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Le Roman d'aujourd'hui (conférence)

Référence : MEL_0736
Date : 19/02/1927

Éditeur : Revue hebdomadaire
Source : 36e année, n°8, p.259-281
Relation : Notice bibliographique BnF
Repris avec quelques variantes in, Le Roman, Paris : L'artisan du Livre, 1928.
Repris p.263-281, in Oeuvres complètes, VIII, Paris : Fayard, 1950-1956.
Repris p.749-770, in Oeuvres romanesques et théâtrales complètes, 2, Paris : Gallimard, 1978-1985.

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Le Roman d'aujourd'hui (conférence)

Je ne viens pas ici prêcher pour ma paroisse; c'est du roman d'aujourd'hui, et non des romanciers que je veux tenter la défense[1]. Peut-être même, si j'arrive à vous persuader d'avoir confiance dans les destinées du roman, si je vous découvre les perspectives profondes qui s'ouvrent devant lui, peut-être après m'avoir entendu, inclinerez-vous à plus de sévérité envers nous, romanciers, et nous demanderez-vous compte de ces trésors dont nous sommes inhabiles à enrichir notre art.
Cette défense du roman, je ne l'ai pas conçue comme une réponse à certains journalistes qui, depuis quelques mois et lorsque l'actualité ne leur fournit rien de plus attrayant, annoncent au monde que le roman est un genre fini, que le roman est mort. Le plus sérieux de leur critique, en effet, ne porte pas contre des romans véritables, mais contre des essais, des notes de voyage, des impressions déguisées en récits romanesques. “ Je te baptise roman!” Cette formule sacramentelle que des voyageurs, des critiques, des essayistes, prononcent sur leurs manuscrits, n'est presque jamais efficace. En vérité c'est une étiquette qui aide à la vente; mais il y a tromperie sur la marchandise.
La profusion de romans aux devantures des libraires ne doit point nous illusionner sur le très petit nombre de romanciers authentiques. Un garçon qui sait tenir une plume et qui a quelque lecture croit qu'il est facile de raconter une histoire. Il s'agit bien de cela! Pour avoir le droit de se dire romancier, il faut pouvoir donner la vie, il faut créer des êtres vivants.
De ce que très peu d'écrivains, aujourd'hui, détiennent ce don, nul n'est en droit de conclure que le roman touche à son déclin; car à toutes les époques les très grands romanciers ont été des solitaires. N'empêche que, si le roman n'est pas mort, il faudrait s'aveugler pour ne pas reconnaître qu'il existe une crise du roman. Il ne subirait pas tant d'attaques si nous n'avions tous, écrivains et lecteurs, conscience de cette crise. Mais alors que quelques-uns y découvrent les prodromes de l'agonie et de la fin prochaine, nous croyons y voir les signes d'une mue, les péripéties d'un passage, —mue dangereuse, passage périlleux, —et cependant nous ne doutons pas que le roman doive sortir de l'épreuve, renouvelé, rajeuni, peut-être même prodigieusement enrichi.

En quoi consiste cette crise? Le romancier, disions-nous, crée des hommes et des femmes vivants. Il nous les montre, si j'ose dire, en conflit: conflit de Dieu et de l'homme dans la religion, conflit de l'homme et de la femme dans l'amour, conflit de l'homme avec lui-même. Or, s'il fallait définir en romancier ce temps d'après-guerre, nous dirions que c'est une époque où diminuent de plus en plus d'intensité les conflits dont le roman avait vécu jusqu'à ce jour. Formule un peu simple évidemment et dont nous n'usons que pour les commodité du discours. De même, nous ne voulons pas imaginer un abîme entre la société d'aujourd'hui et le monde d'avant-guerre: la plupart des traits du monde actuel que nous allons relever, on les observait dès avant 1914, et bien au delà; il faudrait remonter jusqu'à l'avant-dernier siècle.
Mais ce qui est particulier à notre époque, c'est cette sincérité redoutable qui aujourd'hui détourne beaucoup de jeunes hommes de tenir compte dans leur vie des valeurs auxquelles ils ne croient pas. Me demandez plus à cette génération comme à celle des années 80 de vivre du parfum d'un vase brisé. Il arrive souvent que le jeune homme, aujourd'hui, n'accepte d'entrer en conflit ni avec une religion à laquelle il n'adhère pas, ni avec une morale issue de cette religion, ni avec un honneur mondain issu de cette morale. S'il advient qu'un jour il se convertisse, alors toute sa vie en sera transformée et il s'orientera corps et âme selon sa nouvelle croyance. Mais tant qu'il y demeure étranger, c'est complètement et sans aucune feinte: la passion chez lui ne se heurte à aucune barrière, ne connaît aucune digue: les conflits n'existent plus. Il est très remarquable qu'un roman tel que le Dominique de Fromentin, dont nous célébrions l'an dernier le centenaire, délices de nos jeunes années, demeure à peu près incompréhensible pour un garçon de 1927. “Faux chef-d'œuvre !” s'écriait, un jour, M. Léon Daudet. Non certes faux chef-d'œuvre —mais chef-d'œuvre dont la génération actuelle a perdu la clef. “Dominique ou l'honneur bourgeois”, ainsi le définissait admirablement notre ami Robert de Traz. Que peut signifier cette expression exquise: honneur bourgeois pour un garçon d'aujourd'hui? Demandez au plus subtil d'entre eux pourquoi Dominique et Madeleine de Nièvres ne cèdent pas au désir qu'ils ont l'un de l'autre... Mais il vous répondra qu'il n'a pas lu Dominique.
