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Une enfance provinciale : Bordeaux (II)

Référence : MEL_0733
Date : 19/12/1925

Éditeur : Revue hebdomadaire
Source : 34e année, n°51, p.285-296
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris avec quelques variantes in Bordeaux, Paris : Emile-Paul, 1926.
Extrait repris p.15-24, in "Bordeaux", Tryptique, n°40, 1930.
Repris avec le titre "Bordeaux ou l'adolescence" :
in, p.67-130, Commencemet d'une vie, Paris : Grasset, 1932.
in, p.42-69, Ecrits intimes, Paris-Genève : La Palatine, 1953.
in, p.153-176, Oeuvres complètes, IV, Paris : Fayard, 1950-1956.
in, p.89-110, in Oeuvres romanesques et théâtrales complètes, 5, Paris : Gallimard, 1978-1985.
Repris p.7-43 in, Bordeaux : une enfance, Bordeaux : L'esprit du temps, 1990.


Type : Témoignage
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Une enfance provinciale : Bordeaux (II)

Toujours, quand on écrit d'une ville de province telle que Bordeaux, il faut en venir à cette idée d'évasion. A Bordeaux, nul réfractaire ne saurait vivre; coûte que coûte, il faut s'adapter, devenir dans la mesure de ses forces une parcelle de la ville, prendre sa place, son rang, accepter d'être une pierre grise du gris édifice, surtout ne pas se détacher de l'ensemble. A un garçon dont le crime est d'être inclassable, qu'aucune profession ne limite, qui ne conçoit pas les hiérarchies du monde, rien ne reste que de fuir. Ainsi, celui dont nous racontons l'adolescence tourna-t-il pendant des années dans sa ville, comme le rat cherche l'issue de la ratière. S'il ne l'avait trouvée, que fût-il devenu? Lui eût-il suffi de s'évader spirituellement? Trop sensible aux apparences pour avancer beaucoup du côté de Dieu, pour s'établir dans l'absolu; de corps trop débile pour recourir impunément à la drogue. Fût-il devenu enragé, furieux, comme ce fut le sort d'un de ses amis de la même race? Ou peut-être se serait-il soumis au contraire, mais au prix de quel suicide?
M'opposera-t-on qu'il s'agit ici d'un cas singulier? Mais non, je songe à tel et tel compagnon, —surtout à cet héritier présomptif d'une des plus importantes maisons de Bordeaux, et qui abandonna tous ses privilèges pour courir le cachet à Londres, pour être sculpteur à Paris. De quel accent amer, il décrivait sa vie de bureau et de club! Comme il avait souffert de ce qui fait les délices des jeunes Bordelais! Pour obtenir sa libération, il avait renoncé à une fortune. Ne fut-il à Paris le même révolté, le même réfractaire? Non. Paris est sans exigences; Paris ignore le provincial qui vient se perdre dans sa brume; Paris, ville d'individus, faite à souhait pour les fous et les demi-fous, où chacun accomplit ses gestes particuliers dans une sécurité profonde. C'est vrai que la capitale renferme d'innombrables Bordeaux, aussi hiérarchisés, aussi tyranniques qu'aucune province; mais le tout est de n'y pas pénétrer; et si malgré soi, on est incorporé à l'un de ces Bordeaux de Paris, que l'évasion en est facile! Une vaste mer en bat les murs; il suffit de s'y jeter. A Paris, nous pouvons mourir à chaque instant sans qu'aucun ami ne nous réclame. En revanche, Paris ne laisse en nous, après que nous l'avons quitté, aucune trace dont nous puissions souffrir. Après une longue absence, je le retrouve avec un léger plaisir sans amertume. Rien de cette mélancolie puissante qui sourd du plus profond de mon être quand, au petit jour, la ville de mon enfance surgit au bord de son fleuve désert. Nous croyions l'avoir fuie, elle ne nous avait pas lâchées et, par un invisible fil, nous ramène. Tu repartiras, mais combien de fois faudra-t-il repasser sous