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Le Côté de Guermantes, par Marcel Proust (Nouvelle Revue française) - Confession de minuit, par Georges Duhamel (Mercure de France) - Le Fer sur l'enclume, par Emile Baumann (Perrin) - Des inconnus chez moi, par Mme Lucie Cousturier (la Sirène) - Devant les idoles, par Robert Vallbry-Radot (Perrin) - La Relève du matin, par Henry de Montherlant (Société littéraire de France)

Référence : MEL_0668
Date : 18/12/1920

Éditeur : Revue hebdomadaire
Source : 29e année, n°51, p.351-356
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Critique littéraire

Description

François Mauriac rend compte de la production littéraire récente, notamment de deux œuvres romanesques très éloignées l’une de l’autre, celle de Proust, au cœur de sa création, et celle de Duhamel qui s’efface.

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Le Côté de Guermantes, par Marcel Proust (Nouvelle Revue française) - Confession de minuit, par Georges Duhamel (Mercure de France) - Le Fer sur l'enclume, par Emile Baumann (Perrin) - Des inconnus chez moi, par Mme Lucie Cousturier (la Sirène) - Devant les idoles, par Robert Vallbry-Radot (Perrin) - La Relève du matin, par Henry de Montherlant (Société littéraire de France)

Deux romanciers aussi différents l'un de l'autre qu'il est possible, par les moyens les plus opposés, brisent le moule du vieux roman, échappent au discours français dialogué qu'est le roman de chez nous, à la superficielle investigation psychologique pratiquée du dehors; Marcel Proust nous donne le Côté de Guermantes qui est une suite à Du côté de chez Swann et à A l'ombre des jeunes filles en fleurs; et Georges Duhamel publie la Confession de minuit. Qu'on ne se récrie pas au rapprochement de ces deux noms: Proust et Duhamel tendent par des voies contraires à la même délivrance. Tout ce que l'on peut dire jusqu'à présent de l'art d'un Proust a été dit et il faut attendre que le cycle de son œuvre soit fermé pour espérer la saisir mieux et de plus près. Des parties essentielles manquent encore à ce monument qui peut-être sera l'apport le plus important de notre génération. Disons en bref que Proust s'établit au centre de sa vie, de sa durée d'homme, qu'il n'en est rien qu'il ne ressuscite et qu'il ne réveille, — idées, sentiments, images, paysages, — et les plus ténues sensations et jusqu'à l'odeur mouillée du vent à telle heure du jour et sur telle route. Ce subjectivisme, bien loin qu'il empêche Marcel Proust de créer des êtres vivants, lui permet d'en peupler son œuvre; ils existent, mais en fonction de Marcel Proust. Il ne se met pas dans leur peau, comme on dit, il n'essaye pas de nous donner d'eux une idée totale; nous ne les connaissons que dans la mesure où ils traversent le champ de la vision de Marcel Proust, l'intervalle de cet écran. Georges Duhamel au contraire disparaît, se confond en son personnage, ce pitoyable Salavin de la Confession de minuit. Il prend un petit employé névropathe, qu'une excentricité jette à la rue, et qui, à la recherche d'une place, est le misérable maniaque qu'on voit sous la pluie, longeant les murs, évitant de poser le pied sur les plaques en fonte des égouts, et que personne au monde ne sauvera ni sa vieille mère, ni la jeune fille prête à l'aimer. Duhamel tourmenté par ce Salavin comme par un famélique démon l'a jeté dans le monde où désormais, il existe en soi, non pas tel qu'il apparaît à Duhamel, mais tel qu'il est réellement dans l'absolu. L'auteur ne raisonne pas à son propos, ne le juge pas; il l'a lâché dans la vie, don magique du véritable créateur, don de Dostoïevsky, si rare chez nous et que Charles Louis-Philippe gâta par sa sensiblerie et les afféteries de la plus pauvre langue. La Confession de minuit place son auteur au premier rang des jeunes romanciers.
