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Portrait psychologique de Tolstoï

Référence : MEL_0070
Date : 07/02/1936

Éditeur : Gringoire
Source : 9e année, n°379, p.4
Relation : Notice bibliographique

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Portrait psychologique de Tolstoï

À l’égard de certains hommes, il n’est pas de pire injustice que la stricte justice. Je suis de ceux qui n’avaient pu lire sans irritation l’avant-dernier essai critique de M. François Porché: Verlaine tel qu’il fut; non certes à cause des “révélations” touchant la vie privée de Verlaine, qui d’ailleurs ne nous révélaient rien. Mais il existe des êtres que leur vie apparente calomnie et qui ne ressemblent pas à leurs actes: ce n’était pas sur ses actes qu’il aurait fallu juger Verlaine.
Tolstoï, lui appartient à une autre race. Tant qu’il a vécu, il s’est efforcé de créer sa vie à l’image de son âme et l’on peut dire qu’il est mort de son échec. La méthode critique de M. François Porché nous semble donc convenir exactement au drame tolstoïen. Et ce qui donne tant de prix à son ouvrage, c’est que le cas Tolstoï a une portée générale et transpose sur le plan du génie l’histoire de tous les hommes qui défendent une doctrine à laquelle ils ne conforment pas leur vie.
Les apôtres, quel que soit l’idéal qu’ils défendent, ont deux sortes d’obstacles à surmonter: ceux d’abord qu’ils découvrent en eux-mêmes et qui tiennent à la faiblesse de la nature, à la virulence des passions, et ceux que dresse contre eux la famille.
Cette exigence du Christ, que nous le préférions même à nos proches, et qui nous paraît si dure, est l’exigence de toute vérité lorsqu’elle s’impose à un homme. En lisant cette Vie de Tolstoï, comme on comprend la règle du célibat que l’Eglise catholique impose à ses prêtres! L’affreux et interminable conflit qui mit aux prises pendant tant d’années la comtesse Tolstoï et son époux de génie, se reproduit chaque fois qu’un homme engagé dans les liens du mariage s’efforce de suivre jusqu’au bout le dieu qui l’appelle.
Presque toujours l’appelé cède au devoir immédiat, à l’obligation la plus facile, se résigne à un compromis avec les siens. C’est l’honneur de Tolstoï d’avoir été incapable de cette résignation, même quand il paraissait abandonner la lutte. Malheureusement pour le grand homme, l’adversaire trouvait en lui un complice: ce tempérament insatiable qui, presque jusqu’à l’extrême vieillesse, finira toujours par le ramener au lit conjugal. La comtesse Tolstoï, quinquagénaire et abimée par tant de maternités, n’eut jamais à redouter l’accoutumance ni l’indifférence dans son mari. Les disciples dominent leur maîtres pendant le jour, mais elle demeura jusqu’à la fin la reine de la nuit.
Entre Tolstoï et sa famille, M. François Porché a raison de tenir la balance égale. L’épouse défendait son bonheur, la mère luttait pour sauvegarder le patrimoine de ses enfants; et il faut ajouter: la femme du plus grand romancier européen s’efforçait de le ramener à la création littéraire pour laquelle il était venu en ce monde. Et sur ce point, comment ne pas lui donner raison? Tolstoï a bien mérité de la race humaine, parce qu’il a écrit Guerre et paix, Anna Karénine, La Mort d’Yvan Illitch, et non parce que cet évangéliste redoutable a lâché sur le monde, selon un mot de Chesterton, “des vérités devenues folles”.
D’ailleurs comment la postérité pourrait-elle départager les époux? Le grand intérêt de cette biographie c’est que, comme tout bon critique, M. Porché tient scrupuleusement compte de la chronologie. Son récit s’étend de la naissance à la mort de Tolstoï. Le barine né en 1828, qui a connu le servage, qui a fait battre de verges ses paysans, qui a peut-être abusé de leurs femmes et de leurs filles, le joueur, le débauché, qui a trente-cinq ans épouse Mlle Bers, voit d’abord dans le mariage un merveilleux redressement de sa vie morale. Il avait atteint le port, il ne lui restait plus que de travailler, entouré des siens, dans le vieux domaine où il était né. Mais le germe redoutable l’habitait déjà à son insu, durant ces premières années de bonheur conjugal et de création littéraire. De jour en jour se développait en lui cette mauvaise conscience du riche qui ne se résigne pas à ses privilèges, qui souffre de ne pas vivre comme il pense et de bénéficier de l’injustice qu’il condamne. Ainsi, M. François Porché nous fait-il assister, comme dans un film au ralenti, à la transformation du paradis d’Iasnaïa Poliana en cet enfant d’où le vieux Tolstoï s’évadera enfin, le 28 octobre 1910, vers 5h du matin, pour aller finir misérablement dans la petite gare d’Astapovo.