les tunnels de Lormont, t'éveiller quand le train s'arrête sur le pont de fer, jusqu'à ce dernier voyage où, étendu au centre d'un wagon de marchandises, ton sommeil sera celui que rien ne trouble plus. Où que la mort te prenne, la ville saura te rappeler à elle et t’ouvrir, au bout de cette longue rue d'Arès familière aux corbillards, son cimetière, Chartreuse aux beaux platanes et où d'humbles couples, derrière les tombes, se caressent. Regarde bien le port dans le petit matin; ici s'embarqua le jeune Baudelaire abord du paquebot des mers du Sud. A l'un de ces balcons, auprès d'une bien-aimée, il connut les soirs voilés de vapeurs roses, et la profondeur de l'espace, la puissance du cœur, le parfum du sang. Vers la même époque, Maurice de Guérin, qui s'en allait mourir au Cayla, fit halte à l'hôtel de Nantes. En ces crépuscules de juillet 1839, il écouta la rumeur de la ville où je suis né, les martinets avides dans le ciel. Eugénie relevait l'oreiller du malade, touchait ses cheveux, et, en face de l'hôtel, épiait, à travers les fenêtres ouvertes du Grand Théâtre, les actrices qui se déshabillaient. Baudelaire... Maurice de Guérin... nous aimons que ces porteurs de croix aient goûté, au bord de notre fleuve, quelque répit. Assez de leur âme demeura peut-être attachée à ces pierres, pour qu'un jour une postérité leur naquît sur cette rive commerçante. Jammes, adolescent, fréquentait les rues brumeuses de Saint-Michel, celle surtout où l'attendait, derrière les carreaux verts, “un profil sérieux d'amour et de tristesse”; il herborisait aux allées de Boutaut, rêvait des îles au Jardin botanique. Plus tard, André Lafon, Jean de la Ville, Jacques Rivière, furent des enfants bordelais, frères de celui dont nous racontons l'histoire.
Fils de la même ville... fils ingrats? Mais qui n'a senti tout l'amour dont débordent ces pages, en dépit de leur amertume? Si nous fûmes, mes amis et moi, pressés de fuir notre ville, c'était que nous l'emportions avec nous. Nous la traitons durement, comme une part de notre âme; chacun a le droit de ne pas s'épargner. Nous aimons notre ville comme nous-mêmes, nous la haïssons comme nous-mêmes. Impossible de la renier, impossible de ne pas saluer en elle notre mère par le sang; et mieux encore que notre mère; nous avons beau jouer au Parisien, nous réjouir de vivre à Paris; Bordeaux sait bien que lorsqu'il s'agit de descendre en nous-mêmes, romanciers, pour y chercher des paysages et des êtres ce ne sont point, les Champs-Élysées ni les boulevards que nous y trouvons, ni nos camarades et nos amies des bords de la Seine, mais les propriétés de famille, les vignes monotones, les landes sans éclat, les plus sombres banlieues aperçues à travers les vitres brouillées de l'omnibus du collège; et nos personnages naissent pareils, non à cette belle dame chez qui je dîne ici, ni à ce maître dont j'écoute les paroles; mais pareils à mes grands-parents campagnards, à mes cousins de la lande, à toute cette faune provinciale qu'autrefois j'épiais, enfant chétif.
Ce reniement dont il semble que nous nous rendions coupables, il n'y faut voir que le signe de cette lassitude que tout homme éprouve à être soi et non un autre. Bordeaux vit en nous comme notre passé; il est notre passé même, inévitable, obsédant; son brouillard m'impose une odeur éternelle et, dans cette ville tintante au fond de moi les personnes mortes que j'ai connues et aimées sont plus vivantes que les vivants. Bien heureux les errants, les voyageurs qui accumulent assez de paysages et d'horizons nouveaux entre eux et leurs jours révolus, pour ne plus entendre dans leur cœur les cloches submergées!

