:

Et dans les faubourgs révoltés
Par les soirs tragiques d'émeute
On les voit en bande, exaltés,
Humant le sang comme une meute
.
Voilà pourquoi, les lendemains,
Tout le long des ruisseaux putrides,
On ramasse tant de gamins
Bras en croix, fronts troués, livides.

Cela n'arrive pas tous les jours, mais c'est peut-être une vision prophétique, et je voudrais mettre en épigraphe au-dessus de ces tristes vers la dernière phrase du “Jean Servien” d'Anatole France: “il avait à la tempe un petit trou à peine visible; du sang et de la boue souillaient ses beaux cheveux qu'une mère avait baisés avec tant d'amour.”
M.A Machard ne chante pas d'ailleurs que les gamins, les écolières et les apprenties. Il s'attendrit sur les orphelines qui traversent le Square et nous livre en vers ténus le mystère de ces humbles destinées. Certaines mélancolies, auxquelles nul avant lui ne songea, lui inspire des poèmes d'une émotion profonde et discrète. Il n'oublie même pas la petite pensionnaire qui ne sort jamais, et qui, le temps des vacances, rêve seule dans le couvent désert:

Seule au couvent silencieux
Une pauvre gamine reste
Et son ennui se manifeste
Par le trouble de ses grands yeux.
Dans l'ombre et dans le recueillement
Du jardin désert qui s'étonne
D'être si calme et monotone
.
Elle se distrait simplement...
Mais les jours gris et pluvieux
On l'enferme dans une classe.
Aussi le soir, quand elle est lasse
De relire un livre pieux:
Elle écoute gémir le vent
Dans les arbres mélancoliques
Et pleurer de lentes musiques
Dans les corridors du couvent...

Deux ou trois morceaux “genre Coppée” m’ont semblé moins personnels que les autres, encore qu'il soient très “réussis” (la Marchande de salades, Dans les rues) . Je reprocherai surtout à M. Alfred Machard de ne nous donner qu'une si mince plaquette. Elle prouve du moins que “les Humbles” vont retrouver en lui le poète que l'an dernier ils ont perdu. Mais si j'en crois M. Vincent Muselli, dans le joli poème où il nous présente l'auteur des frimousses, le nouvel an des pauvres gens ne leur dira pas comme l'ancien le charme consolant du christianisme:

Jeune révolté, toi qui penche
Sur ton cou maigre un front pensant
Il te suivra dans ta revanche
Lorsque, les mains pleines de sang
Fille de l'aurore et du bouge,
La Sainte Révolution
Promènera le drapeau rouge
De Barbès à la Nation!

Notes

  1. Un vol. Bibliothèque générale d’édition.
  2. Un vol. chez Messein et Vanier.
  3. Un vol. chez Falque.

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François MAURIAC, “La Caravelle, par Roger Reigner
—La Mer fabuleuse, par Henry Charpentier
—Frimousses, par Alfred Marchard,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/641.

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  1. BnF_Revue du Tps présent_1909_08_02.pdf