Faut-il se scandaliser de ce que l’auteur cède parfois, malgré l’horreur de ce drame, à une [-]onie assez féroce? Il est trop vrai qu’un sombre comique se dégage de la destinée de l’apôtre qui, protégé par sa gloire, n’obtient à aucun moment d’être persécuté. D’autres sont exilés ou déportés en haine des principes que Tolstoï a répandus dans le monde. A lui seul le martyre est interdit: comme si le pauvre grand homme n’avait droit à aucun autre enfer qu’à celui du mariage. Souffrir et faire souffrir, tel sera son lot pendant un demi-siècle.
Mais la suprême goutte du calice, qu’elle sera [ancre]! Durant les dernières années, la vieille comtesse échappera, du moins par le désir, à ce tourment sans fin. Elle qui n’avait jamais vécu que pour son terrible Lev Nikolaévitch ressentira tout à coup un amour passionné pour un musicien encore jeune. Indifférente au jugement de ses grands enfants, elle donnera le spectacle ridicule de cette floraison d’arrière-automne. Ainsi, Tolstoï n’eut même pas la consolation de se dire que le sentiment si fort qui les avait reliés l’un à l’autre était demeuré intact jusqu’à la fin. Le vieillard mourant dans cette petite gare (dont jusqu’au dernier soupir un disciple et une fille féroce défendirent l’accès à sa vielle compagne) songeait peut-être qu’il avait perdu la seule grandeur de cette atroce vie à deux: leur fidélité mutuelle. Cela aussi avait été abîmé, puisque vieille et grotesque, sa femme en avait chéri un autre, avait souffert pour un autre. A-t-il eu, par surcroît, le pressentiment que de la doctrine dont il avait empoisonné le vieux monde rien ne devait subsister et qu’elle serait haïe et méprisée de ceux-là même qui accompliraient la Révolution au nom de principes tout différents?
Du point de vue littéraire, nous n’avons pas à regretter le temps qu’il perdit à écrire des brochures de propagande. L’œuvre qu’il portait en lui, il l’a donnée, et sans doute n’avait-il rien d’essentiel à ajouter à ses grands livres. La plupart des écrivains, parce qu’il faut vivre, se répètent indéfiniment. Mais Guerre et Paix est un monde et on ne crée un monde qu’une seule fois.
Ce créateur a survécu de longues années à sa création; non qu’il fût épuisé: les moindres des récits écrits à l’époque du “tolstoïsme” sont des chefs-d’œuvre et suffiraient à la gloire d’un écrivain. Mais après Guerre et Paix, un romancier avait le droit de se livrer à ses démons. Le plus étonnant dans ce livre et ce dont nous autres Français sommes le plus incapables, c’est que les personnages durent, c’est que nous y sentons l’écoulement du temps. Dans les romans-fleuves de chez nous, le temps n’existe pas: les chapitres se superposent comme des assiettes. Dans Guerre et Paix, les jeunes filles ou les adolescents que nous chérissons dès les premières pages (je pense surtout à Nicolas ou à Natacha Rostow) s’abîment lentement. Nous assistons par la magie d’un art incomparable à cette destruction presque imperceptible. Et voici que Natacha, la petite fille adorée, est maintenant cette grosse dame coléreuse. Nous la reconnaissons, nous l’avons suivie jusque-là: oui, c’est bien elle: Natacha Rostow, pareille à tous les êtres que nous avons chéris dans notre jeunesse et que les années ont détruits, hélas! sans les rendre méconnaissables.

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François MAURIAC, “Portrait psychologique de Tolstoï,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/70.

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