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Notes sur Henri de Régnier, prosateur

Référence : MEL_0645
Date : 02/03/1910

Éditeur : Revue du temps présent
Source : 4e année, t.1, n°3, p.176-182
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Portrait
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Notes sur Henri de Régnier, prosateur

Je discerne en M. Henri de Régnier un “honnête homme”, selon l’ancienne formule, et que dégoûte le monde brutal et sans grâce où il vint trop tard; mais il est de force à s'en pouvoir évader quand il lui plaît. Son imagination enfante une société aimable et polie qui vit tantôt sous le règne du grand roi et tantôt sous celui du Bien-Aimé –mais où l'on parle et l’on aime toujours de la manière qui convient à l'époque choisie.
Aimables héros! Et comme ils sont vivants et divertissants! Ne semble-t-il pas que M. Henri de Régnier porte toujours perruque et qu’il ne voyage qu’en carrosse? Peut-il à ce point oublier “la laideur immense et régulière” des villes modernes, et évoquer si exactement, selon notre vœu et le sien, la noble perspective des jardins français dessinés à souhait pour le plaisir des yeux...?
Si les personnages dont il joue habilement ont une si grande réalité, c'est d'abord qu'il se sert avec un art inimitable de la meilleure langue classique. Et prenez garde que ce n'est pas un mince talent: le français de Fénelon par exemple est aussi différents de celui de Marcel Prévost (cet autre éducateur de filles!) que des divers idiomes enseignés chez Berlitz; encore ceux-ci ont-ils l'avantage de pouvoir être appris en tant de jours, d'après une méthode infaillible; on n'en saurait dire autant de cette pure langue où excelle M. Henri de Régnier. D'autres ont essayé de la parler qui ne nous en ont donné que le pastiche: voyez M. Abel Hermant. Il n'est pas douteux qu'il a écrit son Courpières après avoir lu soigneusement Labruyère et Saint-Simon. “La Discorde” est un autre livre de cet auteur, où l'effort se trahit de parler la langue du grand siècle. Evidemment on ne saurait dire qu'il échoue dans son entreprise, et c'est un bon travail d'ancien normalien qui a fait de solides humanités. Chez M. Henri de Régnier, au contraire, nulle trace d'effort ou d'application: tous ses personnages parlent naturellement le langage de leur époque et n'en connaissent point d'autre.
La supercherie se devine cependant, juste assez pour qu'on la puisse mieux goûter: M. Henri de Régnier sait rendre la joie que lui causent les formes et les couleurs, comme on ne sut le faire jamais à l'époque où toutes les femmes avaient les yeux “les plus beaux du monde” et la gorge “comme on peut la souhaiter”.
Je m'amusai fort ces jours-ci, en relisant les mémoires de Grammont, de la façon dont Mlle de Saint-Germain y est peinte. “Mademoiselle de Saint-Germain dans le premier printemps de son âge, avait les yeux petits mais fort brillants et fort éveillés: ils étoient noirs comme ses cheveux. Elle avoit le teint vif et frais, quoiqu'il ne fut pas éclatant de blancheur, elle avoit la bouche agréable, les dents belles, la gorge comme on la demande, et la plus aimable taille du monde. Elle avoit le bras bien formé, une beauté singulière dans le coude, qui ne lui servoit pas de grand chose; ses mains étoient passablement grandes... ses pieds n'étoient pas des plus petits, mais ils étoient bien tournés, etc.”
M. Henri de Hégnier ne consent pas à décrire ainsi. Il ne se résigne pas à être un gentilhomme du XVIIe siècle au point de ne savoir user que des termes les plus généraux. Sa phrase au contraire évoque tout ce qu'il voit avec une émouvante précision, elle dessine les contours des corps et les colore merveilleusement. Il voit les scènes d'un autre âge avec les yeux d'un homme “pour qui le monde extérieur existe”. Il note avec minutie des sensations ténues et d'un réalisme plus exquis, semble-t-il, sous cette forme pompeuse et quelquefois maniérée. –Il nous donne tout vifs, tels détails d’une scène que Labruyère et Saint-Simon eussent évidemment dédaignés.
