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La Pierre philosophale

Référence : MEL_0068
Date : 29/11/1935

Éditeur : Gringoire
Source : 8e année, n°369, p.4
Relation : Notice bibliographique

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La Pierre philosophale

On a beau dire: les prix ont le tort grave de susciter une littérature occasionnelle. Une vague de romans pénètre chez nous dès octobre, couvre les tables, les consoles, les fauteuils. L’éditeur a-t-il pris la peine de les choisir, ces billets de la loterie nationale Goncourt, ou les a-t-il achetés au bureau de tabac? Sans doute, rien n’empêche que ne se dissimule parmi eux un chef-d’œuvre inconnu, ou simplement un roman de grand mérite. Mais j’avoue n’avoir aucune foi dans des livres écrits pour séduire un jury que de jeunes écrivains naïfs croient sensible à certaines recettes, à certaines épices.
N’aurait-il aucune autre qualité que celle d’être né d’une préoccupation très différente, il faudrait mettre à part (avec quelques autres comme Le Vivier d’Henri Troyat) La Pierre philosophale de M. Bertrand de la Salle. Un garçon né avec le siècle et qui entra dans la vie le jour de l’Armistice, la trentaine passée, fait sans hâte le bilan de sa jeunesse: un journal de bord dut être utilisé pour le recensement des femmes, des amis, des idéologies qui ont rempli ces dix-huit années. C’est dire que ce bilan ne concerne pas l’auteur seul, mais toute une génération. Le roman dont la portée se trouve ainsi fort élargie, prête d’autant plus le flanc à la critique; car si nous devrons croire l’auteur sur parole lorsqu’il décrit sa petite aventure personnelle, ce qui la déborde relève de notre propre témoignage.
En dépit de nos dix ou quinze ans d’aînesse, nous fûmes en effet assez mêlés, il faut bien l’avouer, à cette génération d’après la guerre. Il y eut, au lendemain de l’Armistice, un brassage de générations: j’eus même, à une certaine heure, l’idée de m’en faire l’historien, dans un roman qui aurait pu s’appeler Le Bœuf sur le toit: seules mes détournèrent de l’écrire diverses considérations dont la principale était que je n’aurais pas eu mes coudées franches pour peindre une époque aussi relâchée.
M. Bertrand de la Salle a très bien vu ce qui fut la marque propre de quelques-uns de nos cadets. Chez eux, les préoccupations d’ordre social et politique ne furent jamais séparées de la vie sentimentale et sexuelle. Pas le moins du monde cartésiens, ces jeunes gens! Aucun abîme entre leur pensée et leur chair. La femme jouait dans leur existence un rôle de “révélateur” photographique où se développaient leurs idées latentes. C’était dans l’amour, dans l’érotisme sentimental que ces jeunes gens prenaient conscience de leurs aspirations révolutionnaires, M. de la Salle, avec les deux portraits de Solange de Moréac et de Mora Wilford, la grande dame émancipée et l’Américaine [au] style 1920, a fixé l’espèce de femmes nécessaires à ces garçons: créatures déracinées de leur milieu, femelles stériles, infidèles [à] leurs fonctions, que ces pauvres enfants croient aimer, dont ils usent, mais qui finalement les dévorent. L’historie de Pierre de Marsy, le héros de La Pierre philosophale est l’histoire d’une destruction.
Le jeune être encore peu formé qui, aux premières pages du livre, écoute avec adoration les propos amers du grand frère blessé (à la veille de repartir pour le front d’où il ne reviendra pas) devient, au dernier chapitre, cet être usé, vidé, flétri, qui joue avec un révolver, hésite devant la mort; et il lui suffit de voir une jeune paysanne cro[û]tée et saine pour être retenu au bord des ténèbres par le plus bas désir. Longue courbe d’une destinée qui ne se rompt à aucun moment, tracée avec un art que M. Bertrand de la Salle semble avoir appris des romanciers anglais, et singulièrement de M. Maurice Baring.
Mais je ne crois pas être obsédé par ma conception personnelle du monde, en lui reprochant l’absence de toute inquiétude proprement métaphysique chez ses personnages. Car le milieu qu’il peint a été traversé d’un profond courant mystique: le surréalisme est essentiel dans l’histoire des années d’après-guerre; et l’espèce de personnages qui s’agitent dans La Pierre philosophale, en a été particulièrement touchée (je pense aux garçons du type Bergery, Drieu la Rochelle…). Il eût été nécessaire d’opposer le mouvement spirituel dont André Breton était le centre, au groupe catholique de Maritain, et de décrire cet enchaînement parallèle de conversions et de suicides. Faute de cet élément spirituel, les héros de M. Bertrand de la Salle apparaissent parfois un peu démunis. Leurs propos nous fatiguent. On croit suivre une discussion certes passionnante, mais qui finit par traîner un peu, entre M. Alfred Fabre-Luce et M. Stanislas de La Rochefoucauld.
Ce livre n’en demeure pas moins un témoignage très important pour l’historie des idées et des mœurs au lendemain de la guerre et représente une grande promesse. Il arrive souvent qu’un ouvrage de ce genre où un homme encore jeune met en vrac toute son expérience de la vie, apparaisse comme le livre unique dans lequel l’auteur s’épuise d’un coup. Mais ici, le véritable romancier se trahit à des signes qui ne trompent guère, et singulièrement à ce dont d’exprimer ce qui échappe aux regards de la plupart des hommes. Je songe, par exemple, aux rapports des deux frères, dès la premier chapitre: l’exacte nuance du sentiment que le cadet voue à l’aîné, cette admiration presque charnelle, leur dernière conversation, les paroles démoralisatrices du soldat qui va repartir et le pouvoir qu’elles ont de transformer l’adolescent simple et pur qui les écoute en un homme amer, avide et désespéré –cela est de tout premier ordre.
Je pense aussi aux mouvements adverses de l’amitié et de l’amour chez les jeunes gens, et dont M. Bertrand de la Salle a une connaissance étonnante. Il met à jour cet obstacle secret entre les amants, formé de toutes les idées qui lient l’homme à ses amis, de toutes ces abstractions dont la femme se moque mais qui, aux yeux de son compagnon, donnent seule du prix à la vie –et enfin de cette morale, de cet honneur dont le garçon le plus libertin s’embarrasse et qui fait hausser les épaules à sa maîtresse.
Il y a là un des aspects du “désert de l’amour” sur lequel M. Bertrand de la Salle projette une admirable lumière. Qu’il me suffise de citer ces quelques lignes:

Je me demandais tout à l’heure, se disait Pierre, quel était cet obstacle entre nous. Mais c’est bien simple. Elle est une femme. Rien ne fera qu’elle vive dans le même univers que moi. Elle voudrait être aussi une amie! Mais ce que le plus sot des garçons saisirait d’instinct, elle ne peut le comprendre.
— Puisque nous discutons de morale, disait Solange, je trouve qu’il n’y a qu’une seule règle: ne faire souffrir personne lorsqu’on n’y est pas absolument obligé. Le reste, ce sont des mots creux. — Tu as peut-être bien raison.
Il se sentait las de cette discussion vaine. Jamais il ne lui ferait comprendre qu’on a besoin de rapporter ses actes à une règle idéale… Elle était fine, intuitive, elle vit son mépris dans l’intonation qu’il avait eue pour lui répondre: “Tu as peut-être bien raison.”

Les amants adversaires de La Pierre philosophale n’appartient pas au même monde, à la même étoile: leur sexe les sépare… (M. Bertrand de la Salle aurait pu, ici, discrètement esquisser une théorie de l’homosexualité d’après guerre). Et pourtant, aucun de ces garçons qui n’incarne dans sa maîtresse ses idées politiques, qui ne lie à une certaine femme chacun de ses partis pris. Mais comme il n’est rien de moins fixe que les opinions d’un jeune homme de cette sorte, il n’est rien aussi de plus fugace que ses amours. Abandonnent-ils leurs femmes parce qu’ils changent d’idées politiques? Trahissent-ils leur classe, leur parti, parce qu’ils aiment une autre femme? Qu’est-ce donc, au fond, que la recherche de la pierre philosophale en politique et en amour, sinon la recherche de l’absolu dans le domaine du relatif?
Voilà pourquoi ce roman de l’après-guerre se ramène à l’histoire d’une faillite. Mais L’Education sentimentale s’y ramène aussi. C’est le sort de toute jeunesse d’être vaincue, et chaque génération, pour la plume de ses écrivains, en arrive toujours à déposer son bilan.

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François MAURIAC, “La Pierre philosophale,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/68.

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