Ces sortes de conflits sont devenus inintelligibles; mais même des drames plus frappants ne sont plus compris. Une jeune femme, un jour, m'avouait ne rien entendre à la Phèdre de Racine, à ses remords, à ses imprécations. “Que de bruit pour rien ! me disait-elle Comme si ce n'était pas la chose la plus ordinaire du monde que d'être amoureuse de son beau-fils! Voici beau temps que Phèdre séduit Hippolyte en toute sécurité de conscience et Thésée lui-même ferme les yeux.” L'aventure de Phèdre ne fournirait plus aujourd'hui la matière d'une tragédie.
Comment une époque où ce qui touche à la chair a perdu toute importance serait-elle une époque féconde pour les romanciers? La crise du roman, sans aucun doute, elle est là. Certes, d'autres conflits se sont atténués où s'alimentaient beaucoup de romans d'autrefois; et par exemple le cosmopolitisme, l'égalitarisme, la confusion des races et des classes, ne permettrait plus à Georges Ohnet d'écrire ses Maître de Forges et ses Grande Manière: quel grand seigneur hésiterait aujourd'hui à donner sa fille à un maître de forges! Mais cette logique terrible qui pousse notre monde sans Dieu à considérer l'amour ainsi qu'un geste comme un autre, voilà pour le roman la plus grave menace. Ce qui autrefois s'appelait amour, apparaît à beaucoup de garçons d'aujourd'hui plus éloigné du réel que ne le sont, de la nature, les jardins de Versailles. Les jeunes femmes savent bien qu'elles ne doivent plus se fier à ce vieux jeu aux règles charmantes: la trahison n'est plus la trahison; fidélité devient un mot dénué de sens, puisque, en amour, plus rien n'existe de permanent. Méditez sur ce seul titre d'un chapitre de Proust: les intermittences du cœur. Ce qui naguère encore s'appelait: amour, était un sentiment complexe, œuvre des générations raffinées, tout fait de renoncement, de sacrifice, d'héroïsme et de remords. La religion l'étayait, et la morale chrétienne. Ces belles eaux pleines de ciel ne se fussent pas accumulées sans les barrages des vertus catholiques. L'amour est né de toutes ces résistances dans la femme vertueuse et tentée: princesses de Racine immolées à l'ordre des dieux, à la raison d'État. L'amour ne saurait survivre à l'effritement des digues qui le retenaient. Devant l'armée des jeunes hommes en révolte contre les règles du jeu amoureux, les femmes perdent la tête, et comme chez les rois mérovingiens, le retranchement de leurs cheveux devient le signe de leur abdication.
Devant cette société où les conflits romanesques se réduisent de plus en plus, que fera le romancier? Il peut d'abord, —et c'est la méthode la plus simple, et nous savons par expérience qu'elle est féconde, —il peut d'abord sans chercher plus loin appliquer la fameuse définition de Saint-Réal: “ Un roman est un miroir promené sur une grand'route;” en un mot, ne pas se poser de questions, peindre son époque telle qu'elle est, faire scrupuleusement son métier d'historien de la société. Dans ce cas, l'absence de conflits, bien loin de le gêner, sera l'objet même de sa peinture. Ainsi fit naguère M. Abel Hermant. Paul Morand aujourd'hui y dépense un art admirable; dans Ouvert la nuit, dans Fermé la nuit, Morand nous montre des hommes et des femmes de toutes races, de toutes classes, qui se cherchent, se prennent, se quittent, se retrouvent, ignorants de toute barrière, soumis à l'instinct du moment, d'autant plus incapables de plaisir qu'ils ne connaissent aucune autre loi que celle qui les oblige à raffiner toujours davantage sur leurs sensations. Plus ils s'abaissent, plus ils se souillent et moins ils le savent et moins surtout il leur est possible de croire que ce qui touche à la sensualité présente la plus minime importance.
Peinture impitoyable et féroce; Morand l'a réussie avec ces prestiges qui lui sont propres. Mais ses nombreux imitateurs, avouons qu'ils sont bien ennuyeux.
C'est que l'histoire d'une société amorphe ne peut être récrite indéfiniment, comme l'étaient par nos prédécesseurs les conflits de l'esprit et de la chair, du devoir et de la passion.