Comme Duhamel se demandait quel refuge aurait trouvé son Salavin errant à travers le quartier Mouffetard, je lui suggérai une église. Pourquoi n'introduirions-nous pas la Grâce dans le roman moderne? Ainsi fait M. Émile Baumann qui, après l'Immolé, la Fosse aux lions, le Baptême de Pauline Ardel, nous donne aujourd'hui le Fer sur l'enclume. Qu'un ancien officier de marine, Séverin Lhostis, séduise une jeune fille, bien qu'il soit marié et père de famille, que cette jeune fille sur le point d'être mère passe en Espagne, il n'y a pas là, du point de vue humain, matière à un drame, puisque Séverin résiste à la tentation de suivre sa maîtresse et puisque sa femme lui accorde son pardon. Mais M. Baumann, qui est catholique, croit que nos actes engagent l'éternité, — il croit qu'un acte, une fois accompli, existe à jamais, que nulle force au monde n'arrêtera la suite logique de ses conséquences, — cette vérité de l'ordre naturel se vérifie dans l'ordre surnaturel (péché originel). Nous verrons donc les fils de Lhostis, l'enfant de son péché, puis Lhostis lui-même, payer la redoutable dette contractée. L'observation du romancier sera-t-elle déformante parce qu'il introduit le surnaturel dans la trame de son récit? Même pour un incroyant, nous ne le pensons pas. La croyance au fatum n'empêcha pas les grands anciens de créer des œuvres humaines. Qu'est-ce donc que le destin des anciens, sinon la face cruelle de la Providence avant la venue du Rédempteur? L'artiste catholique ne risque pas de mal interpréter le réel, parce que c'est une vérité d'expérience qu'il existe une conformité étonnante entre le réel et la doctrine catholique. Il faudrait pouvoir citer la page de Chesterton traduite naguère par Claudel dans la Nouvelle Revue française: “Lorsque nous trouvons quelque chose de singulier dans le Christianisme, écrit le grand Anglais, c'est finalement qu'il existe quelque chose de singulier dans la réalité.”
Baumann, lui aussi, ouvre donc une voie nouvelle et pleine de surprises et de découvertes au roman français que quelques-uns condamnaient à mort et qui, au contraire, se renouvelle magnifiquement. J'en pourrais citer d'autres exemples, comme l'Inquiète Adolescence de Louis Chadourne, mais François Le Grix aura plus que moi ses coudées franches pour vous entretenir des œuvres qu'apporte ma génération.
Voici deux livres qui ne sont pas des romans et qui sont nés de la guerre: Des inconnus chez moi, par Mme Cousturier, et Devant les idoles, par Robert Vallery-Radot. Mme Cousturier, qui n'aime pas la guerre, ni d'ailleurs les militaires, a trouvé pendant la tourmente de grandes consolations à instruire et à observer les soldats noirs. Il me souvient, dans une ambulance aux environs de Bar-le-Duc, d'avoir été réveillé la nuit par un bruit étrange et dont la nature me demeurait mystérieuse. Je reconnus, le lendemain, que c'était tout un camp de Sénégalais qui toussaient. J'ai pu les observer d'assez près pour admirer comme Mme L. Cousturier a su comprendre nos frères noirs. Mais ce n'est pas un amour désintéressé; elle les aime, si l'on peut dire, contre les civilisés; sa haine des gestes appris, des disciplines que la société impose, se satisfait dans l'apologie des êtres simples, des âmes aussi nues que les corps, dépouillées de tout ce qui déforme et de tout ce qui façonne. Pourtant, illogique, Mme L. Cousturier ne se contente pas d'enseigner la lecture à ses élèves noirs mais beaux. Elle ne leur cache pas, par exemple, que l'existence de Dieu lui paraît une hypothèse improbable: à son insu, elle fait œuvre de missionnaire, elle aussi, car on la sent pleine de certitudes et des plus violents partis pris. Nous laissons à penser dans quel esprit elle juge la collaboration des Africains à la défense nationale. Qui nierait qu'il y a là, en effet, pour toute âme noble, un problème angoissant? Mais Mme Lucie Cousturier l'aborde, le discute sans sérénité; sa passion d'ailleurs vient d'une âme affamée de justice, pleine de tendresse et de pitié; il semble trop à la lire que ses charmants et doux élèves soient morts pour rien, qu'ils aient été sacrifiés à rien.
