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Critique de la critique

Référence : MEL_0071
Date : 28/02/1936

Éditeur : Gringoire
Source : 9e année, n°382, p.4
Relation : Notice bibliographique

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Critique de la critique

Je ne traiterai aujourd’hui d’aucun ouvrage particulier mais de la critique en général. A en croire la plupart de mes confrères, ils ne lisent rien de ce qui se publie sur leurs ouvrages. Pour moi, le temps ni l’habitude n’ont pu émousser le plaisir de parcourir chaque matin les coupures de presse. Je ne crois apporter à ce dépouillement aucun amour-propre d’auteur: il m’arrive de ne pas aller jusqu’au bout d’un dithyrambe, et de relire deux ou trois fois un éreintement s’il projette quelque lumière sur mon ouvrage, sur moi-même ou sur la personnalité du critique.
Il faudrait désespérer d’un écrivain qui, ayant passé le milieu de la vie, ne serait pas capable de juger ses propres juges, sans aucun parti pris, et qui ne tirerait pas profit de tant d’avis contradictoires dont chaque matin il est assailli.
Je m’efforce donc de faire crédit à tous, sauf au petit nombre chez lesquels une passion étrangère à la littérature corrompt le jugement: une sûre expérience nous apprend que dans tel ou tel journal, le feuilleton qui nous est consacré marque toujours exactement la température de nos rapports avec le parti dont il est l’organe.
De la critique absorbée à dose massive (comme elle m’est administrée tous ces jours-ci) en dépit de tant d’avis opposés, une impression très nette se détache: sauf de notables exceptions, ce que le critique condamne et rejette, c’est ce qui est le plus nous-mêmes, ce qui nous appartient en propre.
Cette quasi-unanimité pour reprocher à un auteur que je connais bien le choix de ses personnages, est, de ce point de vue, très significative. Le héro des Anges noirs, Gabriel Gradère, est le frère d’un affranchi de Carco. Vu par Carco, il ne paraîtrait nullement effroyable, il prendrait un aspect presque normal, parce que son cas n’engagerait pas l’éternité. Un trafiquant de coco, un souteneur, un maître chanteur, c’est l’art unique de “Monsieur Francis” de nous les rendre proches et familiers. En revanche, c’est le prolongement métaphysique que j’introduis, malgré moi, dans toutes mes créatures, qui crée le malaise. Je suis un métaphysicien qui travaille dans le concret. Grâce à un certain don d’atmosphère, j’essaye de rendre sensible, tangible, odorant, l’univers catholique du mal. Ce pêcheur dont les théologiens nous donnent une idée abstraire, je l’incarne.
Quand donc le critique me reproche le choix de mes personnages, son reproche porte à faux car mes personnages sont ceux de tout le monde. C’est à moi-même en réalité qu’il devrait s’en prendre, à ce qui fait que toute créature dont je m’occupe devient instantanément ce type assez horrible et indéfendable: un personnage de Mauriac.
Et de même, quand le critique décide que vous n’êtes pas un vrai romancier et que votre roman n’est pas un vrai roman; quand il vous oppose, pour vous en accabler à Balzac et à Dostoïevski, ce qu’il rejette, c’est justement ce qui vous différencie de ces grands aînés, c’est-à-dire vous-même.
Autant il est légitime de déclarer à un écrivain qui prétend avoir écrit une tragédie classique: “Votre pièce n’est pas une tragédie classique parce qu’elle a moins de cinq actes et que la règle des trois unités n’y est pas observée”, autant il est absurde de fixer le canon du roman dans Balzac ou dans Tolstoi ou dans Flaubert, et de bannir du genre “roman” toute œuvre qui s’écarte du type de ce que le critique de sa propre autorité considère comme étant le roman véritable.