Ici, les adversaires du roman, avouons-le, marquent un point. Ils peuvent me dire : “Vous reconnaissez vous-même que les romanciers d'aujourd'hui sont engagés dans une impasse et qu'ils ne trouvent pas d'issue.” Sans doute pourrions-nous leur objecter: “Et le roman d'aventures?” Ce que l'on a appelé le renouveau du roman d'aventures nous apparaît, en effet, comme un effort pour se frayer ailleurs une voie; puisque leur faisaient défaut les drames de la conscience humaine, des écrivains se sont rabattus sur les péripéties, les intrigues extraordinaires qui tiennent le lecteur haletant. Je me garderai bien de médire ici du roman d'aventures. Mais, à mon avis, le roman d'aventures n'a le droit d'être considéré comme une œuvre d'art que dans la mesure où les protagonistes y demeurent des hommes vivants, des créatures vivantes comme le sont les héros de Kipling, de Conrad et de Stevenson. En un mot, ce qui importe pour que le roman d'aventures existe littérairement, ce ne sont pas les aventures, c'est l'aventurier. Stendhal disait que son métier était de connaître les motifs des actions des hommes; il se glorifiait du titre d'observateur du genre humain. Eh bien, le romancier d'aventures comme le romancier tout court doit être lui aussi un psychologue; il se trouve aujourd'hui, comme nous tous, aux prises avec une humanité terriblement appauvrie du côté de l'âme; mais en essayant de se rabattre sur l'intrigue extérieure, il n'enrichit pas le roman, il le diminue. J'avoue beaucoup moins attendre des romanciers d'aventures que de ceux qui à la suite d'Alain-Fournier, l'auteur de l'admirable Grand Meaulnes, et avec Jean Giraudoux, avec Edmond Jaloux, avec Jacques Chenevière, ouvrent au romancier le royaume de la Fantaisie et du Songe. Mais il n'est donné qu'à très peu d'écrivains d'y pénétrer: c'est là un terrain réservé à la postérité de Shakespeare.
Ne désespérons pas cependant, cherchons ailleurs, nous qui n'avons pas de fantaisie; demandons-nous si parmi les romanciers vivants, quelques-uns ne frayent pas une route. Dans un article des Nouvelles littéraires, que je regrette de n'avoir pas sous la main, M. Paul Morand, à son retour d'Orient, exprimait son dégoût de notre civilisation bassement matérielle et jouisseuse; il admirait que les peuples qu'il venait de visiter fussent plus que nous établis dans l'absolu et qu'une perpétuelle méditation leur rendît la mort familière. Morand nous invitait à considérer son œuvre comme une dérision, comme une moquerie de la civilisation occidentale qui satisfait nos appétits mais ignore notre plus profonde aspiration. Vous apercevez déjà de quel côté l'historien de la société moderne peut élargir son horizon. Même s'il est dépourvu de tout esprit religieux, il n'en décrit pas moins, qu'il le veuille ou non, ce que Pascal appelait la misère de l'homme sans Dieu.
Nul n'y a mieux réussi qu'un grand écrivain vivant, et qui est une femme, —si je ne me trompe, fort indifférente en matière de religion: j'ai nommé Colette, —dont un grand nombre d'entre vous ont lu les deux derniers livres: Chéri et la Fin de Chéri. Si vous les avez lus, vous savez qu'il est difficile d'imaginer une humanité plus pauvre, plus démunie, plus boueuse que celle que nous y trouvons. Un enfant élevé par de vieilles courtisanes retraitées, les amours de cet enfant et d'une femme sur le retour et qui pourrait être sa mère, —tout cela dans une atmosphère de jouissance et de basse crapule, —un parti-pris de ne rien voir, de ne rien connaître que les mouvements de la chair... et pourtant ces deux livres admirables, c'est trop peu de dire qu'ils ne nous abaissent pas, qu'ils ne nous salissent pas; la dernière page ne laisse en nous rien qui ressemble à cet écœurement, à cet appauvrissement dont nous souffrons à la lecture de tels ouvrages licencieux. Colette, avec ses vieilles courtisanes, ce beau garçon animal et misérable, nous émeut au profond, nous montre jusqu'à l'horreur l'éphémère miracle de la jeunesse, nous oblige de ressentir le tragique de ces pauvres vies qui mettent tout leur enjeu sur un amour aussi périssable, aussi corruptible que l'est son objet même: la chair. Ainsi ces livres font songer à ces égouts des grandes villes qui tout de même se jettent dans le fleuve et confondus avec lui atteignent la mer. Cette païenne, cette charnelle nous mène irrésistiblement à Dieu.
Qu'est-ce à dire, sinon que le romancier d'aujourd'hui, et qui ne peut plus étudier les conflits moraux, sociaux ou religieux dont vivaient ses prédécesseurs, —le romancier à qui commence d'échapper même l'étude de l'amour, du moins tel qu'on le concevait autrefois (puisque l'amour ressemble à un vieux jeu aux règles désuètes et trop compliquées que les garçons d'aujourd'hui ne reconnaissent plus) —le romancier se trouve donc amené à ne plus s'attacher à d'autres sujets que la chair. Les autres régions lui étant interdites, le romancier s'aventure, avec une audace croissante, sur des terres maudites où naguère encore nul n'aurait osé s'engager. Ici, je pense aux livres de Gide et de Proust, à ceux de Joyce, à ceux de Colette, de Morand et de Lacretelle; et peut-être que cette fois-ci je prêche un peu pour ma paroisse.
