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L'Amour et le Secret, par André Beaunier (Flammarion) - Le Dangereux Jeune Homme, par René Boylesve (Calmann Lévy) - La Maison du sage, par Louis Artus (Émile Paul) - Pénombre, par René d'Argenson (Vanier) - Mais l'art est difficile, par Jacques Boulenger (Pion)

Référence : MEL_0682
Date : 07/05/1921

Éditeur : Revue hebdomadaire
Source : 30e année, n°19, p.107-112
Relation : Notice bibliographique BnF

Type : Note de lecture

Description

Critique et description de quatre romans et un essai sur "la critique" littéraire, signé par J.Boulenger. Pour chacune des œuvres de fiction Mauriac prend en considérations le style de l’auteur et les caractéristiques psychologiques et morales des personnages mis en scènes par les différents écrivains. Les propriétés de l’œuvre par rapport au genre littéraire auquel elle appartient sont aussi analysées. Par exemple, le conflit entre érudition et création littéraire chez le romancier A. Beaunier, ou la nostalgie que laisse le genre "nouvelle", trop courte pour assouvir la curiosité du lecteur par rapport au destin des personnages créés ; notamment chez R. Boylesve.

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L'Amour et le Secret, par André Beaunier (Flammarion) - Le Dangereux Jeune Homme, par René Boylesve (Calmann Lévy) - La Maison du sage, par Louis Artus (Émile Paul) - Pénombre, par René d'Argenson (Vanier) - Mais l'art est difficile, par Jacques Boulenger (Pion)

Ceci d'abord nous séduit en M. André Beaunier: l'étrange rencontre du romancier, du critique et de l'érudit. L'Amour et le Secret, après tant d'autres beaux romans, témoigne du don que possède M. André Beaunier de créer des êtres vivants; mais ce créateur est aussi un juge: il ne laisse pas, sans intervenir dans le jeu, les fils de sa fantaisie se haïr et s'aimer. C’est que Chateaubriand et ses amies charmantes, c'est que Joubert et tous les familiers de l'Abbaye-aux-Bois sont des intimes d'André Beaunier. On sait que Mme de Lafayette et que Madame l'ont choisi comme leur confident d'outre-tombe. A ces amitiés illustres, il doit d'être un moraliste; de telles fréquentations imposent à ce délicieux lettré la curiosité du cœur humain et le goût de disserter à son propos dans une langue admirable. Or, ainsi encombré de lectures, il arrive que M. André Beaunier invente le drame le plus brutal: une jeune veuve est aimée à la fois par le peintre Fontailles et par Alain, le beau-fils de ce peintre. La mère d'Alain découvre que son mari aime celle de qui dépend le bonheur de son fils. Fontailles, qui fut autrefois —une seule fois— l'amant de la jeune veuve, prétend se servir de ce secret pour la ravir à son beau-fils, lorsqu'une opportune rupture d'anévrisme le réduit à un silence éternel.

