Mauriac en ligne

Search

Recherche avancée

L'Homme Enchaîné, pièce en trois actes de M. Édouard Bourdet au théâtre Fémina - Jean de la Fontaine ou le Distrait volontaire, trois actes de MM. Louis Gendreao et Guillot de Saix, à la Comédie-Française

Référence : MEL_0724
Date : 17/11/1923

Éditeur : Revue hebdomadaire
Source : 32e année, n°45, p.364-367
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris p.140-144, in Dramaturges, Paris: Librairie de France, 1928.
Type : Chronique dramatique
Version texte Version texte/pdf Version pdf

L'Homme Enchaîné, pièce en trois actes de M. Édouard Bourdet au théâtre Fémina - Jean de la Fontaine ou le Distrait volontaire, trois actes de MM. Louis Gendreao et Guillot de Saix, à la Comédie-Française

Après avoir vu le nouvel ouvrage de M. Édouard Bourdet, je n'oserai plus répéter que tout ce qui est humain est étranger aux auteurs dramatiques de notre temps, M. Bourdet nous montre enfin des êtres vivants, plus vivants même qu'il ne parait d'abord: une certaine maladresse, des longueurs, des piétinements —tout ce que M. Édouard Bourdet évite avec une maîtrise presque excessive— c'est cela souvent qui, dans certaines pièces russes ou scandinaves, nous donne le mieux l'impression de la vie. Dans l'Homme enchaîné, aucune porte ne s'ouvre sans raison; les personnages ne prononcent une parole ni ne font un geste qui ne soit à la fois une conséquence et une préparation: ici, tout satisfait les logiciens que nous sommes. Mais, derrière ce bel ordre, des cœurs souffrent de leurs contradictions et de leurs désordres; ils ne sont pas tout d'une pièce.
Quand Hélène a rencontré l'avocat Michel Verdier, c'était une jeune femme divorcée, un peu perdue dans un milieu facile. Elle s'est donnée à lui sans amour, parce qu'elle était isolée et qu'il lui inspirait confiance. Elle a souffert, la vie l'a humiliée, elle n'oserait imaginer jusqu'où va la passion qu'elle inspire, ni que Michel songe à l'épouser. Elle ignore que c'est pour elle qu'il va aux États-Unis s'assurer d'une clientèle, et que ce voyage rendra leur mariage possible. Demeurée seule, elle se trouve sans force contre la passion d'un de leurs amis, Philippe Darthy. Telle est la destinée des jeunes femmes dénuées de toute vie intérieure: un amour est leur unique défense contre l'amour; et il aurait fallu qu'Hélène aimât Michel pour ne pas céder à Philippe; Philippe triomphe sans peine d'un cœur inoccupé. Ce n'est pas la faute de M. Bourdet si la plupart des femmes sont à ce point démunies; Hélène est un petit être sensuel et tendre qui n'a point de soucis métaphysiques et que ne tourmente pas sa propre gloire; elle n'entend le mot “propreté” qu'au physique La vie intérieure, dont Renan écrivait qu'elle est la seule réalité, M. Bourdet, qui peint les femmes de ce temps, a peut-être eu raison de ne pas vouloir qu'il y en eût la moindre lueur dans ses héroïnes. Elles sont vraies, hélas, mais si pauvres —plus animales qu'une paysanne russe qui croit que l'abandon de son corps engage l'éternité.
L'excellent Michel Verdier, après son malheureux voyage, est tout de même un grand naïf d'imaginer qu'avec une telle femme, pour charmante qu'elle paraisse, il puisse dormir sur ses deux oreilles. Mais il arrive qu'une fois épousée, Hélène adore son mari. Que cela est humain! M. Bourdet sait que l'amour se tisse parfois lentement et fil à fil, et peut-être est-ce le plus solide. Amoureuse de son mari, Hélène oublie sa liaison avec Philippe, au point d'être même plus gênée par sa présence. Cette inconscience est un trait d'observation profonde, car l'univers d'une femme, c'est son amour: ceux qui n'y ont plus de part s'en détachent comme des aérolithes; et elle s'étonne de ces poids morts qu'elle entraîne après soi et qui ne l'intéressent plus. Mais Philippe est enchaîné à la vieille Simone Avize, prête à tout pour ne pas le perdre et qui sait qu'Hélène fut naguère la maîtresse de son amant. Pour se faire épouser, elle imagine d'exiger qu'Hélène, qui peut tout sur Philippe, la décide à ce mariage honteux, sinon elle ruinera le bonheur de la jeune femme, en révélant sa faute à Michel. Mlle J. Rolly, dans le rôle de la vieille maîtresse, est à faire peur à force de vérité: elle nous apparaît, non plus seulement comme une femme féroce, mais comme le spectre même du collage. Peut-être ici échappons-nous un peu au réel: Philippe aime Hélène jusqu'à se soumettre au chantage ignoble de sa maîtresse. Mais aucun homme ne se déshonore par amour —je veux dire sans profit pour son amour. Dans la vie, Philippe aurait trouvé le joint pour sauver à la fois son honneur et le bonheur d'Hélène. Même s'il n'eût pas réussi à réduire au silence la mégère, ces sortes de personnes sont toujours trop suspectes de mensonge et de calomnie pour être à ce point dangereuses; —mais enfin nous sommes au théâtre et nous devons à l'héroïsme un peu conventionnel de Philippe le tragique débat qui partage Hélène— aussi incapable de tout avouer à son mari que de consentir au sacrifice de Philippe. Aucune analyse ne peut rendre le pathétique du dernier acte: la lente découverte que fait Michel de son malheur, l'explication entre lui et Philippe, enfin la confession d'Hélène qui n'est pas chassée mais non plus tout à fait pardonnée: sans doute vont-ils continuer de vivre ensemble, mais c'est fini d'être heureux.
Avec l'Homme enchaîné, M. Édouard Bourdet, qui n'avait encore écrit que des pièces aimables, témoigne d'une grande puissance dramatique qui le rattache à Henry Bernstein; mais ce qui lui appartient en propre, c'est un dialogue vivant et pur, à la fois naturel et d'une haute tenue littéraire. Ce bel ouvrage a trouvé les interprètes qu'il méritait avec Mlles Marthe Régnier et J. Rolly. La défection de M. Alcover a été un bonheur pour M. Bourdet, qui ne pouvait rencontrer un artiste plus intelligent ni plus sensible que M. Constant-Rémy dans le rôle de Michel Verdier. L'éloge n'est plus à faire ici de M. Charles Boyer qui, selon ce que nous avions prédit depuis quatre ans, est unanimement reconnu aujourd'hui comme le meilleur de nos jeunes premiers.