Et sans doute, ce qu'ont osé faire certains romanciers d'aujourd'hui: ce regard jeté sur les plus secrets mystères de la sensibilité, cela sans doute est grave —d'une gravité qu'a mieux que personne comprise et exprimée Jacques Maritain dans quelques lignes que je veux vous lire et où il me semble qu'il pose le problème en toute clarté. J'extrais cette page de son étude sur J.-J. Rousseau parue dans un livre intitulé Trois Réformateurs: “Rousseau nous vise, non à la tête, mais un peu au-dessous du cœur. Il avive en nos âmes les cicatrices mêmes du péché de nature, il évoque les puissances d'anarchie et de langueur qui sommeillent en chacun de nous, tous les monstres qui lui ressemblent... Il a appris à notre regard à se complaire en nous-mêmes et à se faire le complice de ce qu'il voit ainsi, et à découvrir le charme de ces secrètes meurtrissures de la sensibilité la plus individuelle, que les âges moins impurs abandonnaient en tremblant au regard de Dieu. La littérature et la pensée moderne, ainsi blessées par lui, auront beaucoup de peine à retrouver la pureté et la rectitude qu'une intelligence tournée vers l'être connaissait autrefois. Il y a un secret des cœurs qui est fermé aux anges, ouvert seulement à la science sacerdotale du Christ. Un Freud aujourd'hui, par des ruses de psychologue, entreprend de le violer. Le Christ a posé son regard dans les yeux de la femme adultère et tout percé jusqu'au fond; Lui seul le pouvait sans souillure. Tout romancier lit sans vergogne dans ces pauvres yeux, et mène son lecteur au spectacle.”

Je ne sais rien de plus troublant que ces lignes pour un homme à qui est départi le don redoutable de créer des êtres, de scruter les secrets des cœurs. Je me sépare sur un point de Jacques Maritain: rien ne me semble plus injuste que de charger un seul homme d'une telle responsabilité. Non; si Rousseau est un des pères de la sensibilité moderne, s'il a été l'un des premiers atteint des maux dont nous avons hérité, le mouvement qui nous entraîne à violer ces secrets, à découvrir ces meurtrissures cachées, ne vient pas de lui seul; et s'il n'eût pas existé, nul doute que les romanciers d'aujourd'hui eussent été obsédés, attirés par les mêmes régions interdites. Ils ressemblent à ces explorateurs qui voient se restreindre chaque jour davantage, sur la carte du monde, la zone des terres inconnues.
Je vous ai dit que les conflits éternels dont le roman a vécu depuis un siècle ont perdu aujourd'hui beaucoup de leur acuité. N'empêche que ces conflits existent encore; l'univers de Morand n'est pas tout l'univers; il y a des provinces où les vieilles digues tiennent bon. La famille provinciale française, en 1927, fournirait encore un Balzac de plus de sujets qu'il n'en pourrait traiter pendant toute sa vie, Ces drames existent, et mes lecteurs savent que je suis de ceux qui y puisent encore le moins mauvais de leur œuvre, mais c'est souvent l'écrivain lui-même qui ne s'y intéresse plus, et qui ne peut plus s'y intéresser, parce que justement il y a eu Balzac, et un nombre infini de sous-Balzac. Je ne sais plus quel est le critique dont on me racontait qu'on l'entend parfois soupirer, en coupant les pages d'un livre nouveau: “Encore un Balzac!” Que nous voilà loin de l'affirmation de Brunetière: “Depuis cinquante ans, un bon roman est un roman qui ressemble d'abord à un roman de Balzac.” Nous serions, au contraire, tenté de dire; un roman nouveau n'attire plus notre attention que dans la mesure où il s'éloigne du type balzacien. C'est que dans la forêt que le géant Balzac avait déjà terriblement exploitée, d'autres sont venus qui ont abattu tout ce qui subsistait, et il ne nous reste que de chanter avec Verlaine: “Ah! tout est bu! tout est mangé! plus rien à dire!”
La postérité de Balzac, et en particulier le plus illustre de ses fils, notre maître Paul Bourget, a étudié l'homme en fonction de la famille et de la société. Ces écrivains se sont fait de leur métier une idée très haute. Ils ont voulu servir la collectivité, la cité; toute la puissance de leur art est tournée contre l'individu. Balzac, lui, avait d'abord fait concurrence à l'état civil et créé un monde, sans chercher à rien prouver (au moins, dans la plupart de ses ouvrages il y a des exceptions, comme le Médecin de campagne), il a presque toujours écrit sans aucune arrière-pensée de partisan; ce n'est qu'après coup que de sa Comédie humaine il dégagea les principes nécessaires à là vie sociale. Ses héritiers ont fait le chemin inverse et ils ont illustré d'exemples romanesques les lois éternelles de la sagesse conservatrice. Œuvre utile, œuvre admirable, et qui a donné tout son fruit (comme le monde l'a vu en 1914), mais justement, c'est peut-être le contre-coup de l'immense hécatombe; nous sommes affligés aujourd'hui d'une incapacité redoutable pour enrôler notre art au service d'une cause aussi sublime fût-elle; nous ne concevons plus une littérature romanesque détournée de sa fin propre qui est la connaissance de l'homme.