Car c’est justement cette différence, cet écart qui représente pour un écrivain sa chance de survie. Qu’on ne voie là aucune vanité: je crois que chaque époque littéraire jette par-dessus bord le plus gros de sa cargaison romanesque et que, par conséquent, pour chacun de nous, cette chance de survie est minime. Mais si nous avions le bonheur d’aborder aux époques lointaines, ce serait justement grâce à tout ce qui est dans notre œuvre irréductible, à ce qui nous appartient de propre et jusqu’aux défauts qui nous limitent et nous empêchent d’arriver à la cheville de notre prédécesseurs.
Nul ne songe plus aujourd’hui à reprocher à Manet d’avoir peint des Manets. Mais tant que Manet a vécu, on lui a reproché d’être Manet. “Quand donc M. X… nous peindra-t-il des amants heureux, des personnages normaux et vertueux? Quand donc écrira-t-il des romans aussi long que ceux de Dostoïewski? Quand donc s’occupera-t-il de la question sociale? Quand aura-t-il une autre démarche que sa démarche?”
On peut être plus ou moins impressionné par ces reproches et par ces exigences (surtout quand un critique vous dit sévèrement, de vive voix, comme il m’est advenu l’autre jour: “Votre livre m’apprend sur vous des choses que je ne soupçonnais pas.” Bien que je n’aie pas des mains d’étrangleur, je les ai d’instinct dissimulées au fond de mes poches!) Oui, souvent impressionné par mes critiques, j’ai rêvé d’écrire l’histoire d’une sainte petite fille, d’une sœur de Thérèse Martin. J’ai cru que Mozart, qui m’a ouvert les portes de son paradis, me ferait soudain, dans mon œuvre, un lâcher d’anges qui ne seraient pas noirs. Mais dès que je me mets au travail, tout se colore selon mes couleurs éternelles; mes personnages les plus banaux errent dans une certaine lumière sulfureuse qui m’est propre et que je ne défends pas –qui est la mienne.
“M. Mauriac a signé l’arrêt qui le condamne à n’être jamais que M. Mauriac”, écrivait récemment, à propos de mon dernier livre, un jeune naïf. Arrêt de mort? Non, arrêt de vie, ou plus exactement: de chances de survie. Car ce qui sauve littérairement un auteur, s’il doit être sauvé, c’est son impuissance absolue à être un autre que lui-même. Un artiste qui peut être un autre que lui-même qui est tour à tour tous les peintres ou tous les écrivains, est perdu d’avance: comment durerait-il, lui qui n’existe pas? C’est dans la mesure où il entre de la volonté dans mes livres (par scrupule, peur de scandaliser, etc.), que je me sens menacé.
Un bon critique, selon moi, sera donc celui qui ayant à juger un écrivain, bien loin de lui demander d’être un autre que lui-même, cherchera si dans l’ouvrage étudié, l’auteur a su rester fidèle aux lois de son univers, s’il ne s’est servi que de ses dons naturels, s’il n’a pas recours à certaines recettes et à certaines modes. Ce que le critique doit exiger de nous, c’est de ne nous trahir au profit de personne, de ne nous gonfler pour imiter personne. Un critique est à mes yeux jugé qui se livre à des rapprochements accablants pour en mieux écraser l’œuvre qu’il étudie: car il ne s’agit pas pour nous de mettre nos pas dans les pas des grands maîtres, mais de réaliser pleinement l’humble artiste que nous sommes. Que chacun de nous épuise ses possibilités sans chercher à les dépasser, voilà ce que doit vouloir de nous tout bon critique. Il n’existe pas de règle universelle qui lui permette de nous condamner. Un bon critique ne cherche aucune pierre de touche en dehors de l’auteur qu’il étudie.
Quand un livre est manqué, s’il s’agit d’un véritable écrivain, ce n’est jamais parce qu’il a violé telle ou telle règle du genre (car il n’en existe pas pour faire un bon roman) mais parce qu’il a été infidèle à ce code secret qui, par exemple, a permis à Colette d’écrire Chéri, à Chardonne d’écrire Les Destinées sentimentales: et de même que le code de Colette est sans valeur pour Chardonne, si elle se risquait dans l’atmosphère de ce grand romancier, Colette tomberait asphyxiée. Qu’on nous juge et, si c’est nécessaire, qu’on nous condamne mais que ce soit selon notre loi.

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François MAURIAC, “Critique de la critique,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/71.

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