Ainsi dans les Amants singuliers, lorsqu'on rapporte le cadavre de ce pauvre M. de la Thomassière, si misérablement assassiné au cours d'une entrevue galante, l'auteur nous fait voir, au milieu du va-et-vient affolé des servantes et des curieux, l'en-cas qui dans la salle à manger attendait M. de la Thomassière, cependant qu'il se faisait tuer: “Entre deux candélabres, on voyait des viandes et des pâtisseries. L'argenterie brillait sur du beau linge. Une corbeille de fruits s'arrondissait au milieu. C'était plaisir naguère de regarder M. de la Thomassière mordre une pêche mûre ou une poire juteuse, ou égrener un raisin –quoiqu'à la grappe il préférât la bouteille– et de l'en voir presser la panse poudreuse de cette même main grasse dont les doigts frôlaient au passage le pan de la nappe.”
Ai-je besoin d'ajouter que M. Henri de Régnier est encore bien de son siècle par la façon dont il comprend la nature? –“Au XVIle siècle la passion de la nature sommeille encore, dit Jules Lemaître. Toujours on nous cite les trois phrases de Madame de Sévigné sur le rossignol, la fenaison, et les feuillages d'automne, quelques vers de Lafontaine et l'allée de tilleuls de Madame de Lafayette, c'est peu.”
Sans doute serait-il plus exact de dire que ceux qui aimaient la nature, ne savaient pas exprimer ce goût. Ils ne pouvaient user que d'un langage abstrait, fait pour traduire des sentiments. Les mots qui désignent les objets étaient considérés souvent comme des termes bas. Il apparaît donc que c'était beaucoup moins le sentiment de la nature qui manquait aux gens du XVIle siècle que les moyens de l'exprimer.
Or M. Henri de Régnier nous dit l'âme d'un paysage, avec cet art infini que le grand siècle ignore. Mais dans ces descriptions même, il demeure classique en quelque façon –car il ne se plaît guère qu'à peindre la nature disciplinée.
Il ne songe pas à nous dire le charme de la simple campagne et j'incline à croire qu'il n'y voit que “d'effroyables solitudes”, comme on disait jadis. Dois-je citer les étonnantes évocations de jardins que l'on trouve à chaque page de la Canne de jaspe, ce chef-d'œuvre? M. Henri de Régnier se crée d'incomparables décors. Il dispose les parterres et les jets d'eau, les vasques et les [buits] taillés –les solennelles façades. Son imagination lui permet de vivre dans une merveilleuse cité des eaux, au milieu de solitudes ordonnées et pompeuses jusqu'où n'arrivent pas les bruits vulgaires de la vie– ni les plaintes humaines.
Mais il est des gens qui lisant un conte de M. Henri de Régnier ne peuvent s'abandonner à ce plaisir délicat. Ils sont troublés de ce qu'ils y devinent un sens mystérieux qui leur échappe: ils avancent à travers le récit comme à travers un champ semé de pièges. Cela les humilie d'être semblables à de petits enfants –et de s'arrêter aux apparences. Il faut avouer que le symbolisme n'a guère séduit le “grand public”; il en parle toujours ainsi que d'une audacieuse et mystérieuse doctrine.
On voit même que les écrivains de cette école en ont gardé une éternelle jeunesse –et tel poète âgé de cinquante ans doit à son titre de symboliste, d'être considéré comme un jeune auteur, de qui les gens graves s'entretiennent avec une indulgente ironie.
Il me semble pourtant que les gens du monde peuvent trouver quelque plaisir à la lecture de la Canne de jaspe, si du moins ils veulent bien méditer le conseil que leur donne M. Henry de Régnier dans une préface admirable:
Un roman ou un conte peut n’être qu'une fiction agréable. S'il présente un sens inattendu au delà de ce qu'il semble signifier, il faut jouir de ce surcroît à demi intentionnel sans y exiger trop de suite et en le considérant comme né fortuitement des concordances mystérieuses qu'il y a, malgré tout, entre toutes choses.”
