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Les Amants puérils, pièce en trois actes, de M. Crommelinck, à la Comédie-Montaigne — Le Cœur des autres, pièce en trois actes, de M. Gabriel Marcel, au Nouveau-Théâtre

Référence : MEL_0679
Date : 02/04/1921

Éditeur : Revue hebdomadaire
Source : 30e année, n°24, p.96-99
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris p.79-81 et p.86, in Dramaturges, Paris : Librairie de France, 1928.

Description

L’horreur des situations évoque les plus terribles tragédies antiques mais le dramaturge, malgré son talent, dépasse les bornes du supportable au point de provoquer chez le critique un "malaise physique". La pièce de Gabriel Marcel est simplement saluée en quelques lignes sans commentaires.

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Les Amants puérils, pièce en trois actes, de M. Crommelinck, à la Comédie-Montaigne — Le Cœur des autres, pièce en trois actes, de M. Gabriel Marcel, au Nouveau-Théâtre

Depuis qu'il nous a donné le Cocu magnifique, nous savions que M. Crommelinck a bien du talent. Sa nouvelle pièce, les Amants puérils, en même temps qu'elle nous fournit de raisons nouvelles pour admirer son auteur, nous montre aussi ses dangereuses faiblesses. Ce qu'il faut d'abord louer chez lui, c'est son effort pour rompre avec tout ce qui éloigne du théâtre tant de gens délicats. Si le vrai seul est aimable, on peut dire qu'aujourd'hui le théâtre est le contraire du vrai; la plus ridicule convention y règne dans les caractères comme dans les situations; il est le royaume de l'arbitraire, du truc et de la ficelle. Les grands classiques rejoignent le vrai par la peinture exacte des caractères et des passions; dans la pire convention, ils demeurent humains et leur, génie mue l'artifice en poésie. M. Crommelinck, lui, renonce d'abord à son droit de prendre au magasin des accessoires les bonshommes dont usent ses confrères. Il invente deux couples d'amants; le premier est “ puéril”: Walter, jeune garçon, aime une petite fille de qui la mère tient l'unique hôtel d'une ville d'eaux. Leur dialogue délicieux exprime tout ce qu'il y a de trouble déjà et de pur encore dans ces amours enfantines, mais l'atmosphère de l'hôtel presque désert pèse sur ces jeunes destins. Peut-être aurait-il fallu que l'auteur s'en tînt à nous rendre la mélancolie des plages pendant la morte saison, telle que la sentait Jules Laforgue:

Les casinos
Qu'on abandonne
Remisent leurs pianos.