Non! ne sois pas ingrat, dit ma ville. Ces errants, ceux qui, pour écrire des livres, sentent le besoin de courir le monde, c'est sans doute qu'ils n'ont pas commencé de vivre dans un vaste logis de province, qu'ils ne se sont pas étendus à l'ombre d'une forêt familière, qu'ils ne se sont pas retenus de jouer et de rire autour d'une chapelle où Dieu était présent, que leurs goûters n'avaient pas l'odeur des fruitiers, des placards où sont les confitures, les liqueurs d'angélique, les prunes à l'eau-de-vie, que leur collège ne s'élevait pas dans un grand parc où, en juin, les bannières de la Fête-Dieu s'accrochaient aux branches basses, —qu'autour d'eux, une famille innombrable ne multipliait pas le type humain, ne leur livrait pas toutes les variétés de l'homme déchiré par ses passions, jugulé par ses croyances. Moi, ta ville, j'ai tout déversé à la fois dans ton berceau. Tu portes partout avec toi la matière de tes livres. Grâce à moi, tu souris si l'on t'interroge: “Avez-vous le sujet d'un nouveau roman?” Tu n'en as qu'un qui est moi-même et toi-même confondus, et qui est inépuisable: tes livres s'en détachent comme les soleils d'une nébuleuse.
Mais accoutumé à ce Bordeaux intérieur, à ce Bordeaux mystique dont naît ton œuvre, comment ne souffrirais-tu pas lorsque tu le dois confronter avec le Bordeaux matériel, avec la ville de pierre et de boue, si pareille et si différente, dont le reflet est vivant en toi? De la cité spirituelle dont tu as fait ta substance même, toutes les laideurs se sont effacées ou sont devenues poésie; la ville en toi est déjà une œuvre d'art; c'est pourquoi celle qui continue de vivre en dehors de toi, au bord de son fleuve boueux, te blesse et te repousse. Elle est là comme une borne sur ta route, terrible repère pour mesurer le chemin parcouru. Combien de générations d'enfants, ce jardin de la mairie, ce jardin public ont-ils vues s'ébattre, depuis que tu n'es plus un enfant? A chaque retour sur ces pauvres pavés, ne te sens-tu plus éphémère? Le temps qui te détruit touche à peine ces maisons, les arbres de ce square. Ici, la matière inanimée brave ta chair vivante. Elle s'associe en toi à des jeux, à des larmes du collégien que tu n'es plus depuis un quart de siècle. Ce banc est à la même place où tu te souviens, à dix-sept ans, d'avoir attendu une âme aimée, et où tu aurais l'air, ce soir, d'un vieux pauvre, si mortelle est ta lassitude.

Ceux qui n'ont jamais quitté leur province ont peine à imaginer l'horreur, à chaque retour, de cette confrontation avec notre passé matériel. Ainsi Proust souffrait-il, à l'aspect du bois de Boulogne, bien des années après l'époque où il y avait rencontré Mme Swann. Il nous fait comprendre la contradiction que c'est “de chercher dans la réalité des tableaux de la mémoire, auxquels manquerait toujours le charme qui leur vient de la mémoire même et de n'être pas perçus par les sens”. Et il ajoute : “Les lieux que nous avons connus n'appartiennent pas qu'au monde de l'espace où nous les situons pour plus de facilité..., le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain instant, et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années.”

Le sentiment que nous inspire notre ville procède, au vrai, de la haine et de l'amour, comme tout sentiment profond, comme tout ce qui nous tient à cœur. Quels amants ne répètent presque chaque jour l'interrogation d'Hermione, incapables de reconnaître s'ils aiment ou s'ils haïssent? Nos sentiments débordent infiniment notre vocabulaire: quels mots correspondent moins souvent au réel qu'amour et que haine? Un être aimé, nous le haïssons à cause de ce qu'il usurpe, de ce qu'il confisque à son profit de notre être même, et pour les limites qu'il nous impose; nous lui en voulons de restreindre notre vie, de la borner irrémédiablement, et de nous rendre toutes les autres nourritures insipides, dont nous aurait pu combler le monde. Nous lui imputons notre marche interrompue sur une route sublime. Saint Jean de la Croix professait que l'âme qui est attachée à la beauté d'une créature quelconque est devant Dieu souverainement laide. Sans souscrire à cette condamnation, reconnaissons qu'un être aimé sans mesure, subi sans mesure, nous frustre d'un plus haut destin.