Sans doute un Bourget, dès ses débuts, professait-il les mêmes sentiments, et dans la dédicace à M. Taine d'André Cornélis, il comparait ce livre puissant à une planche d'anatomie morale faite selon les plus récentes données de la science de l'esprit. Mais nous doutons aujourd'hui qu'il y ait une science de l'esprit. Nous redoutons plus que tout d'introduire dans le roman les procédés de l'histoire naturelle. Reconnaissons que jamais autant qu'à l'école de M. Taine ne régnèrent en philosophie comme en littérature les généralités, les affirmations non prouvées; asservi à la théorie fameuse de la race, du milieu et du moment, jamais on n'eut si peu le sens, le goût de la chose telle qu'elle est, jamais on ne se soucia moins de saisir l'individu dans sa réalité, ni de l'étudier comme un être particulier, unique. M. Léon Brunschvicg, dans un récent article sur la littérature philosophique du dix-neuvième siècle, citait cette singulière profession de foi de Taine, extraite de son discours de réception à l'Académie:
“Par bonheur, disait Taine, autrefois comme aujourd'hui, dans la société il y avait des groupes, et, dans chaque groupe, des hommes semblables entre eux, nés dans la même condition, formés par la même éducation, conduits par les mêmes intérêts, ayant les mêmes besoins, les mêmes goûts, les mêmes mœurs, la même culture et le même fond. Dès que l'on en voit un, on voit tous les autres; en toute science, nous étudions chaque classe d'objets sur des échantillons choisis.”
On ne saurait pousser plus loin le mépris des différences individuelles sur quoi repose le roman d'aujourd'hui; et M. Léon Brunschvicg a beau jeu d'opposer à Taine cette seule petite ligne de Pascal: “A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes “originaux.” C'est dans ce sens que notre génération réagit violemment contre l'école de Taine, —dans un sens où il semble bien que nos cadets doivent aller encore plus loin que nous. Nos cadets —et aussi quelques-uns de nos aînés: les derniers ouvrages de M. Henry Bordeaux témoignent, dans cette direction, d'un renouvellement profond.
L'été dernier, une jeune revue: les Cahiers du mois, réunissait sous le titre Examens de conscience les confessions de très jeunes gens dont beaucoup n'ont pas encore débuté dans les lettres. Si Jacques Maritain les a lues, il a pu comprendre combien irrésistible est cet instinct qui nous éloigne, nous et ceux qui nous suivent, d'une littérature romanesque oratoire, combative, dont les personnages représentatifs d'une race, échantillons d'une classe, ou d'une génération, seraient mobilisés en faveur de telle ou telle idéologie; —il a pu mesurer la force de cet élan qui nous rapproche au contraire chaque jour un peu plus de ce secret des cœurs, —de chaque cœur considéré comme un monde, comme un univers différent de tous les autres, —comme une solitude enfin. Nous avons perdu —et c'est peut-être un grand malheur— le sens de l'indignation et du dégoût, —nous osons lire dans les plus pauvres yeux, —parce que rien ne nous indigne, rien ne nous dégoûte de ce qui est humain.
L'un des jeunes collaborateurs aux Cahiers du mois, M. Alain Lemière, écrit par exemple ceci: “Je ne crois qu'aux réalités précises, qu'à ce qu'on peut toucher avec les mains et je vis surtout en moi-même. Aussi, quand j'écris, je cherche à rendre surtout le volume des choses et leur chaleur, leur densité, leur mollesse ou leur fermeté. L'exacte pesanteur de la vie. Je veux faire toucher. Je n'écris que pour les mains. Mais je veux dépasser les volumes. La psycho-physiologie procure le plaisir de travailler dans la chair vivante, de sentir entre ses doigts la chair vivre sa vie organique et bestiale. O meilleure joie que de modeler. Donner la vie à la chair; y pousser du sang. L'avoir créée selon ses tendances et la sentir vous échapper, parce qu'elle est sujette, comme tout ce qui vit, aux lois de la nature. Qu'importent les incommodités dégoûtantes qui répugnent aux romanciers idéalistes. Il n'y a pas de sujets nobles, il n'y a que la vie et ses exigences.”
Dans ces quelques lignes, tient l'essentiel de ces examens de conscience. La préoccupation d'être humain, le désir de ne rien laisser échapper de toutes les réalités de l'homme, voilà je crois les sentiments qui nous dominent tous, aînés et cadets. Oui, la connaissance de l'homme; et aussi frappés que nous soyons par l'avertissement solennel de Maritain, rien ne nous détourne d'aller de l'avant, —d'autant plus que des maîtres nous ont précédés dans cette voie, et que le charme a été rompu qui interdisait naguère à l'écrivain l'approche de certains sujets. Proust, de ce point de vue, a eu sur toute la génération qui le suit une influence profonde. Ces mystères de la sensibilité, dont Maritain nous adjure de détourner notre regard, Proust nous enseigne que c'est par eux que nous atteindrons le tout de l'homme; il nous flatte de l'espoir qu'en violant ce qu'il y a de plus secret dans l'être humain, nous avancerons dans sa connaissance plus loin même que n'ont fait les génies qui nous ont précédés; et il est certain, qu'au delà de la vie sociale, de la vie familiale d'un homme; au delà des gestes que lui imposent son milieu, son métier, ses idées, ses croyances, existe une plus secrète vie: et c'est souvent au fond de cette boue cachée à tous les yeux que gît la clef qui nous le livre enfin tout entier.