Progrès, Science, République, Humanité, ce sont les idoles que M. Robert Vallery-Radot a médité de renverser. Il s'y emploie avec une éloquence, avec une véhémence qui donnent à son livre un accent singulier, souvent irrésistible. Il ne faudrait pas discuter; ces sortes de livres entraînent, subjuguent. C'est ici un témoignage, l'exigence d'un jeune croyant revenu de la tranchée. Ne lui marchandons pas notre adhésion. Sans doute pourrions-nous être étonnés qu'un disciple de ce grand réaliste qu'est Maurras ait pu croire, durant qu'il se battait, que la guerre changerait les hommes : “Comment s'étonner de notre colère devant ce monde qui n'a pas changé !” s'écrie-t-il. Depuis qu'il y a des hommes et qui s'entre-tuent, la preuve est pourtant faite que le fond humain n'en est pas affecté. La désillusion de M. Vallory-Radot va jusqu'à lui faire voir un Paris de décadence, hallucinant et invraisemblable: “... Comme à Alexandrie, la débauche s'étale dans les rues, Satan se promène oisif et rit... Chaque nuit, Paris s'illumine, danse, chante et s'enivre en son honneur...” Jamais Paris ne fut si noir, jamais les Parisiens né se couchèrent si tôt, et Satan lui-même risque de trébucher dans des poubelles. Si nous citons ce passage au lieu d'en citer tant d'autres admirables, c'est pour indiquer à notre ami le plus grave défaut de son beau livre; parce qu'elle est au-dessus du ton, il arrive, à certains endroits, que la démonstration, qui pourrait être saisissante, ne nous atteigne plus; le manque de mesure parfois nous tient en défiance. Souvent aussi, son prestigieux don d'éloquence l'entraîne et il a une tendance à trop simplifier les plus complexes problèmes. Frappé à juste titre des avantages de l'unité de commandement, il veut que les catholiques en aient le bénéfice et il s'écrie : “Nous voulons Josué !” Regardant autour de lui, il demande: “Où est Clovis? Où est Charlemagne?” Qu'il fasse attention que Josué, Clovis et Charlemagne lui-même devraient aujourd'hui, comme autrefois — et plus même qu'autrefois — tenir compte d'une hiérarchie de droit divin et que la question d'une unité de commandement laïque dans l'Église paraît à de bons esprits presque insoluble; il n'en est pas de même de l'organisation paroissiale dont Vallery-Radot, au dernier chapitre, nous trace le plan le plus sagace et qui est d'un puissant intérêt. J'aurais pu, peut-être aurais-je dû, n'opposer à ce généreux et souvent magnifique livre aucune objection, parce qu'en définitive, et malgré des erreurs qui tiennent moins au fond qu'au ton, il est, en maints endroits, parfaitement vrai et est appelé à faire beaucoup de bien; la foi et l'amour ne trompent jamais. Il n'existe pas, dans la littérature de guerre, de pages plus évocatrices que celles où Robert Vallery-Radot retrace sa terrible vie de tranchées et l'agonie de ses compagnons. Le chapitre intitulé le Vase d'albâtre est, de ce point de vue, le plus pathétique témoignage.