Mais M. Crommelinck a le goût de l'horrible: l'unique habitant de l'hôtel est un vieux baron Cazou, baveux, gâteux, immonde, risée et proie des femmes de chambre; et comme si ce n'était assez, une vieille idiote, à peu près inutile à l'action, traverse la scène, marmottant d'incompréhensibles propos. Dans le Cocu magnifique, une sorte de verve forcenée atteignait à un effrayant comique, —mais enfin à du comique. Ici, c'est, pour ainsi dire, une verve morne, une accumulation lente de scènes atroces et funèbres: la folie, le gâtisme, la plus hideuse vieillesse y dégradent les êtres qui se sont aimés,— et l'amour précipite à la mort deux enfants qui avaient à peine joint leurs lèvres encore innocentes. Une étrangère, que poursuit un jeune homme, se réfugie à l'hôtel. Elle est voilée et jamais n'enlève ses gants: c'est une vieille femme qui, à force d'artifices, a comme momifié sa jeunesse. Cependant qu'il nous est révélé que le pitoyable baron Cazou fut autrefois l'amant adoré de l'étrangère, nous voyons tout se liguer pour acculer à la mort l'enfant Walter et sa petite amoureuse. Ainsi l'unité d'action apparaît-elle à M. Crommelinck tout à fait négligeable. Il n'y a chez lui qu'unité d'inspiration: il illustre, avec deux drames superposés, une théorie atroce de l'amour. Schopenhauer parlé “du nombre de ceux que cette passion conduit à l'hôpital des fous”. Et il ajoute: “L'on constate, chaque année, divers cas de double suicide, lorsque deux amants désespérés tombent victimes des circonstances extérieures qui les séparent.” Walter, que l'on veut séparer de sa puérile amie, lui a donné rendez-vous au bord de l'eau, pour mourir. Mais, tout à l'heure, en un pathétique dialogue, l'étrangère révéla à la petite fille quelle chose c'est que d'avoir quatorze ans; l'adolescente a entendu le cri d'admiration désolée qu'a poussé cette vieille idole: “Quatorze ans! Quatorze ans!” Et maintenant, consciente de son printemps, la pauvre enfant ne veut pas rejoindre Walter. Et nous la voyons, débout près de la porte, résistant de tout son jeune amour pour la vie à la fatale complicité de sa mère, des domestiques, de l'étrangère dont chaque mot, sans qu'ils le veuillent, pousse la petite fille vers l'abîme. Au dernier acte, l'étranger apprend que Cazou fut l'amant de l'étrangère. Il arrache la malheureuse femme à sa chambre, dans le simple appareil d'une Jézabel occupée à rechampir son antique visage. A l'aspect de ce cadavre qu'il souhaitait d'étreindre, il éclate de rire et s'enfuit, cependant qu'on vient annoncer à l'hôtesse que sa petite fille s'est noyée dans les bras de Walter.
Si le public a montré de la résistance à cette pièce, c'est qu'elle est en maint endroit physiquement insoutenable. M. Crommelinck agit directement sur les nerfs et c'est là sa faiblesse. Sans doute la tragédie grecque est horrible, Shakespeare est horrible, et Racine lui-même ne recule pas devant ces grandes tueries dans la raison de quoi Mme de Sévigné se refusait à entrer. Mais l'horreur de leur drame demeure spirituelle. Ces grands hommes ne vont jamais au delà de ce que nous pouvons souffrir. Il faut se méfier d'un art qui ne nous donne qu'un malaise physique. “La principale règle est de plaire et de toucher”, écrivait Racine" à propos de sa Bérénice. Rien ne sert de nier cette loi. Puisqu'il fait représenter sa pièce, M. Crommelinck doit compter avec le public; une représentation est une collaboration. Ceci dit, nous ne sommes pas de ceux qui, devant ces épouvantements, crient à l'invraisemblance. Le drame de cette ancienne beauté luttant avec désespoir pour défendre son visage contre le temps et pour retenir le dernier fantôme de l'amour, nous est un spectacle aussi quotidien que celui de la répugnante déchéance de Cazou. Même ces enfants mourant d'être séparés relèvent du fait divers et de la plus banale chronique. En somme, ce qui éclaire à nos yeux ces trois actes, c'est le sous-titre emprunté à Pascal qu'il nous plaît d'y ajouter: les Amants puérils ou la Misère de l'homme sans Dieu. Et l'on pourrait y inscrire comme épigraphe l'autre mot de Pascal: “Voilà la fin qui attend la plus belle vie du monde.” Ou encore celui de Sainte- Beuve: “La vie est une partie qu'il faut toujours perdre.”
Mme Berthe Bady assume avec le plus beau courage le rôle de l'étrangère. M. Crommelinck n'a voulu laisser à personne le soin de bavocher et, sous les traits du baron Cazou, il est un effrayant cauchemar: “Qu'il s'en aille! qu'il s'en aille!” gémissait devant moi un jeune monsieur à bout de force. M. Sylvio de Pedrelli est un bien beau ténébreux.
Au Nouveau-Théâtre, dans une salle exiguë et qu'on ne peut atteindre qu'en bravant les impressionnantes cires du musée Grévin, M. Gabriel Marcel donne trois actes d'une très fine comédie de caractère et qui eût mérité un meilleur sort. C'est l'histoire d'un féroce auteur dramatique qui fabrique ses personnages sur le modèle de sa femme et de son fils. Non content de mettre sa famille en coupe réglée, il l'invite, au nom de l'art, à lui dire merci. Ainsi, dans sa pièce l'Enfant taciturne, il imagine que sa femme est aimée du fils qu'il eut d'une ancienne maîtresse et qu'il a adopté. Sans insister, il semble que M. Gabriel Marcel veuille nous laisser entendre que cette horrible invention trouble un peu le sentiment très maternel qu'inspire à la jeune femme ce grand enfant blessé par son père; car, lorsque après quatre mois d'internat, le garçon se montre à elle, indifférent, grossier, déjà gâté par les camarades, ce n'est peut-être pas que la mère adoptive qui souffre en elle. Après une brève révolte, elle se soumet à son sort, qui est de ne pas dire un mot, de ne pas pousser un soupir qu'elle ne doive retrouver un jour au tournant d'une scène. Un bon ami de son mari lui pourrait souffler la plus sûre vengeance: ce serait d'apprendre à ce faiseur de pièces que les vrais génies n'empruntent pas à la vie réelle leurs personnages; ils inventent, ils créent, ils font concurrence à l'état civil. La morale de cette triste histoire intéresse toutes les jeunes filles: elles sont expressément invitées à ne pas épouser un homme de lettres.

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François MAURIAC, “Les Amants puérils, pièce en trois actes, de M. Crommelinck, à la Comédie-Montaigne — Le Cœur des autres, pièce en trois actes, de M. Gabriel Marcel, au Nouveau-Théâtre,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/679.

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