On m'objectera: “Ne risquez-vous pas de vous cantonner dans l'étude des cas exceptionnels et morbides et bien loin de connaître tout l'homme, comme vous en aviez l'ambition, de ne plus vous intéresser qu'à ce qu'il y a en lui de monstrueux?” Sans doute, cela peut être un péril; néanmoins, nous sommes en droit de nous demander si la notion d'homme normal a une valeur absolue. Tous les hommes, de prime abord, font à peu près les mêmes gestes, prononcent les mêmes paroles, s'accordent à aimer et à haïr les mêmes objets; à mesure qu'on les étudie, chacun en particulier et de plus près, leurs caractères distinctifs se dessinent, leurs oppositions s'accusent jusqu'à devenir irréductibles; à la limite, on peut imaginer que le psychologue atteint dans l'homme apparemment le plus normal, ce par quoi il est un homme différent de tous les autres, “le plus irremplaçable des êtres”: à la lettre, un monstre. Mettre en lumière le plus individuel d'un cœur, le plus particulier, le plus distinct, c'est à quoi nous nous appliquons.
Et sans doute, ce n'est pas cela seulement que nous voulons saisir dans ce cœur, puisque notre ambition est de l'appréhender dans sa totalité; et ici apparaît une autre tendance très nette du roman moderne, et qui l'oppose au roman issu de Balzac; nous souhaiterions de ne pas introduire dans l'étude de l'homme une logique qui fût extérieure à l'homme; nous craignons de lui imposer un ordre arbitraire. Un héros de Balzac est toujours cohérent, il n'est aucun de ses actes qui ne puisse être expliqué par sa passion dominante, ni qui ne soit dans la ligne de son personnage; et cela certes est excellent; on a le droit de concevoir l'art comme un ordre imposé à la nature; on peut considérer que le propre du romancier est justement de débrouiller, d'organiser, d'équilibrer le chaos de l'être humain. Non seulement c'est là une position défendable, mais il est même difficile de ne pas la juger légitime, si l'on songe que dans la réalité la passion violente d'un homme presque toujours le simplifie en ramenant tout à elle; tout chez un ambitieux s'organise en vue de son avancement, et chez le voluptueux en vue de son assouvissement: c'est ce qui a permis à Balzac de créer des types, c'est-à-dire des êtres qui se résument tout entiers dans une seule passion.
Mais au milieu du dix-neuvième siècle, un romancier a paru, dont le prodigieux génie s'est appliqué au contraire à ne pas débrouiller cet écheveau qu'est une créature humaine, —qui s'est gardé d'introduire un ordre ni une logique préconçus dans la psychologie de ses personnages, qui les a créés sans porter d'avance aucun jugement sur leur valeur intellectuelle et morale; —et de fait, il est bien difficile sinon impossible de juger les personnages de Dostoïevsky, tant chez eux le sublime et l'immonde, les impulsions basses et les plus hautes aspirations se trouvent inextricablement emmêlées. Ce ne sont pas des êtres de raison; ils ne sont pas l'Avare, l'Ambitieux, le Militaire, le Prêtre, l'Usurier, —ce sont des créatures de chair et de sang, chargées d'hérédités, de tares; sujets à des maladies; capables de presque tout en bien comme en mal et de qui on peut tout attendre, tout craindre, tout espérer.
Voilà sans doute le romancier le plus différent de Balzac (et ici je considère Balzac comme un chef de file, une tête de ligne; j'englobe sous son nom toute sa postérité). Or ce Dostoïevsky nous a tous, ou presque tous, profondément marqués. “Ce sont des Russes qu'il a peints, nous objectera-t-on; l'illogisme, la contradiction est le propre du caractère russe.” Pourtant, regardez autour de vous, choisissez au hasard quelqu'un que vous connaissez; et efforcez-vous de porter sur lui un jugement définitif sans idée préconçue. Inévitablement vous vous débattrez dans mille contradictions; et en fin de compte il y a gros à parier que vous ne vous prononcerez pas. Prenez au contraire un héros ou une héroïne d'un roman du type balzacien, il ne vous faudra pas beaucoup de temps pour lui appliquer l'épithète de sympathique ou d'antipathique, sinon d'infâme ou de sublime. Au vrai, nous avons un tel goût de juger notre prochain, en dépit de la défense évangélique, que là est sans doute une des raisons qui fait le succès du genre romanesque: il nous propose des hommes et des femmes sur la valeur desquels nous sommes sûrs de ne pas nous tromper; le lecteur, même lettré, aussi bien que le cocher de fiacre, souhaite obscurément de haïr le traître et d'adorer la jeune orpheline. Ce n'est pas parce que les héros de Dostoïevsky sont russes qu'ils apparaissent à beaucoup de lecteurs français si déroutants, c'est parce qu'ils sont des hommes pareils à nous, c'est-à-dire des chaos vivants, des individus si contradictoires que nous ne savons que penser d'eux; c'est que Dostoïevsky ne leur impose aucun ordre, aucune logique autre que cette logique de la vie qui du point de vue de notre raison est l'illogisme même. Nous sommes stupéfaits de voir ses personnages éprouver à chaque instant des sentiments opposés à ceux qu'il serait naturel et normal qu'ils ressentissent; Mais qui d'entre nous, s'il s'observe sans parti pris, ne s'étonne des sentiments inattendus, saugrenus, que souvent il découvre en lui? Seulement nous n'en tenons pas compte, nous ne tenons pas compte du réel; en chaque circonstance de notre vie, nous nous appliquons à ressentir ce qu'il est logique et convenable que nous ressentions; nous nous imposons cette même règle que le romancier français impose à ses créatures.