Il est curieux de voir comme, dans ce rude drame, M. André Beaunier prête à tous ses héros dévorés de passion une curiosité intellectuelle et des subtilités de moraliste. Sauf le peintre Fontailles, instinctif et brutal à souhait, ils ont tous trop lu et trop conversé dans le cabinet de M. André Beaunier. En vain l'auteur a-i-il imaginé un vieux monsieur plein de science et de ce libertinage qui se satisfait de telles éditions illustrées de Faublas ou de Bouffleis, cette “utilité” ne débarrasse pas assez les autres protagonistes d'un excès de délicatesse. Notez que ce mélange est fort piquant et qu'on peut se plaire à ce contraste. Mais il est certain que M. André Beaunier, critique d'une magnifique culture, contrôle de trop près André Beaunier, créateur d'êtres vivants.
La Nouvelle Revue française publiait récemment des conversations de Gorki avec Tolstoï; on ne saurait rien imaginer de plus décevant que les propos du grand homme; et sans doute il se peut que Gorki ne soit pas un aussi fidèle interlocuteur qu'Eckermann le fut pour Gœthe. Tout de même, il nous paraît logique et dans l'ordre que le prodigieux créateur de Guerre et Paix n'ait été embarrassé d'aucune excessive culture ni d'un esprit critique trop exercé. Ce conflit entre le créateur et l'érudit, c'est, selon nous, ce qui prête un accent particulier à l'Amour et le Secret. A aucun moment, l'auteur n'est absent de son livre, ses héros demeurent toujours sous sa coupe. Tel que le voilà, entre tous ceux que nous devons déjà à M. André Beaunier, cet ouvrage me paraît l'un des mieux faits pour servir sa gloire. On ne saurait imaginer de plus attachante lecture; et comment résister au charme de ce style? C'est un de ces livres où s'affirme à chaque instant l'esprit de finesse, au-dessus de quoi, en France, nous ne mettons rien.
Le Dangereux Jeune Homme que publie M. René Boylesve est un recueil de nouvelles. La lecture en est à la fois divertissante et presque douloureuse, parce qu'à chaque instant, un être naît, nous captive, puis disparaît au bout de six pages. Il n'en est pas un seul avec qui nous ne souhaitions de vivre au long de tout un volume. Certes, l'art de la nouvelle n'est pas l'art du roman. Pourtant une nouvelle, réussie comme elles le sont presque toutes dans ce recueil, nous laisse du regret, et comme une déception amoureuse; n'entendrons-nous plus jamais Suzon Despoix, qui, pour donner des leçons de piano, est obligée de faire croire aux bourgeois qu'elle eut un maître? Ne saurons-nous jamais ce que sont devenus les amants de la Partie carrée? Les Trois Personnes et Analogie, ramassées, contractées à souhait, réduites à l'essentiel, eussent pu donner de curieux romans. En bref, l'auteur de ce recueil où tant de drames sont concentrés en quelques lignes mériterait qu'on le taxât de prodigalité. Mais conseillerons-nous, à un homme si riche, l'économie? Nous aimons aussi, dans ce volume, que chaque histoire y soit une moralité; l'auteur de la Leçon d'amour dans un parc est, quand il le veut bien, un très sagace moraliste. Satirique, il n'est jamais inutilement cruel, et chaque page de son livre nous donne sujet d'un retour sur nous-mêmes. Il est sans doute le peintre le plus exact et le plus “poète” de la classe moyenne en France. Presque seul, aujourd'hui, il sait évoquer des milieux. Sa Jeune Fille bien élevée, sa Madeleine jeune femme sont de ces études si charmantes, que leur charme même peut-être nous détourne de voir leur importance dans l'histoire littéraire de ce temps, ou, pour mieux dire, dans l'histoire de la province française.
Le Sage de M. Louis Artus est un sage selon le monde. Mais, selon le monde, qu'est-ce donc que la sagesse? Qui est le plus sage, du célèbre et austère savant Raymond Piérard, rigide et intransigeant père de famille, ou de l'aventurier Ned Ryde, repris de justice, infâme dans ses mœurs et qui lui ressemble comme un frère? Avec un art étonnant, Louis Artus nous montre la victoire du bandit sur le sage. En Ned Ryde, Raymond Piérard reconnaît un autre soi-même, mais qui fut plus logique. Vainement, un soir, l'assassinera-t-il; Ned Ryde est au dedans de lui, et le professeur illustre, à l'abri d'une hypocrite façade, jusqu'à sa mort ignoble dans un bouge, demeurera le disciple secret, le disciple honteux du hors-la-loi. Le sens de ce livre est que le discernement du bien et du mal ne nous est donné qu'à la lumière de Dieu. Il semble même qu'à notre auteur, le criminel paraisse plus logique et plus franc que le prudent professeur athée. Un théologien ne reprocherait-il pas à M. Louis Artus de méconnaître ce que l'Église appelle la loi naturelle? En d'autres temps, ce penseur catholique n'aurait-il pas dû rendre des comptes à cette sainte inquisition dont il est l'audacieux et éloquent thuriféraire? Nous savons qu'il se considère comme étant d'accord avec la plus stricte doctrine. Sans entrer dans le débat théologique —débat passionnant— soulevé par la Maison du sage, admirons sans réserve l'art du romancier. Le récit de cette patiente victoire d'un aventurier sur le personnage officiel, et la savante préparation qui amène peu à peu le lecteur à confondre l'illustre Piérard avec l'ignoble Ned Ryde, cela est réellement l'œuvre d'un maître. Ajoutons que rien n'est si émouvant que de voir un artiste, qui connut au début de sa carrière des succès plus éclatants et plus faciles, se reprendre soudain, chercher une autre route, la découvrir et ne plus rien concevoir qu'à l'ombre de la croix. Il en est, dès ici-bas, récompensé par un rajeunissement de son talent, et par l'attention, l'admirative curiosité que suscite parmi nous chacun de ses nouveaux ouvrages.