Ainsi en est-il pour notre ville; elle nous comble, nous enrichit, et en même temps nous limite atrocement. Nous mesurons l'avantage d'être d'une province, de détenir un cru, de ne rien produire qui ne possède un certain parfum, un bouquet reconnaissable entre mille. Mais ce n'est pas toujours drôle que de faire figure, pour l'éternité, d'un moyen bourgeois de la province française; que d'être à chaque instant dénoncé par le goût de terroir, de se sentir partout dépaysé, d'hésiter au seuil des littératures inconnues comme devant d'impossibles voyages. Un vieux quadrupède aveugle tourne mieux qu'un autre le manège; ma province a fait de moi une mule aux yeux crevés pour moudre son grain. On peut me présenter indéfiniment un étranger sans qu'il y ait d'espoir que je retienne jamais son nom. Mon incuriosité est une forme de l'impuissance. Ma province me détourne d'aller à Rome, à Londres; elle m'y entourerait d'une atmosphère opaque, étouffante, à travers quoi ce serait impossible de rien voir que des caricatures ou des fantômes.
Du temps que la ville retenait dans son sein mon adolescence captive, il me semblait que j'étais à ses yeux un monstre entre tous ses fils et qu'elle ne me reconnaissait pas pour sien; je croyais n'être si seul que parce que je ne ressemblais pas aux autres. Mais depuis que je me suis éloigné d'elle, je me sens Bordelais entre les Bordelais. Peut-être se passe-t-il entre elle et moi ce phénomène des ressemblances tardives, ainsi dénoncé dans les familles: “C'est étonnant comme il finit par ressembler à sa pauvre mère.”
Un romancier est tel qu'un terrain où des fouilles sont entreprises. Impossible pour lui de donner le change grâce à ce vernis du monde que tout Parisien d'origine ou d'adoption a vite fait d'acquérir; lui, il est toujours bouleversé et à ciel ouvert. Il est condamné à découvrir aux yeux de tous ses substructions, de déterrer ses plus secrètes assises. Peut-être est-ce pour cela que le présent ne peut “prendre” sur ce sol exploité, ni devenir, à son tour, du passé exploitable. Affreuse stérilité d'une vie d'homme de lettres qui n'est qu'homme de lettres! Proust, enfermé dans sa chambre aux rideaux tirés, fut le seul logique et n'essaya point de donner le change. Il savait qu'aucune autre campagne n'existait plus pour lui que celle de Combray, qu'aucune aubépine jamais ne lui donnerait de fleurs roses que la haie de Tansonville En vain, plus tard, voulut-il, derrière les vitres levées d'une automobile, revoir des vergers en fleurs; il était condamné à n'en connaître jamais d'autres que ceux qu'il avait aimés, adolescent, du côté de Méséglise. Ainsi en est-il pour tout homme de lettres, même si la maladie ne le tient pas prisonnier. Son état d'écrivain est une maladie sans remède et qui l'oblige à sacrifier la vie au souvenir, —ou plutôt qui exige qu'il crée une nouvelle vie avec ce qui est révolu; qu'il n'utilise que cette matière toujours en fusion du passé en lui, cette source toujours bouillonnante, et à quoi il n'est pas certain que le présent puisse rien ajouter pour les œuvres futures; —ou, en tout cas, s'il y ajoute, c'est en se confondant avec le passé, en se soumettant à lui. Bordeaux (et je désigne sous ce nom toute la matière de mon œuvre) finit toujours par absorber ce que me fournit la réalité quotidienne; toute œuvre due à une suggestion du présent avorte, si elle n'éveille une correspondance dans mon Bordeaux intérieur. Les inspirations journalières ne valent qu'en se transposant sans effort dans mes jours révolus. Les sensations les plus actuelles: couples de tango, bruits de jazz, etc., sans doute peuvent servir, mais comme le cadre qui, à la fois, éloigne le paysage, le détache du reste, en rend les détails plus précis. Mieux qu'à travers le parapet du pont de fer sur la Garonne, quand le train s'arrête au petit jour, c'est ainsi que Bordeaux souvent a surgi devant mes yeux, au plus épais d'un bar enfumé; des regards familiers à mon enfance et aujourd'hui éteints se sont posés sur moi lorsque j'étais à table avec des gens du monde et parmi de fameuses vedettes.