Dans une des conférences qu'il a consacrées à Dostoïevsky, André Gide —l'un des Français qui a le mieux compris le grand romancier— notait à ce sujet: “La convention est la grande pourvoyeuse de mensonges. Combien d'êtres ne contraint-on pas à jouer toute leur vie un personnage étrangement différent d'eux-mêmes, et combien n'est-il pas difficile de reconnaître en soi tel sentiment qui n'ait été précédemment décrit, baptisé, dont nous n'ayons devant nous le modèle. Il est plus aisé à l'homme d'imiter tout que d'inventer rien. Combien d'êtres acceptent de vivre toute leur vie tout contrefaits par le mensonge qui trouvent malgré tout, et dans le mensonge même de la convention, plus de confort et moins d'exigence d'effort que dans l'affirmation sincère de leurs sentiments particuliers. Cette affirmation exigerait d'eux une sorte d'invention dont ils ne se sentent pas capables.”
Impossible pour nous désormais de ne point souhaiter de rompre cette convention si bien définie par Gide. Qui a entendu profondément la leçon de Dostoïevsky ne peut plus s'en tenir à la formule du roman psychologique français, où l'être humain est en quelque sorte dessiné, ordonné, comme la nature l'est à Versailles. Et ceci n'est pas une critique: j'adore Versailles, et la Princesse de Clèves et Adolphe. Mais il nous est impossible de ne pas avoir été attentifs à une autre leçon. Et ici sans doute touchons-nous au point essentiel de notre causerie; le problème qui se pose chez nous à l'écrivain d'imagination, c'est de ne rien renier de la tradition du roman français, et pourtant de l'enrichir grâce à l'apport des maîtres étrangers, anglo-saxons et russes, et en particulier de Dostoïevsky. Il s'agit de laisser à nos héros l'illogisme, l'indétermination, la complexité des êtres vivants; et tout de même de continuer à construire, à ordonner selon le génie de notre race, —de demeurer enfin des écrivains d'ordre et de clarté.
Le conflit entre ces deux exigences: d'une part, écrire une œuvre logique et raisonnable —d'autre part, laisser aux personnages l'indétermination et le mystère de la vie —ce conflit nous paraît être le seul que nous ayons vraiment à résoudre. Je n'attache, pour ma part, guère d'importance à d'autres antinomies dont certains critiques prétendent embarrasser les romanciers modernes. On en connaît, par exemple, qui soutiennent qu'aucun roman ne saurait plus être considéré comme une œuvre d'art, sous prétexte que le roman n'use que du langage parlé et que, depuis Chateaubriand, le divorce est consommé entre la langue qui se parle et celle que l'on écrit. Selon ces critiques, on serait un bon romancier dans la mesure où l'on ne serait pas un artiste. Ce n'est point ici le lieu de développer les raisons qui nous font croire, au contraire, avec M. Ramon Fernandez —un remarquable critique-philosophe— “qu'un roman réussi est le plus artistique de tous les genres précisément parce que son équilibre esthétique est plus intérieur, plus indépendant de règles apparentes et fixes.” Mais reconnaissons que c'est l'honneur des romanciers d'aujourd'hui d'avoir su peindre le réel, tout en demeurant de scrupuleux artistes. C'est même ce scrupule qui demeure le trait commun entre des écrivains par ailleurs très différents: Duhamel, Morand, Carco, Maurois, Montherlant, Vaudoyer, Lacretelle, Giraudoux. Beaucoup plus que leurs aînés, ces écrivains ont le souci de la forme et savent concilier les exigences de l'art avec l'obligation de peindre la réalité la plus quotidienne. C'est en effet parce qu'ils veulent aller le plus loin possible dans la peinture de passions que le souci du style, chez eux, domine. Tout oser dire, mais tout oser dire chastement, voilà à quoi aspirent les romanciers d'aujourd'hui. Ils ne séparent pas l'audace de la pudeur. Leur pudeur croît en proportion de leur audace et, par là, ils demeurent fidèles à la tradition classique. Unir l'extrême audace à l'extrême pudeur, c'est une question de style. Le souci de la forme, chez un écrivain, l'a-t-il jamais empêché de créer des êtres? Des prosateurs aussi parfaits que le sont les Tharaud, le jour où ils veulent être des romanciers, nous donnent l'admirable Maîtresse Servante. Non: un seul dilemme nous paraît menaçant: celui qui a trait à l'action du romancier sur ses créatures. Jusqu'à quel point est-il leur maître? Il ne peut en tirer les ficelles, comme à des pantins, —ni les abandonner à elles-mêmes, car alors il ne nous montrerait plus que des êtres contradictoires, partagés entre mille velléités et qui, finalement, n'avancent pas.