C'était une bien scabreuse entreprise que celle de MM. Guillot de Saix et Louis Gendreau (mort au champ d'honneur). Écrire une pièce en vers sur La Fontaine! Prêter ses propres alexandrins à un homme si riche! Ils n'y ont point si mal réussi qu'on aurait pu craindre, et c'est déjà étonnant que nous ne soyons presque pas choqués. Nos auteurs ne pouvaient espérer atteindre à la résurrection d'un personnage aussi contradictoire et divers que le Bonhomme. Mais il paraît admissible qu'il y ait quelque vérité dans les traits de caractère qu'ils lui prêtent; et il se peut, après tout, que Jean de La Fontaine ait été ce distrait volontaire, qu'il ait fait de sa distraction une défense contre le monde, une tour où rêver à son aise. Leurs trois actes sans doute nous le montrent, sinon plus élégiaque qu'il ne fut, du moins plus innocent. Et certes, il faut être Brunetière pour oser le prendre de haut avec ce Bonhomme sublime qui aima tant qu'il put, et qui ne souffrit que de ne plus pouvoir aimer. Voici les suggestions de cet effrayant Brunetière dans son Manuel de littérature française: “Du caractère de La Fontaine. —Son insouciance et son égoïsme; son manque de dignité; son parasitisme... Du danger qu'il peut y avoir à montrer trop d'indulgence pour La Fontaine.” Louons nos auteurs de n'avoir pas été sensibles à ce danger. Mais il ne dut pas être un amant si larmoyant. Ils imaginent une grande dame, Clymène, qui le fait souffrir, et une Perrette, celle du pot-au-lait, qui le console. La grande dame et la paysanne étant sœurs de la main gauche, se ressemblent au point que c'est Mlle Leconte qui tient les deux rôles. Il faut rendre grâce à M. Léon Bernard (Jean de La Fontaine) de sa diction si discrète, et qui escamote les vers trop ronflants et tonitruants pour le Bonhomme à qui on les prête avec une générosité terrible. M. Léon Bernard est fort bon aussi au second acte, lorsque les fourmis lui font oublier l'heure de la présentation au roi. Mais pourquoi nous montrer Racine, Molière et Chapelle sous l'aspect de personnages falots et d'ailleurs muets? Racine et Molière réduits à n'être pas même confidents, mais simples figurants, voilà peut-être la plus grande audace de cette agréable comédie.

Apparement vous ne disposez pas d'un plugin pour lire les PDF dans votre navigateur. Vous pouvez Télécharger le document.


Citer ce document

François MAURIAC, “L'Homme Enchaîné, pièce en trois actes de M. Édouard Bourdet au théâtre Fémina - Jean de la Fontaine ou le Distrait volontaire, trois actes de MM. Louis Gendreao et Guillot de Saix, à la Comédie-Française,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/724.

Transcribe This Item

  1. B335222103_01_PL8602_17_11_1923.pdf