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Nouvelles notes sur la critique

Référence : MEL_0072
Date : 27/03/1936

Éditeur : Gringoire
Source : 9e année, n°386, p.4
Relation : Notice bibliographique

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Nouvelles notes sur la critique

M. Robert Brasillach m’accorde qu’un critique doit se défendre d’accabler l’œuvre qu’il étudie par une comparaison écrasante avec celle d’un Balzac ou d’un Tolstoï. Mais, à son avis, il ne saurait éviter d’avoir recours à ces confrontations, s’il veut juger du rang qu’un auteur contemporain occupera dans la littérature, la tâche du critique étant, selon lui, de prévoir le verdict de la postérité.
Je crois pour ma part ces prophéties inutiles et vaines. Il n’y faut rien voir d’autre qu’une habitude scolaire: nous nous croyons toujours en classe. Enfant, je considérais Lamartine et Hugo comme premiers ex æquo, de Musset (Alfred) second, de Vigny (Alfred) troisième, de Laprade (Victor) et Delavigne (Casimir) quatrièmes, etc…
Or quels sont les écrivains qui ont compté le plus pour nous, quels sont ceux qui nous aident encore à vivre? Où sont-ils, les compagnons de notre jeunesse qui nous ont marqués plus qu’aucun ami vivant? Les premiers noms qui nous viennent sont justement ceux d’écrivains inclassables.
Quelle place donner par exemple à Maurice de Guérin, enfant perdu au milieu des pontifes du romantisme? Lorsque, après sa mort, George Sand, dans la Revue des Deux Mondes, consacra une étude à Guérin, le père Lacordaire fut bien étonné: il avait connu Maurice, c’était un jeune homme très distingué, assurait-il, mais rien de plus, aux yeux du grand dominicain, le plus insignifiant des disciples que Lamennais eût attirés à La Chesnaie. Deux poèmes en prose, un journal intime, quelques lettres d’adolescent, il n’y a rien là, en effet, qui puisse figure, entre tant d’ouvrages sublimes que son temps a vu naître. Et pourtant combien sommes-nous, en 1936, à aimer Maurice, à la sentir tout proche, à l’entendre respirer dans la chambre où nous reprenons pour 1 centième fois telle page de son journal.
Et de même, Sainte-Beuve n’avait pas tort de situer Les Fleurs du mal en dehors de la littérature normale, à l’extrémité d’un [k]amtchatka littéraire. On ne peut comparer le recueil de Baudelaire à l’immense édifice de Victor Hugo sans l’en écraser. Arthur Rimbaud non plus ne saurait être classé dans un palmarès officiel… Est-ce un hasard si tous les noms de “hors-série” qui me viennent à l’esprit sont justement ceux des poètes dont la place, médiocre ou nulle, dans les manuels de littérature est sans proportion avec celle qu’ils occupent dans le cœur des quelques Français que la poésie intéresse encore?
La vraie question pour le critique n’est donc pas de savoir si tel auteur a l’importance de Balzac ou de Tolstoï, mais s’il existe en tant que “planète”, s’il constitue un monde clos tel qu’un certain nombre d’homme y puissent aborder, un monde familier qu’ils préfèrent à tous les autres.
La postérité classe les “astres” par ordre d’importance. Mais il y a grandeur et grandeur: si Hugo est incomparablement plus grand que Rimbaud, la puissance de Rimbaud sur ceux qui le chérissent est d’une tout autre force que celle de Hugo sur ses admirateurs. Quelle vie intérieure a jamais été modifiée par Hugo? Tandis que les Illuminations, Une saison en enfer, ont donné au jeune homme Claudel la sensation presque physique du monde invisible.
A quoi bon chercher à prévoir ce classement qu’établira la postérité et qui d’ailleurs ne sera jamais définitif? Un siècle après la mort d’un écrivain, on se dispute encore à son sujet. En revanche, il appartient à chacun de nous, dans la mesure où nous sommes doués d’esprit critique, d’aborder une œuvre littéraire comme un continent, d’en étudier la faune, la flore, les paysages, l’atmosphère; de nous rendre compte si elle est habitable; si une colonie spirituelle a chance de s’y perpétuer, en vivant des ressources qui s’y trouvent, et d’en découvrir de nouvelles.
Ce dernier point est essentiel: de très grandes œuvres comme celles de Hugo ou de Lamartine livrent d’un coup tout ce qu’elles ont à donner; c’est un trésor dont la littérature française a fait l’inventaire et dont elle a disposé une fois pour toutes. Mais d’autres œuvres, en apparence beaucoup plu réduites et limitées, ne se laissent prospecter que peu à peu. Elles sont riches de gisements qui échappent longtemps au regard. Un bon critique est ce sourcier qui, dans une œuvre aimée, fait jaillir sous nos pas, tout à coup, une source inconnue. Et que nous importe que le débit en soit mince ou même intermittent, si nous en recevons plus de rafraîchissement que des grandes cascades officielles?
S’il m’était permis de parler librement des travaux de mes contemporains, je m’efforcerais d’établir cette discrimination entre ceux qui m’apparaissent comme des “mondes vivants possibles”, et les “astres” artificiels, les œuvres montées de toutes pièces qui, en dépit de leur brillant, sont destinées à la ferraille. Et il faudrait mettre à part aussi celles qui dureront peut-être, mais comme des merveilles de musée, devant lesquelles on passe sans que personne jamais songe à les mêler au drame secret de sa vie.
D’ailleurs que veut-on dire quand on dit d’un auteur qu’il survivra? Parle-t-on de lui ou de ses livres? Ce n’est pas la même chose. Le nombre des œuvres littéraires qui survivent autrement que dans les manuels de littérature, qui sont toujours lues, méditées, telles que les Essais de Montaigne ou les tragédies de Racine, qui influencent encore les destinées individuelles, sont extrêmement rares.
Le plus souvent, c’est l’auteur lui-même qui nous intéresse et nous ne retenons de ses livres que de quoi nous renseigner sur lui: nous ne lisons guère plus de Rousseau que les Confessions et de Chateaubriand que les Mémoires d’outre-tombe, et de Voltaire que la Correspondance (Candide mis à part). Ces grands hommes ont survécu à leurs œuvres; et aussi petits que nous soyons, aussi infime que soit notre chance de durer, nous en avons plus encore que nos livres. Si certaines pages en doivent surnager, ce seront en tout cas celles qui projettent quelque lumière sur notre vie inconnue.
Mais justement, m’opposera-t-on, quand on confronte un écrivain vivant avec ses grands aînés, c’est pour juger si son œuvre est de l’ordre de celles qui existent en dehors de leur auteur, qui détiennent ce caractère classique de subsister par leur vertu propre: Andromaque et Phèdre nous intéressent infiniment plus que Racine.
Sur ce point, le critique ne court pas grand risque à se montrer pessimiste, car la plupart des livres sont de la race des éphémères: ils naissent et meurent sous nos yeux –ce qui autorise les écrivains à les remplacer aussitôt, grâce à une ponte ininterrompue où ils témoignent presque tous d’une abondance redoutable et d’une affreuse régularité.

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François MAURIAC, “Nouvelles notes sur la critique,” Mauriac en ligne, consulté le 20 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/72.

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