Il ne s'agit pas, en effet, de rapports singuliers qui n'existent que pour le poète, et que seuls peuvent comprendre les lecteurs dont la sensibilité est en harmonie avec la sienne. Henri de Régnier s'applique, au contraire, à suggérer le sens caché de ces petits récits. –Quand il évoque les palais mystérieux où il y a “d'étranges fleurs sur des étagères”, où dort l'eau des gemmes et des miroirs, c'est pour qu'une idée jaillisse, mal dégagée encore de ces somptueuses images –et plus vivante à cause de cela.
Il faut, par certaines journées d'hiver, où un immense réseau de pluie nous isole du monde extérieur, demeurer seuls dans une chambre, et lire la Canne de jaspe. L'âme est transportée dans un monde inouï –le plus merveilleux sans doute qu'ait jamais conçu l'imagination humaine. Elle peut se pencher sur les âmes qui y sont évoquées, et reconnaître son propre visage. –Ne fut-elle jamais cette dame aux sept miroirs qui s'isole avec ses rêves dans une solitude pompeuse –et qu'un jour ses rêves tuent? Elle avait vu les nymphes jouer autour des bassins et dans le silence du soir, entendu le galop des centaures. Les faunes et les sylvains s'étaient enfuis à son approche; elle avait observé sur le sable mouillé la fine empreinte de leurs sabots. Mais un soir de tempête, comme elle était seule et nue dans le salon aux sept miroirs, “la strideur d'une griffe raya le verre d'une des hautes fenêtres..... aux vitres, attirés par la lumière ou chassés par la tempête, je vis collés des visages et des mufles. Les nymphes appliquaient au cristal leurs lèvres humides, leurs mains mouillées et leurs chevelures ruisselantes..... les satyres y écrasaient avec frénésie leurs faces camuses..... Tout à coup, les fenêtres craquèrent sous la monstrueuse poussée; cornes et sabots firent voler les vitres en éclats, une fauve odeur envahit violemment la salle et entra avec le vent et la pluie, et je vis, au crépitement du lustre à demi-éteint, la tourbe apparue, faunes, satyres et centaures se ruer sur les miroirs pour y éteindre, chacun, l'illusion de ma beauté, et dans un fracas de glaces effondrées et sanglantes, les mains étendues pour exorciser l'horreur de ce songe terrifiant, je tombai à la renverse sur le parquet.”
Est-ce, comme je le disais, l'image d'une âme, victime des visions qu'elle se crée? Est-ce l'éternelle histoire de la femme qu'amuse le désir éveillé des hommes, qui se complaît à troubler leurs songes jusqu'à l'heure où elle est dupe de son propre jeu? –Je ne sais: s'il nous plaît, ce peut être autre chose; mais c'est tout cela, si nous le voulons. Et nous sommes assurés de ne nous pas tromper, si sans chercher plus loin, nous nous abandonnons à la splendeur incomparable de ces évocations, comme l’auteur lui-même, nous en donne le conseil hautain: “Il y a là des épées et des miroirs, des bijoux, des robes, des coupes en cristal et des lampes, avec, parfois, au dehors, le murmure de la mer ou le souffle des forêts. Écoute aussi chanter les fontaines. Elles sont intermittentes ou continues; les jardins qu'elles animent sont symétriques. La statue y est de marbre ou du bronze, l'if taillé. L'amère odeur du buis y parfume le silence, la rose y fleurit au cyprès. L'amour et la mort s'y baisent à la bouche. Les eaux y reflètent les ombrages. Fais le tour des bassins. Parcours les labyrinthes, fréquente le bosquet et lis mon livre, page à page, comme si, du bout de ta haute canne de jaspe, promeneur solitaire, tu retournais, sur le sable sec de l'allée, un scarabée, un caillou ou des feuilles mortes.[”]
Mais nous devons quitter ces mystérieux jardins, les bassins de porphyre, les allées régulières ou des hommes et des femmes, en qui nos cœurs se reconnaissent, promènent leurs éternelle rêverie.
