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Mon Homme, à là Renaissance - La Grande Pastorale, au Cirque d'Hiver - Le Carrosse du Saint-Sacrement et le Paquebot Tenacity, au Vieux-Colombier - L'œuvre des Athlètes, au Vieux-Colombier - Athalie, au théâtre Sarah Bernhardt

Référence : MEL_0659
Date : 17/04/1920

Éditeur : Revue hebdomadaire
Source : 29e année, n°16, p.393-398
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris p.8-10, p.54-55 et p.70-72, in Dramaturges, Paris : Librairie de France, 1928.
Type : Chronique dramatique
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Mon Homme, à là Renaissance - La Grande Pastorale, au Cirque d'Hiver - Le Carrosse du Saint-Sacrement et le Paquebot Tenacity, au Vieux-Colombier - L'œuvre des Athlètes, au Vieux-Colombier - Athalie, au théâtre Sarah Bernhardt

L'un des auteurs de Mon Homme, M. Francis Carco, se montra toujours fort curieux des apaches; le séjour préféré de sa muse fut une auberge montmartroise, ce fameux Lapin-Agile. Il nous fit connaître, en ses récits, les mœurs de cette société où le vagabondage est spécial, — monde singulier et certes plus fermé que le plus noble faubourg. Avec de la patience, de l'humilité, beaucoup de gens peuvent aspirer à faire ce qui s'appelle une carrière mondaine; mais tels mystérieux bals-musettes où des messieurs en espadrilles et des dames en cheveux dansent la “java”, les grands-ducs eux-mêmes ne s'y risquent guère. M. Carco est en quelque manière notre ambassadeur auprès de cette pègre que depuis la mort de Jean Lorrain nous risquions de connaître mal.
Un auteur a le droit d'étudier cette espèce d'humanité (plus révélatrice du primitif amour que ne le sont les bêtes sauvages chères à M. de Curel), mais il faut que ce soit en des romans où la plus stricte observation est requise; le théâtre ne convient guère à un tel sujet. Un auteur aussi fin que Carco n'y a pas évité le piège tendu qui était de tout sacrifier au plaisir de dresser un apache romantique plein de force, de vertu, de courage et d'amour, en face d'un homme du monde lâche, hypocrite, voleur et assassin. Le public du cinéma exige qu'un drame se déroule dans le plus beau monde, où des laquais aux mollets superbes viennent annoncer que Mme la duchesse est servie, mais à condition que le duc soit criminel et que le vertueux ouvrier accusé par lui, au dernier tableau, le démasque. M. Carco et M. Picart prêtent au public de la Renaissance les mêmes goûts qu'à celui du Gaumont; en quoi ils se montrent peut-être fort avisés: on a tout dit de ce public d'après guerre, sans réaction et qu'une longue retraite derrière un comptoir d'épicerie et de fallacieuses balances prépara mal à juger des choses de l'esprit. La plus divertissante exactitude dans la mise en scène, la plus arbitraire convention dans la psychologie des personnages, voilà de quoi assurer à Mon Homme une carrière indéfinie. Qu'une princesse sortie du ruisseau y revienne clandestinement la nuit; que dans le tohu-bohu d'un bal-musette elle s'éprenne, d'un Hernani des fortifs, que ce “lion superbe et généreux” pénètre dans l'hôtel de la princesse, la protège contre les entreprises du secrétaire de son mari (le crime en habit noir!) et lui sacrifie sa vie, tout cela sans doute serait supportable, d'autant que les épisodes sont fort plaisants, surtout la tournée des gens du monde au bal-musette et la mésaventure de cette jeune veuve que la curiosité entraîne à suivre la princesse dans ses équipées nocturnes et qui voit un apache de très près, de beaucoup plus près que ne l'eût permis la plus facile morale. Mais un esprit équilibré toujours résistera à ces essais d'embellissement de l'apache: si les brigands de la Calabre, les nihilistes, la bande à Bonnot même prêtaient à quelque romantisme, les héros de M. Carco ont, touchant le rôle de la femme dans la société, une conception trop particulière; il n'est rien de plus vil ni d'aussi lâche, et il faut tout le talent de Carco pour que le plus apathique public souffre cette outrecuidante apologie. J'entends bien que notre auteur admire cette vie de lutte, de ruse et de risque; mais le courage ne nous éblouit pas qu'exige le coup du lapin pratiqué en traîtrise sur des passants désarmés. Carco m'objectera l'intérêt de l'artiste à observer une vie toute d'instinct, cette lutte des mâles, ce goût de la femme pour la servitude; il me dira aussi que les usages des boulevards extérieurs ne sont peut-être pas aussi différents qu'on le pourrait croire de ceux d'un monde plus raffiné, plus policé: le vicomte de Courpières, à qui M. Abel Hermant consacra de terribles pages, peut donner la main au beau Fernand des Batignolles. A propos des personnages d'un roman “mondain” de Paul Hervieu, Jules Lemaître écrivait autrefois: “Hervieu nous a fait concevoir de secrètes analogies entre cette vie-là (la vie du monde) et celle que mènent à l'autre bout de la société les joyeux et les joyeuses des boulevards extérieurs, qui sont des oisifs, eux aussi, mais moins polis et pressés de nécessités quine leur permettent pas d'être inoffensifs...” Il se peut et nous n'y contredirons pas; mais de telles nuances s'accommodent mal du théâtre, de l'inévitable “grossissement” et de la simplification qu'impose la scène.

