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L'Otage, de M. Paul Claudel, au théâtre de l'Œuvre (Reprise) - Cent millions qui tombent, vaudeville en trois actes de M. Feydeau, au Palais-Royal - Le signe sur la porte, quatre actes de M. Pollock à la Renaissance - Je veux revoir ma Normandie, de M. Lucien Besnard, et le Voyageur, de M. Denys Amiel, à la Baraque de la Chimère

Référence : MEL_0719
Date : 12/05/1923

Éditeur : Revue hebdomadaire
Source : 32e année, n°19, p.236-239
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris p.102-104 et p.110, in Dramaturges, Paris : Librairie de France, 1928.
Type : Chronique
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L'Otage, de M. Paul Claudel, au théâtre de l'Œuvre (Reprise) - Cent millions qui tombent, vaudeville en trois actes de M. Feydeau, au Palais-Royal - Le signe sur la porte, quatre actes de M. Pollock à la Renaissance - Je veux revoir ma Normandie, de M. Lucien Besnard, et le Voyageur, de M. Denys Amiel, à la Baraque de la Chimère

Dans l'Otage, Paul Claudel, retouchant sans vergogne l'histoire contemporaine, imagine qu'un agent royaliste, Georges de Coufontaine, enlève le pape Pie VII pendant la campagne de Russie. Pour sauver le Saint-Père détenu chez elle en otage, et dont le préfet Turelure a éventé la retraite, une jeune fille noble, Sygne de Coufontaine, cède aux directions d'un pauvre curé de campagne et consent à épouser ce Turelure, son ancien serf, conventionnel régicide et assassin de tous ses parents. Après avoir trahi par devoir la foi jurée à son cousin Georges de Coufontaine, elle meurt de la balle que Georges destinait à Turelure.

Circonstances étranges et atroces! Mais elles servent le dessein du poète: ce qui nous est rendu sensible avec une force, avec une brutalité presque blessante, comme dans une image coloriée d'indigo et de vermillon, c'est l'écroulement de l'ordre ancien, la ruine éternelle de la vieille maison où chaque pierre était dépendante des autres et où toutes ne subsistaient que par la clé de voûte royale. Écoutez Turelure, ce Foucher fort-en-gueule, exaltant le bel été de l'an Un:
"Seigneur! que nous étions jeunes alors, le monde n'était pas assez grand pour nous!"
"On allait flanquer toute la vieillerie par terre, on allait faire quelque chose de bien plus beau!"
"On allait tout ouvrir, on allait coucher tous ensemble, on allait se promener sans contrainte et sans culotte au milieu de l'univers régénéré, on allait se mettre en marche au travers de la terre délivrée des dieux et des tyrans!"

Pour nous, tout le tragique de l'Otage tient dans cette certitude, qu'autant que Maurras Claudel possède, qu'il n'est point de salut temporel hors l'institution royale. Mais alors que Maurras s'efforce de la restaurer, l'auteur de l'Otage semble juger irréparable, irrémissible le régicide du 21 janvier. C'est qu'il lui reste un refuge plus haut, un royaume qui n'est pas de ce monde. Que la face de la terre soit renouvelée ou détruite, le ciel ne passera pas. Sygne de Coufontaine épouse un boucher de 93, humilie à jamais dans sa chair une race illustre, mais sur les ruines du régime ancien, elle sauve ce qui peut être sauvé encore: par elle est maintenue l'Église en la personne du Père des hommes.
"Maintenant chacun s'en va vivre pour soi-même à son aise et il n'y aura plus de Dieu ni de Seigneur."
"La terre est grande, que chacun y aille de son côté, voici les hommes libres à la manière des animaux."
Et Sygne, d'un mot, nous montre le sens de son sacrifice.
"Le Roi est mort, le chef est mort. Mais j'ai sauvé le prêtre éternel."

Ce que furent les Perses d'Eschyle pour les Athéniens, l'Otage le devrait être aussi pour nous: le tragique destin français tient dans ces trois actes. Qu'est-ce qui rebute ici le grand public et surtout les grands critiques? Un poète qui pense par images, qui saisit et qui fixe entre toutes choses des rapports non encore perçus, et surtout qui nous impose avec violence une vision catholique de l'univers, suscitera toujours l'inimitié des esprits modérés, des lettrés raisonnables et fins comme en envoient à Paris toutes les provinces de France. Car il y a des races ennemies, même et surtout parmi les intelligences. J'entends souvent soupirer: Si nous avions un Sainte-Beuve! Mais j'imagine assez la Causerie du lundi consacrée à Claudel! Cela commencerait ainsi: “Un spirituel diplomate qui se repose de ses travaux en écrivant des drames et qui, de nos jours, a inventé un genre, M. Paul Claudel...” Puis Sainte-Beuve nous montrerait que le sentiment de la perfection, “le besoin de naturel jusque dans l'idéal”, sont en nous violentés par Claudel et qu'on trouve à cette lecture “plus de souffrance de goût que de jouissance de cœur”. A travers le factice et le faux, il noterait des touches heureuses: “Inexplicable mélange qui déconcerte et qui est sans doute plus fait pour attrister le lecteur déjà mûr que pour le consoler.” Eh oui! le grand Sainte-Beuve aurait honni Claudel, comme Brunetière s'est gaussé de Baudelaire, et M. Le Breton de Rimbaud, et M. Lasserre de Jammes et de Marcel Proust. Naguère encore, je ne pouvais souffrir que mes auteurs préférés ne fussent aimés que du petit nombre. Proust aura été le dernier à me donner ce tourment. Ce n'est pas que mon amour se refroidisse. Mais avec la jeunesse, sans doute perdons-nous la manie de convertir les gens. Que chacun choisisse ses dieux et ses consolateurs, ceux qui l'aident à vivre et qui l'aideront à mourir. D'autant que les plus différents esprits se réconcilient toujours en Montaigne, en Pascal, en Racine.