“N'espère pas que je me laisse oublier, me souffle Bordeaux. Plus tu vivras d'une vie différente de celle que je te dispensais, plus je prendrai en toi de relief et n'espère pas que tel être qui t'occupe aujourd'hui pénètre jamais dans tes livres sans passer par moi; il faut d'abord que je l'attire, l'absorbe, et qu'il reprenne vie enfin dans mon atmosphère, la seule où s'élabore ta création misérable.”
Ces réflexions ne valent-elles que pour moi-même? Je songe à Maurice de Guérin qui, dès sa quatorzième année, s'éloigne du Cayla où il ne revient que l'espace de quelques vacances et puis pour mourir; et tout de même il a vécu sa courte vie dans un Cayla intérieur que le val d'Arguenon, la Chesnaie, enrichirent de forêts et de plages marines. Si nous redoutons parfois quelque arbitraire, quelque artifice, dans l'attitude lorraine de Barrés, c'est l'évidence que la Lorraine le possède, qu'il ne s'en évade pas; à sa brume natale il ne sut échapper en Espagne ni sur l'Acropole. Barrés n'a peint profondément que des déracinés ou des enracinés lorrains: Sturel, Renaudin, etc., d'une part, et les frères Bayard d'autre part. Du reste des hommes, il n'a su fixer que l'apparence hideuse, les grimaces (d'ailleurs avec génie). Il n'a jamais détourné son visage du visage sans éclat de sa terre natale.
Aimer sa prison, préférer sa prison, ou, pour mieux dire, se préférer aux autres, comment s'en tenir là toujours? Impossible que cette complaisance pour sa terre et pour soi ne cède souvent à de furieuses nostalgies. J'ai renié Bordeaux plus de septante fois sept fois; j'ai aimé une phrase de Toulet où il dénonce cette ville de vins et de morues enlisée dans la boue d'un port sans navires; je me suis gaussé de ses habitants; j'ai fui l'affreux ennui de ses vignobles; les blessures ostentatoires de ses pins m'exaspérèrent, et leurs ridicules petits pots individuels! J'ai toujours opposé à Bordeaux, pour la porter aux nues, la Provence..., et pourtant je l'aime; c'est-à-dire, je m'aime. Il est cela dont je ne serai jamais séparé: c'est moi, aujourd'hui, qui possède Bordeaux, et qui ne puis l'arracher de ma mémoire; mais un jour, ce sera lui, dans qui sa profondeur, me possédera. Quand je ne peux le souffrir, c'est que je ne peux non plus me souffrir et que je le hais de m'avoir fait créature si misérable.
D'autant que le sang de Montaigne ne laisse pas à ses fils le pouvoir de se créer des illusions consolantes; peu de villes où l'on prenne moins qu'à Bordeaux les vessies pour des lanternes, où l'on s'en laisse moins conter en dépit de leur vanité fameuse, les Bordelais ne se trompent guère plus sur les autres ni sur eux-mêmes que sur ce vin dont ils devinent, après un seul reniflement et deux ou trois claquements de langue, l'âge, la provenance, et le mérite exact.