M. Henri de Régnier a daigné écrire des romans contemporains et faire évoluer dans ce Paris moderne, les hommes en redingote et les femmes si étrangement habillées, d'aujourd'hui. Il s'occupe de ces petites âmes, en grand seigneur; il les retourne, si j'ose dire, du bout des doigts, et ne se met pas en frais de psychologie; il nous les fait voir, telles qu'elles sont en réalité: simples –et mêmes frustes. Une des prétentions les plus comiques des gens du monde est de se croire compliqués. J'ai toujours trouvé extrêmement amusant, dans une comédie de Maurice Donnay, le mot de la dame au Monsieur: “…….C'est égal, vous me faites l'effet d'un monsieur terriblement compliqué.” –Et le monsieur de répondre, mélancolique et satisfait: “On fait ce qu'on peut; mais nous sommes tous très compliqués; vous aussi, vous l'êtes, et la vie donc, encore plus...”
Comme vous vous trompez, mon pauvre Monsieur! Le génie charmant de Maurice Donnay vous pare d'une sorte d'esprit, que dans la réalité on ne vous voit guère; et ce qui me plaît dans les romans où Henri de Régnier veut bien s'occuper de vous, c'est que vous y apparaissez tel qu'un être d'instinct –heureusement bien élevé, et à qui la bonne éducation tient lieu, à peu près, de tout. Aussi bien n'est-ce pas là où ceux qui voudront écrire votre histoire iront plus tard chercher des documents, mais par exemple, dans ce Mariage de minuit d'Henri de Régnier, dans les livres de Paul Hervieu –et même dans les caricatures où Abel Hermant a pour longtemps fixé votre grimace.
Tout le mérite des romans où Henri de Régnier étudie la société actuelle me semble admirablement exprimé dans ces lignes que Jules Lemaître consacrait à l'œuvre de Paul Rervieu: “Il nous a montré, comme elle est dans son fond, l'existence monstrueuse des hommes et des femmes du monde, qui ne sont que cela, des riches qui ne vivent que pour paraître, pour observer des rites de vanité qu'ils ne comprennent même pas –et pour jouir. Il nous a fait concevoir de secrètes analogies entre cette vie-là et celle que mènent, à l'autre bout de la société, les “joyeux” et les “joyeuses” qui sont des oisifs, eux aussi, mais moins polis, et pressés de nécessités, qui ne leur permettent pas d'être inoffensifs.”
Et puis dans ces romans d'Henri de Régnier –tels que La peur de l'amour, nous nous consolons de la médiocrité des âmes qu'il évoque par la splendeur du cadre où il les fait évoluer. Dans La peur de l'amour, la basse mélancolie de Marcel Renaudier s'élargit à l’infini de toute la mélancolie de Venise.
Relisant ces notes, il m'apparaît que j'ai laissé dans l'ombre des côtés essentiels du talent de M. Henri de Régnier prosateur. Mais son œuvre est un monde, et c'est là mon excuse. Ses contes, ses romans suffiraient à le mettre à sa place: la première. Et quand on songe à l'œuvre que, comme poète, il nous a donnée, il faut bien reconnaître en lui une de nos meilleures gloires. Sans doute en ne mène pas grand tapage autour de son nom..... mais je sais beaucoup de gens qui reprochent toujours à l'Académie de ne l'avoir point élu. Dans les magnifiques jardins où Henri de Régnier s'isole, il a dû oublier ces petites et vaines agitations. Plus tard, bien plus tard, –quand les hommes d'aujourd'hui seront dans l'ombre de la mort– alors que nul écho ne redira plus le cocorico de Chantecler –alors que les noms d'Edmond Rostand et de Jean Aicard n'évoqueront plus rien dans aucune pensée humaine– il y aura toujours des jeunes hommes qui reliront avec ferveur la Canne de jaspe et la Cité des eaux.

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Citer ce document

François MAURIAC, “Notes sur Henri de Régnier, prosateur,” Mauriac en ligne, consulté le 20 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/645.

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