Passer de Mon Homme à la Grande Pastorale, c'est être transporté de l'enfer au ciel! M. Gémier eut la pieuse pensée de consacrer à chaque province de France un spectacle. Il nous offre, au Cirque d'Hiver, un mystère provençal dont les auteurs, MM. Hellem et d'Estoc, ont collaboré avec les siècles; tous les vieux Noëls, toutes les galéjades y cristallisent autour de l’évangile de la Nativité. Le metteur en scène, M. Baty, a su rendre vivants les “santons” bariolés des crèches de notre enfance. Comme c'est la méthode chez Gémier, le metteur en scène est le personnage le plus important et passe avant l'auteur même, — ce qui était fort déplaisant lorsque ce passe-droit lésait Shakespeare, — mais l'inconvénient est moindre s'il s'agit d'une œuvre presque anonyme. Il exista toujours, aux meilleures époques du théâtre français, des divertissements où plusieurs auteurs mettaient la main et où le spectacle seul importait. Ne demandons à la Grande Pastorale que cette sorte de plaisir que donnent les images d'Épinal animées et ce plaisir n'est pas petit. L'enfer surtout est représenté de telle manière qu'on y voit les damnés rôtir à la broche et sauter dans une marmite; les péchés capitaux en chair et en os nous y sollicitent, — surtout la luxure, à propos de laquelle nous devons loyalement avertir M. Baty qu'elle est mal faite (ou trop bien faite) pour inspirer aux libertins des idées pénitentes.
Est-ce à dire que ce spectacle ne nous donna aucune émotion? Les vieux Noëls sont bien puissants sur nos cœurs et peut-être la joie d'une foule parisienne au Cirque d'Hiver ressemble, plus qu'on ne pourrait croire, à celle qui faisait rire et pleurer en Provence nos dévots aïeux. En dépit de la merveilleuse mise en scène de M. Baty, malgré moi je fermais les yeux pour retrouver, au delà des figurants et du décor, cette nuit de la chambre maternelle, qu'étoilaient les bougies bleues de la crèche... Le bourdon de la cathédrale emplissait la nuit pluvieuse d'une solennelle joie...