Mlle Ève Francis nous a paru meilleure que dans l'Annonce faite à Marie, où elle donnait l'apparence d'une courtisane à Violaine, petite lépreuse exténuée. Mais où sont les interprètes, aujourd'hui, qui ne trahiraient pas Claudel?

Et j'ai vu au Palais-Royal Cent millions qui tombent. Ils tombent sur la tête de Max Dearly, domestique d'une dame de petite vertu mais de grand appétit et qui voudrait bien devenir la maîtresse de son serviteur. Un croupier juif, pour soutirer de l'argent au larbin richissime, suscite un faux prétendant à l'héritage: Max Dearly déjoue ses ruses et épouse la femme de chambre. Ce vaudeville posthume n'est pas très drôle. C'est le pensum d'un auteur comique qui a des idées noires et que l'approche de la mort rend moins habile à dérider les vivants. Feydeau n'aurait-il pas retouché ces trois actes? Quand leur machine commence à se détraquer, les gens de lettres feraient bien, sans plus attendre, de brûler leurs ébauches. Il est vrai que si Pascal l'avait fait...

Le Signe sur la porte a eu des milliers de représentations outre-mer, - ce qui nous aide à comprendre pourquoi les Anglo-Saxons même mûrs ont encore des visages d'enfants. Comment résumer ce film? Un honnête homme tue dans une chambre du Ritz un séducteur de profession sans se douter que sa propre femme, venue là pour les motifs les plus nobles, est cachée dans la chambre voisine. L'honnête assassin ferme derrière lui la porte à clef, emprisonnant ainsi sa femme avec le cadavre. La malheureuse s'accuse du crime pour sauver son mari. Cette situation inextricable se dénoue avec une facilité inattendue et qui passe notre espérance. Dès qu'il y a sur une scène un séducteur ténébreux et méchant, le rôle est pour M. Charles Boyer. Mais ce jeune artiste a reçu des dieux le don d'ubiquité: il s'évade chaque soir de la Renaissance et d'un rôle imbécile pour tenir avec une maîtrise admirable celui du Voyageur à la baraque de la Chimère.

Nous redoutions que cette Chimère se fût installée dans quelque baraque Adrian de funèbre mémoire. Mais rien n'est plus agréable que ce joli théâtre forain édifié par Baty en face de Saint-Germain-des-Prés. Les entr'actes y sont délicieux par ces temps chauds, à cause du foyer qui est le boulevard poudroyant sous les marronniers épais, et le spectacle vaut les entr'actes. La paysannerie de M.Besnard, Je veux revoir ma Normandie, est du meilleur théâtre “de la foire” et oppose un coq de village normand à un nouveau riche qui infecte le pays avec ses usines et ses sanatoriums. Elle permet à la jeune troupe chimérique de montrer son entrain et de “patoiser” joyeusement: c'est à qui prendra le mieux le ton et l'accent des paysans. Quel heureux signe quand les acteurs ont l'air de s'amuser au moins autant que le public! On sait quel metteur en scène est Baty: pas de toiles peintes, pas de trompe-l'œil, il fait se lever sur les chaumes une aube d'été: on croit voir la rosée luire.

Le Voyageur de Denys Amiel a beaucoup plu. Critiquons d'abord pour n'avoir plus qu'à louer: un premier défaut de cet acte est peut-être d'illustrer trop évidemment une théorie. M. Denys Amiel veut que le drame se passe à l'intérieur et que les paroles des protagonistes ne l'expriment que comme un grondement lointain annonce l'orage. Les premières pages du Trésor des humbles sur le Silence nous fournissent les éléments de cette esthétique. Un autre défaut qui serait plus grave si la pièce ne datait de 1912, et si nous ne savions que l'auteur de la Souriante Madame Beudet s'en est corrigé depuis, c'est un terrible relent de l'esthétique Bataille. Pendant certaine tirade, je respirais l'odeur pourrie des fleurs trop longtemps restées dans les vases, qui est l'odeur de Bataille. Ah! que M. Denys Amiel se méfie du style poétique, c'est son plus grand ennemi. Il nous a empêchés de goûter tout à fait les rares qualités de son petit drame.

Après une longue tournée en Amérique, un jeune pianiste revient à Paris chez la femme qu'il n'a pas cessé d'aimer et qui s'est consolée avec le meilleur ami du musicien. Mais sans doute ne cherchait-elle en lui que le reflet de l'absent, car elle commence de l'abandonner dès que le voyageur reparaît. Aucune parole directe ne trahit le débat entre ces trois êtres. A travers des propos ordinaires, nous surprenons le mouvement secret des cœurs. Dans le rôle du voyageur, M. Charles Boyer montre ce don des grands acteurs qu'il me paraît être le seul, dans sa génération, à détenir: c'est l'autorité.

La Chimère va reprendre Martine de J.-J. Bernard avec l'admirable Mlle Jamois. Nous ne saurions trop conseiller, à ceux qui ne l'ont pas encore vu, ce spectacle qui est la plus heureuse réussite de Baty.

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François MAURIAC, “L'Otage, de M. Paul Claudel, au théâtre de l'Œuvre (Reprise) - Cent millions qui tombent, vaudeville en trois actes de M. Feydeau, au Palais-Royal - Le signe sur la porte, quatre actes de M. Pollock à la Renaissance - Je veux revoir ma Normandie, de M. Lucien Besnard, et le Voyageur, de M. Denys Amiel, à la Baraque de la Chimère,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/719.

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