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L'Art de Marcel Proust

Référence : MEL_0675
Date : 26/02/1921

Éditeur : Revue hebdomadaire
Source : 30e année, n°9, p.373-376
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris p.315-317, in Oeuvres romanesques et théâtrales complètes, 5, Paris : Gallimard, 1978-1985.

Description

Dans ce texte, François Mauriac affirme que Marcel Proust a renouvelé l’art du roman.

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L'Art de Marcel Proust

Les fameux ouvrages de M. Marcel Proust[1], par leur seul aspect, risquent d'abord d'éloigner des lecteurs timides ou paresseux. Nous ne fûmes pas accoutumés en France à ces textes compacts. De prime abord, nous jugeons que cet auteur va changer nos habitudes; et c'est vrai que M. Marcel Proust n'a guère fait moins, selon nous, que renouveler un genre littéraire: le roman. Ne croyez pas que cette abondance exclue le choix. Quelqu'un comparait un jour l'œuvre de M. Marcel Proust à ces tapisseries où il n'est pas un fil qui ne soit précieux. Dans cette infinité de traits, tous sont choisis. Mais parce que la vision aiguë de M. Marcel Proust lui découvre un monde plus étendu que celui qu'il nous est donné d'observer, ce choix s'applique à une matière si riche que des milliers de pages contractées ne l'épuisent pas. L'art de Proust nous rappelle la phrase fameuse de Pascal sur le ciron dont il nous décrit “les jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes... “ Ainsi, il n'est pas un seul homme, une seule femme traversant le champ de sa vision, que M. Marcel Proust ne nous montre dans leurs derniers replis. Non qu'il les “dissèque” à la manière d'autres romanciers: il ne travaille pas sur la matière inerte. Swann, Gilberte, M. de Norpois, Mme de Guermantes, Françoise, et tous les autres, vivent au point que ce ne sont plus des “portraits” ni des “caractères” (par quoi l'on entend les êtres immobiles et comme figés); mais, bien qu'ils ne disent un mot ni ne fassent un geste qui ne nous les livrent plus à fond, il ne nous semble pas que le mot, le geste aient été choisis exprès: le comble de cet art est que l'art n'y paraît pas.
A ces êtres vivants, M. Marcel Proust se garde d'imposer un décor arbitraire. Nous n'existons pas dans l'abstrait. Nous vivons, à chaque instant, en fonction d'un paysage et rien n'est dans notre intelligence qui d'abord ne fut dans nos sens. M. Marcel Proust, au long d'années patientes et studieuses, a reconstruit un univers où vraiment les êtres, les sons, les couleurs, les odeurs se répondent: nul intervalle, aucune coupure entre les sensations, les sentiments, les idées des héros de ses livres, mais une correspondance étroite et jamais en défaut, un accord dont la réussite est, croyons-nous, unique dans la littérature. Pas plus que des paysages de campagne ou de ville, pas plus que des saisons, des jours et des heures, M. Marcel Proust ne détache ses héros de leur milieu social. Mais, à ses yeux trop exercés, et qui se passent du microscope, chacune des classes de la société se subdivise à l'infini. Lés domestiques, les diplomates, les grandes dames, les hommes de lettres, tiennent une certaine place qui est particulière à chacun d'eux. De même qu'il n'est pas deux feuilles semblables dans la nature, on ne trouverait pas non plus deux “situations mondaines” qui fussent identiques. Ce qu'on appelle le snobisme de M. Marcel Proust n'est que la curiosité de ces imperceptibles différences de niveau. Et sans doute il déplaira aux moralistes que, dans ce monde recréé, jamais ne se révèle une préoccupation d'ordre religieux. M. Marcel Proust estime peut-être que ce n'est pas là son affaire; mais ne collabore-t-il pas avec le moraliste, s'il est vrai que nous lui devons une “Somme” de la sensibilité contemporaine?
Pour cette résurrection du Temps perdu, M. Marcel Proust a inventé l'outil qui lui était nécessaire. Dire qu'il a renouvelé le roman, c'est dire aussi qu'il a renouvelé le style. Peut-être hésiterez-vous d'abord, effrayés, au seuil de ces longs paragraphes où les propositions s'enchaînent et même s'enchevêtrent —avec quelle savante négligence! Abandonnez-vous aux méandres de ces phrases gonflées et comme gorgées de signification. Sans doute la phrase réduite au sujet, au verbe et à l'attribut, la phrase courte, est aussi le plus court moyen pour apprendre à bien écrire. Renan, France, Lemaître, lui doivent d'occuper un rang éminent dans la littérature française. Oserons-nous dire que notre goût va plutôt à ceux qui, bien loin de prudemment fragmenter la phrase, se plaisent aux constructions du Grand Siècle, et qui, connaissant les secrets de cette langue, la plus belle et la plus difficile qui soit, n'en démembrent pas l'ossature? Au vrai, si nous demeurons persuadés que, parmi tous les ouvrages contemporains, ceux de M. Marcel Proust possèdent les plus fortes chances de survie, c'est parce qu'ils possèdent éminemment le caractère classique. Plus il accumule de traits particuliers et singuliers, plus il brave le danger de se perdre dans le détail, et plus aussi ses peintures prennent une signification universelle. Voilà, sans doute, à quoi se reconnaissent les œuvres classiques. Ces milliers de notes accumulées et elles-mêmes choisies entre mille, par ce visionnaire patient, nous livrent le Vrai, qui est la recherche dernière de l'Art. Dès lors, qu'il ne soit plus, à propos de cette œuvre, question d'immoralité: l'examen de conscience est à la base de toute vie morale, et Proust projette dans nos abîmes une lumière terrible. Son art a l'indifférence du soleil: tout est tiré de l'ombre et même ce qu'avant lui nul n'osait nommer. Pourtant, Proust évite la sécheresse, la cruauté par je ne sais quelle chaude et mélancolique sympathie qui pénètre une œuvre d'ailleurs si lucide: la “Somme” de la sensibilité contemporaine, disions-nous; mais, par le fait même, la Somme aussi de nos ridicules et de nos vices.
En dépit des suffrages de l'Académie Goncourt qui couronnèrent en 1920 A l'ombre des jeunes filles en fleurs, et qui firent soudain passer leur auteur de la pénombre des cénacles où on le connaissait depuis vingt ans à la pleine lumière du succès, en dépit des “Proust's clubs” de Hollande et d'Angleterre, l'admiration qu'inspire M. Marcel Proust n'est pas universelle, et, à son propos, la controverse dure encore. Nous espérons que, grâce à ces pages inédites, les lecteurs de la Revue hebdomadaire pourront établir leur jugement touchant cette œuvre fameuse et discutée, comme le furent toujours celles qui renouvellent et rajeunissent une forme de l'Art.

Notes et références

  1. A la recherche du temps perdu, tome I, Du côté de chez Swann, tome II, A L’ombre des jeunes filles en fleurs, tome III, Le côté de Guermantes, Paris, Édition de la Nouvelle Revue française.

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François MAURIAC, “L'Art de Marcel Proust,” Mauriac en ligne, consulté le 18 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/675.

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