Aussi, chaque retour dans ma province, dans ma famille, est-il l'occasion d'une mise au point. J'aime, à Bordeaux, réviser les valeurs qui, à Paris, sont surcotées, et, entre toutes ces valeurs, moi-même. Il est étrange que ce Bordeaux brillant, de mœurs faciles, m'ait toujours incliné à l'examen de conscience. C'est qu'il ne me fournit point que des repères pour mesurer mon vieillissement; la courbe de ma vie intérieure s'y est aussi inscrite à mon insu et m'accable. Si je ne voyais pas soudain mon visage, dans la glace de cette devanture, je pourrais ne pas me souvenir des années qui l'ont flétri, peut-être même vais-je aujourd'hui dans ces rues d'un pas plus alerte qu'aux jours de mon adolescence; mais le cœur, lui, a une conscience impitoyable de son changement; il n'a pas besoin de se voir pour se sentir alourdi; voici le porche de Saint-Seurin qu'à quinze ans je franchissais, en proie à tous ces scrupules... Depuis lors, que d'actes accomplis m'ont à jamais défiguré! Pourtant, nulle différence essentielle entre ce que je fus et ce que je suis; aucune autre que celle qu'on voit entre un champ nu et chargé de semence, et ce même champ après que les blés sont en herbe. Tout ce qui s'est épanoui dans l'homme, l'enfant bordelais le portait à son insu; c'est à Bordeaux que s'éclaire pour lui cette parole terrifiante de notre Jacques Rivière: “Je suis sûr que si chacun regardait les événements de sa vie comme moi, du point de vue de ce qui lui était nécessaire, il y verrait une conduite, une préméditation de chaque instant qui lui révélerait la main de Dieu avec une clarté éclatante. Mais on ne voit rien parce qu'on regarde toujours du côté du bonheur. Saisissant de voir combien la vie de chacun est étroitement concertée, comme elle est jouée, et dans un mouvement de plus en plus rapide, de plus en plus serré, à mesure qu'elle s'approche de la fin. Dans l'enfance, il y a du lâché, du gratuit, de l'aventure. Mais à mesure qu'on vieillit, tous les coups portent; plus rien n'arrive qui ne précipite l'âme dans sa destinée, qui ne l'emballe, qui ne l'expédie dans son sens.”

Oui, à Bordeaux, tandis que désespérément je regardais du côté du bonheur, quelqu'un préméditait ma vie. Si j'avais su alors regarder en moi, j'eusse pu déchiffrer mon destin futur avec plus de sûreté que dans les plis de mes mains. Les vertus et les vices de l'adolescent ressemblent à ces créatures au commencement du monde, lorsque Dieu ne leur avait pas donné encore de nom. Tous les éléments étaient là qui, confondus, ne pouvaient produire un autre être que celui-là que tu es aujourd'hui; penchants heureux ou détestables, ignorés, ou méconnus, ou vaincus, et qui toujours renaissent, s'obstinent, profitent d'une seconde d'inattention, d'oubli ou de complaisance, pour soudain foisonner et tout envahir, tu les recelais, mais sans les connaître; suis aujourd'hui cette rue de Bordeaux, jusqu'à cette maison dont tu observes la croisée et où se penche une jeune fille inconnue: comme tu te hâtais vers ces pierres, autrefois! Ce qui, dans ce temps-là, t'y attirait, remonte du plus profond de tes jours morts, et ce qu'alors tu ne pouvais discerner, soudain s'éclaire; tu ne découvres qu'après vingt ans écoulés, le nom du mauvais maître dont tu subissais le joug, et de l'ange celui qui déjà te suivait dans ton pèlerinage.
Chaque destinée humaine comporte une révélation où, comme dans la révélation chrétienne, les prophéties ne prennent de sens que lorsque les événements les ont éclairées. Bordeaux te rappelle cette saison de ta vie où tu étais entouré de signes que tu ne sus pas interpréter. Alors la ville maternelle touchait doucement toutes les places douloureuses de ton cœur et de ta chair pour que tu fusses averti et que tu te prémunisses contre le destin; elle t'a exercé à la solitude, à la prière, à plusieurs sortes de renoncements. En prévision des jours futurs, elle t'emplissait de visages grotesques ou charmants, de paysages, d'impressions, d'émotions, enfin de tout ce qu'il faut pour écrire.
Tu ne l'as payée que d'offenses, mais elle te pardonne; peut-être même te réserve-t-elle, comme à certains de ses fils d'une gloire médiocre, Maxime Lalanne ou Léon Valade, un buste à quelque tournant d'allée du jardin public. Un de tes jeunes amis parisiens, devenu grisonnant et illustre, viendra entre deux trains pour l'inauguration et lira un discours sous un parapluie que l'on verra bouger trois secondes sur l'écran du Pathé-Journal. Puis, la petite troupe dispersée, il ne restera plus que les moineaux qui couvriront ton effigie de larmes blanches, et les enfants pour qui tu ne seras rien que “le but” dans leurs parties de cache-cache.

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François MAURIAC, “Une enfance provinciale : Bordeaux (II),” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/733.

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