Pour évoquer la Provence, il a fallu à MM. Gémier et Baty de coûteuses farandoles, des acrobates, des danseuses, des musiques, un âne apprivoisé, un chien dressé (sachant aboyer à la lune), des lapins et des poules. Avec quatre plantes vertes et un rideau à ramages, M. Copeau, au Vieux-Colmobier, compose l'atmosphère du palais où Mgr le vice-roi du Pérou, à Lima, tourne comme un toton aux mains de la danseuse Périchole. Ce Carrosse du Saint-Sacrement de Prosper Mérimée nous a beaucoup plu et un peu déplu. Cette très classique comédie de caractère fut écrite en 1825 et l'on n'y trouverait pas un mot qui date; juste assez de couleur locale pour que les romantiques aient tiré la pièce à eux; mais elle y est discrète et ne détourne pas le spectateur de s'intéresser aux personnages: Mérimée donne à la couleur locale l'importance que Copeau donne à la mise en scène, il ne la dédaigne pas, mais lui assigne sa place; quelle autre pièce de la même époque pourrait-on représenter, qui, en maints endroits, ne parût ridicule? Comme son ami Beyle, Mérimée est de notre temps; il dépouillait son œuvre des ornements qui sont “la mode” et ne durent pas. Il aimait mieux s'attirer le reproche de sécheresse. Ce par quoi un ouvrage plaît lorsqu'il paraît, c'est presque toujours ce qui le rendra insupportable après un demi-siècle. Le talent.de Mérimée, comme le génie de Stendhal, est de savoir, de prévoir par quels renoncements un ouvrage dure.
Mais, comme Beyle aussi, il hait cruellement la religion et la dernière scène du Carrosse déplaira fort à ceux qui ne peuvent souffrir la vue, sur une scène, de soutanes odieuses ou ridicules. Il n'est à Lima que trois carrosses; le vice-roi donne le sien à la danseuse Périchole pour se faire pardonner d'avoir découvert qu'un soldat et qu'un matador le trompent tour à tour avec sa belle maîtresse. Elle en fait d'ailleurs si mauvais usage que, pour étouffer le scandale, Périchole renonce à son carrosse en faveur de l'évêque: les prêtres qui portent aux mourants le Viatique ne risqueront plus d'arriver trop tard; à ce carrosse, beaucoup devront leur éternelle béatitude: on voit aisément ce que peut être, sur ce sujet, la raillerie de Mérimée. Rien de trop, rien qui choque d'abord, mais c'est pourquoi elle porte. Chez ce futur chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères, et qui sera inspecteur des monuments historiques, puis sénateur de l'Empire, que déjà la haine est prudente! Gomme nous choquent moins la maladroite passion et les boutades de Henri Beyle! La moquerie de Mérimée porte toujours sur la lettre de la religion qu'il dépouille de l'esprit pour la rendre odieuse et ridicule. Ce trop habile homme sait que la lettre tue et déjà Voltaire usait de cet hypocrite procédé: qu'un chapelet bénit guérisse la sciatique du vice-roi ou que le salut éternel d'un grand nombre dépende du carrosse d'une courtisane, il y a bien là de quoi faire rire, mais au moyen de quel mensonge, de quelle falsification! Nul doute que M. Copeau, lorsqu'il choisit une telle pièce, n'écouta que ses goûts de lettré; mais qu'il fasse attention de ne pas blesser plusieurs de ses amis; on m'assure que déjà il suscite, dans le groupe Clarté, de grands espoirs...

Il n'est rien de si périlleux que de mettre à la scène des ouvriers; en de tels sujets, l'auteur, s'il ne sombre pas dans un gros réalisme, risque d'adoniser des prolétaires de convention. Il faut louer M. Charles Vildrac de ce que les deux jeunes typographes du Paquebot Tenacity sont des êtres vivants, surtout celui à qui il prête le plus de délicatesse: un entreprenant camarade le décida à s'expatrier, mais une avarie à la machine du paquebot retarde leur départ et les oblige de demeurer quinze jours dans une auberge; l'un s'y éprendra secrètement de la servante; il est de ces cœurs qui, partout où ils passent, s'attachent et souffrent et en rêve échafaudent une heureuse vie; cependant son camarade séduit la servante et fuit avec elle, délaissant l'ami qu'il avait entraîné; l'abandonné, celui qui d'abord ne voulait pas partir, s'embarquera seul. Je me rappelle, au camp de Châlons, quelques heures avant l'offensive de Champagne en 1915, un chasseur à pied avec qui je causais; c'était un typographe de Lille: “Le pire, dans la tranchée, me disait-il, c'est qu'on y souffre seul...” Le héros de Vildracme rappelait trop vivement ce jeune ouvrier pour que je pusse résister à ce drame. Les faiblesses y sont évidentes et l'étrange idée que de donner à un prolétaire alcoolique l'emploi du raisonneur de la pièce! mais à chaque instant, nous sentons que c'est ici l'œuvre d'un poète, nous reconnaissons l'accent d'un inspiré.