Il n'est pas trop tard pour dire ici un mot de Pénombre, le curieux roman que le marquis d'Argenson fit paraître l'an dernier. D'une forme très pure, peut-être un peu surannée, qui fait souvenir de Dominique, d'une noblesse de ton et de pensée qui rappelle Edouard Rod, c'est, dans son fond, l'œuvre la plus audacieuse; et sans doute fallait-il cette atmosphère de pureté dont est baigné tout l'ouvrage pour que, sans même songer à être choqués, nous nous enchantions de ce récit aigu: un jeune homme est marié avec Elisabeth et il a un ami. Cet ami, cœur fatal et byronien, est entraîné sur les pires chemins, et seul le retient le sentiment que lui inspire Élisabeth. Le mari, sûr du cœur de sa femme, consent à la laisser aimer par son ami, qu'il veut à tout prix sauver, et par cela même, il consent aussi à ce qu'Élisabeth soit troublée un peu... Mais comment résumer si brutalement une œuvre insinuante, enveloppée, où tout nous est suggéré sans que nous songions à nous défendre? Sujet étrange, scabreux, humain pourtant, et que l'art du romancier, l'évidente noblesse des protagonistes, sauve de toute équivoque, d'autant que la passion s'y apaise dans le renoncement. Il est, selon nous, dommage qu'un excès de citations alourdisse ce beau roman.
La critique n'est pas toujours un genre “négatif”: nous n'avons donc pas à nous excuser, dans une étude consacrée aux ouvrages d'imagination, de signaler les pages que M. Jacques Boulenger a réunies sous ce titre: ...Mais l'art est difficile. Depuis Sainte-Beuve et depuis Jules Lemaître, nul critique n'avait à ce degré possédé le pouvoir de nous intéresser à lui-même. M. Jacques Boulenger appartient à cette lignée de “feuilletonistes” qui sont d'abord des “essayistes”. Outre le plaisir de mieux connaître les écrivains d'aujourd'hui, M. Jacques Boulenger nous donne la joie de la plus honnête compagnie; son érudition est, si l'on peut dire, souterraine; on la sent qui pénètre tout le livre, mais elle n'apparaît que quand c'est indispensable. Il a su occuper une place qui n'appartient qu'à lui, à égale distance des deux groupes principaux par qui s'exprime aujourd'hui l'intelligence française; pour résumer, les uns veulent démobiliser l'intelligence, la libérer de la discipline nationaliste qui, pendant la guerre, entravait notre goût; et les autres exigent que l'intelligence ne cesse jamais de servir. “Voici donc le dilemme, écrivait récemment André Gide, risquer de troubler momentanément un ordre factice et manifestement provisoire, par la mise au vent de certaines idées qui ne s'accommodent pas de lui, ou consentir aux compromissions de la pensée...” Et M. Albert Thibaudet: “L'intelligence française, dans cet état de mobilisation permanente, risquerait bientôt, non seulement de ne plus être l'intelligence, mais de ne plus être française.” M. Jacques Boulenger s'évade à merveille de ce dilemme. Certes nous sentons à chaque page que ce jeune critique s'est battu et qu'il fut un audacieux aviateur, il adore ce pour quoi il exposa sa vie et il consacre à l'Antimilitarisme sentimental des pages si mesurées qu'on n'en sent pas d'abord toute l'indignation... et pourtant, avec la plus souple intelligence et le goût le plus sûr, il est sensible aux aspects imprévus de l'art; il bride sa sensibilité, mais cependant ne s'en méfie que dans la mesure qu'il faut. L amour de la patrie ne trouble en rien son esthétique, c'est que chez ce combattant, cet amour est moins une passion du cœur qu'une passion de la raison. Alors que chez M. Souday, par exemple, la passion anticléricale aveugle le sens critique, parce qu'elle procède de la chair et du sang, le nationalisme de M. Jacques Boulenger éclaire son jugement, le dirige et ne le fausse pas. M. Jacques Boulenger écrit d'un héros de M. Werth: “Il nous donne l'exemple d'une âme tout entièrement asservie à ses sentiments. Rien n'est plus dégoûtant chez un homme que cette douteuse féminité...” Par ce que notre critique ici condamne, il nous est donné de connaître la vertu qu'il possède pour bien juger les ouvrages de l'esprit: une raison capable de passion. Ajoutons qu'il n'est pas une seule de ces études qui ne nous propose un bel exemple de style. Ainsi comprise, la critique ne saurait être plus aisée que l'art, puisqu'elle se confond avec lui.

Signalons à nos lecteurs la Collection des Chefs-d'œuvre méconnus publiée chez l'éditeur Bossard sous la direction de M. Gonzague Truc, qui met à la disposition du public des ouvrages de premier ordre et qu'il était difficile de se procurer. Nous avons reçu trop tard, pour pouvoir en rendre compte, le Livre de saint Joseph, par Francis Jammes (chez Plon); Limogé, un très curieux roman de M. Jean Yole (chez Grasset); Les Dieux tremblent, de M. Marcel Berger (chez Albin Michel); Hommes d'action et de rêve, par Jean Dornis (chez Crès); Amour sacré et amour profane, d'Arnold Bennett, traduit avec un art délicieux par Maurice Lanoire (chez Grasset).

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François MAURIAC, “L'Amour et le Secret, par André Beaunier (Flammarion) - Le Dangereux Jeune Homme, par René Boylesve (Calmann Lévy) - La Maison du sage, par Louis Artus (Émile Paul) - Pénombre, par René d'Argenson (Vanier) - Mais l'art est difficile, par Jacques Boulenger (Pion),” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/682.

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