Il existe toute une littérature de l'enfance; les auteurs se risquent moins volontiers à parler de l'adolescent. Au vrai, l'enfant comme l'adolescent échappent à l'analyse; l'artiste risque de perdre son temps à les observer; rien, dans un pareil sujet, ne supplée à l'intuition ni au souvenir que nous avons pu garder de notre vie antérieure entre douze et dix-sept ans. Ce sera l'honneur de M. de Montherlant d'avoir élargi le cercle d'ombre. La Relève du matin est un document sans prix pour nous éclairer les cœurs des jeunes garçons catholiques de la bourgeoisie en France Pas un père ni un éducateur qui n'ait à apprendre beaucoup de ce petit livre. Autant que nous aimions nos enfants, attachons-nous assez d'importance à cette présence des jeunes âmes que nous avons mises dans le monde? Montherlant sait que l'âge ingrat est essentiellement l'âge de l'âme; il sait aussi qu'on parle d'enfants terribles, mais qu'en réalité il n'existe pas d'enfant qui ne soit terrible. Il nous montre tout le tragique d'un collège religieux; de puérils cœurs travaillés, sollicités par les prêtres, cœurs ébauchés, fuyants, inachevés, qu'on n'est jamais sûr d'avoir atteints: “Ceux qui marchent à quatre pattes dans l'étude et sont tout de même très dignes d'être aimés; ceux qui ne font rien si on leur demande un effort ordinaire, mais sont prodigieux si c'est un effort au-dessus de leurs forces; et les larmes qui coulent sans que le visage change; et les aveux avec un petit sourire: “N'est-ce pas que c'est vous? — “Oui, c'est moi.” Et les punitions suspendues, les petites douceurs tristes à celui qui sera renvoyé dans huit jours comme pour un qui n'a plus longtemps à vivre; et la conscience que tout cela n'est qu'un passage, que l'été emporte ce qu'a donné l'automne, que d'autres vies pousseront celles-ci hors de vos bras...” Et plus loin: “Là, debout, avec leur costume anglais, leur épi de cheveux, le stylo qu'on essuie dans son mouchoir, avec leur visage baissé, leur pied en arrière, leur bras tenant l'autre derrière le dos... Et l'abbé se penchait disant : pourquoi avez-vous fait cela? Et l'enfant se taisait, qui n'était pas un mauvais enfant, et qui pourtant était inguérissable.”
Il semble bien que Montherlant le premier, ait su montrer cette pathétique lutte à quoi se ramène ce qu’on appelle éducation: tout un collège vit, lutte et souffre dans ces pages avec ses études fumantes, les préaux vides et sonores et les cours de novembre prises dans la nuit. Comme l'auteur de la Relève du matin appartient à une génération qui ne quitta l'uniforme collégien que pour la capote bleu horizon et qui, sans avoir le temps de donner un regard au monde, fut jetée à grandes pelletées dans la fournaise, il a consacré à ses jeunes frères immolés des proses qui rendent un son unique. Par exemple, je choisis presque au hasard ce mot déchirant, après qu'il a constaté que nuls morts ne sont plus morts que certains adolescents des classes sacrifiées. “N'ayant fait de mal à personne, ils n'ont pris place dans aucune vie.”
Après cela, ce jeune Romain a une façon de relier le catholicisme au paganisme bien séduisante mais périlleuse. Il nous choque un peu que, dans ce collège idéal, les processions, de la Fête-Dieu prolongent les païennes Théophories. De même, sa morale très haute, très noble, apparaît stoïque bien plus que chrétienne (singulièrement dans le Dialogue avec Gérard). La Rome des Césars et la Rome des papes se partagent-elles également ce cœur? Il semble demander à l'une des préceptes pour vivre et à l'autre une source d'émotions, — toute la joie liturgique.
Tel qu'il est, cet étrange et rare petit livre vaut par un frémissement, un accent passionné où se trahit l'extrême jeunesse qui n'est pas l'âge ingrat, certes, qui est l'âge de l'âme.

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François MAURIAC, “Le Côté de Guermantes, par Marcel Proust (Nouvelle Revue française) - Confession de minuit, par Georges Duhamel (Mercure de France) - Le Fer sur l'enclume, par Emile Baumann (Perrin) - Des inconnus chez moi, par Mme Lucie Cousturier (la Sirène) - Devant les idoles, par Robert Vallbry-Radot (Perrin) - La Relève du matin, par Henry de Montherlant (Société littéraire de France),” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/668.

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