Sur toute autre scène qu'au Vieux Colombier, l'École des athlètes nous aurait divertis; mais chez Copeau, cette comédie est très singulièrement piquante: M. Georges Duhamel invite les jeunes hommes de lettres qui emplissent la salle à rire aux dépens d'un bel esprit de qui tous, peu ou prou, nous sommés frères, et nous avons consenti à rire avec beaucoup de bonne grâce. Duhamel eut raison de se mettre sans vergogne à l'école de Molière: il combine ensemble Trissotin, Tartufe et Vadius, et cette synthèse crée Beloeuf, auteur, directeur de la P. P. (la revue Puissance et Progrès!), enfin chef de l'école des athlètes spirituels. Ce monsieur qui s'introduit chez de paisibles petits bourgeois, trouble leur cervelle, séduit leur fille, sans doute est-il plus odieux que nature, mais non certes plus ridicule. Lui et ses amis nous parurent si vivants que nous ne doutions pas qu'à l'entracte, il faudrait leur serrer la main...
Voilà longtemps que nul n'osait toucher aux beaux esprits. Les encyclopédistes établirent solidement le trône de l'homme de lettres; tous ceux qui font métier d'écrire se sont partagé la puissance de Voltaire, comme les généraux d'Alexandre son empire. Pourtant, il n'est aucune corporation où le ridicule soit plus répandu. Un auteur, qu'il ait ou non du talent, toujours doute de soi et ne se peut rassurer que sur les louanges qu'on lui donne: quel homme de lettres se passerait de sa provende d'encens? De là naît cette grotesque soif d'applaudissement et, pour que coûte que coûte on parle de lui, cette recherche de la singularité. J'imagine une autre pièce que Duhamel devrait avoir le courage d'écrire et qui s'appellerait les Précieux ridicules.
Chez le paisible pharmacien où Beloeuf s'introduit, les femmes d'abord cèdent à son prestige, puis les parents; seuls lui résistent un jeune garçon et un vieil employé qui comprennent que ce poète a banni de la maison la poésie; au dernier acte, après les plus folles farces, ils s'embarquent pour la Patagonie où nul Belceuf ne sévit. Les acteurs sont incomparables: ils créent des personnages à la fois falots et réels, chimériques et vivants. Ils unissent la plus exacte observation à la plus libre fantaisie; ce sont des fantoches de Dickens dans une farce de Molière.

Dans Athalie, Voltaire ne peut souffrir le grand prêtre Joad, mais la fille d'Achab lui plaît fort. Tous ces encyclopédistes avaient du penchant pour les Sémiramis, qu'elles fussent du Nord ou du Midi. Mme Sarah Bernhardt nous oblige d'être du même avis que Voltaire: nous ne fûmes heureux que pendant les brèves scènes où Athalie raconte ses songes, interroge un enfant, subit sa séduction... On m'affirme qu'un fameux critique n'a pas craint d'écrire qu'Athalie lui avait paru un spectacle ennuyeux. Confessons que les chœurs, pitoyablement chantés, ralentissaient l'action; mais surtout Sarah Bernhardt nous condamne à être inattentifs aux actes où elle ne figure pas. Quel chef-d'œuvre résisterait à une telle interprète? Mme Sarah Bernhardt tire tout à elle. Nous nous moquons bien des lévites, d'Abner, du roi de Juda! Il s'agit d'entendre, une fois encore, la célèbre tragédienne pour qui, depuis cinquante ans, de si médiocres poètes ont écrit de si médiocres pièces. Quand elle apparaît sur son palanquin, nous applaudissons celle qui a vaincu le temps. De toute autre artiste, on admire qu'elle sache se retirer et devancer son déclin. Mme Sarah Bernhardt a passé, depuis des lustres, l'âge du déclin ; elle joue en dehors du temps; elle psalmodie sur le plan de l'éternité; comme un hypogée son demi-siècle de gloire la garde intacte. Son tragique et beau visage témoigne qu'il n'existe pas d'irréparables outrages. N'empêche que servie par une plus humble artiste, par des choristes passables, la tragédie de Racine se fût révélée au public ce qu'elle est réellement: un terrible et presque brutal drame, la lutte du Dieu d'Abraham et dé Jacob contre le Monde, contre ce qu'Athalie appelle les Suprêmes Puissances... Et personne — pas même un rameux critique — n'aurait eu le front de s'y ennuyer.

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François MAURIAC, “Mon Homme, à là Renaissance - La Grande Pastorale, au Cirque d'Hiver - Le Carrosse du Saint-Sacrement et le Paquebot Tenacity, au Vieux-Colombier - L'œuvre des Athlètes, au Vieux-Colombier - Athalie, au théâtre Sarah Bernhardt,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/659.

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