Si je ne craignais de vous paraître un peu sacrilège, je dirais que les difficultés qui se présentent au romancier dans ses rapports avec ses personnages, ressemblent beaucoup à celles que les théologiens de toutes les confessions chrétiennes ont essayé de résoudre dans les rapports de Dieu avec l'homme. Ici comme là, il s'agit de concilier la liberté de la créature et la liberté du Créateur. Il faut que les héros de nos romans soient libres —au sens où un théologien dit que l'homme est libre; il faut que le romancier n'intervienne pas arbitrairement dans leur destinée (de même que, selon Malebranche, la Providence n'intervient pas dans le monde par des volontés particulières). Mais, d'autre part, il faut aussi que Dieu soit libre, infiniment libre d'agir sur sa créature; et il faut que le romancier jouisse de la liberté absolue de l'artiste en face de son ouvrage. Si nous voulions nous divertir à pousser la comparaison, nous dirions que dans ce débat de la Grâce transposé sur le plan de la création artistique, le romancier français qui suit, sans y rien changer et avec une logique rigoureuse, le plan qu'il a conçu, et qui dirige par une rigueur inflexible les personnages de ses livres dans la voie qu'il leur a choisie, le romancier français ressemble au Dieu de Jansénius.
Ce mystère de la prédestination transposé sur le plan littéraire, pour être moins angoissant, n'en est pas moins difficile à débrouiller. Qu'il me soit permis d'apporter ici, en homme de métier, le témoignage de mon expérience: lorsque l'un de mes héros avance docilement dans la direction que je lui ai assignée, lorsqu'il accomplit toutes les étapes fixées par moi, et fait tous les gestes que j'attendais de lui, je m'inquiète; cette soumission à mes desseins prouve qu'il n'a pas de vie propre, qu'il ne s'est pas détaché de moi, qu'il demeure enfin une entité, une abstraction; je ne suis content de mon travail que lorsque ma créature me résiste, lorsqu'elle se cabre devant les actions que j'avais résolu de lui faire commettre; peut-être est-ce le fait de tous les créateurs de préférer à l'enfant sage, l'enfant récalcitrant, l'enfant prodigue. Je ne suis jamais tant rassuré sur la valeur de mon ouvrage que lorsque mon héros m'oblige à changer la direction de mon livre, me pousse, m'entraîne vers des horizons que d'abord je n'avais pas entrevus. Ceci peut nous aider à comprendre que tout en ordonnant la psychologie des protagonistes de nos drames, selon la tradition française, nous puissions cependant, dans une mesure qu'il appartient à chaque créateur de déterminer pour lui-même, nous puissions faire confiance à ces êtres sortis de nous et à qui nous avons insufflé la vie, respecter leurs bizarreries, leurs contradictions, leurs extravagances, —tenir compte enfin de tout ce qui en eux nous paraît imprévu, inattendu, car c'est là le battement même du cœur de chair que nous leur avons donné.
Cet accord entre l'ordre français et la complexité russe, les meilleurs d'entre nous, plus ou moins consciemment, s'efforcent de le réaliser. Mais pour cela, il leur faut bien se refuser à rien méconnaître dans l'homme. Rien ne leur est étranger de ce qui est humain: ce secret des cœurs, dont Maritain nous assure qu'il est fermé aux anges eux-mêmes, un romancier d'aujourd'hui ne doute pas que sa vocation la plus impérieuse soit justement de le violer.
Le peut-il faire sans péril —nous ne disons pas pour lui-même et pour ses frères— nous réservons ici le côte moral du problème —mais sans péril pour son art? Ce parti pris de vouloir capter dans l'homme l'instinct à sa source même, les puissances les plus obscures, les plus troubles bouillonnements, —cette brutale mise en lumière de ce que Maritain dénomme la sensibilité la plus individuelle et que nos prédécesseurs abandonnaient en tremblant au regard de Dieu, —une telle audace ne trouve-t-elle pas son châtiment immédiat, et dans notre œuvre même? Les, forces obscures de la sensibilité, ce n'est pas nous-mêmes; nous ne sommes pas, en effet, nous nous créons. En cherchant à ne connaître dans l'être humain que ce qui lui appartient en propre, que ce qui ne lui est pas imposé, nous risquons de ne plus travailler que sur de l'inconsistant et de l'informe; nous risquons que l'objet même de notre étude échappe à l'emprise de l'intelligence, se défasse et se décompose. C'est l'unité même de la personne humaine qui se trouve ainsi compromise. Car enfin nos idées, nos opinions, nos croyances, pour être reçues du dehors, n'en font pas moins partie intégrante de notre être. Dans l'Etape, de M. Paul Bourget, le jacobin Monneron, et le traditionaliste Ferrand, dont les moindres gestes, les moindres paroles sont commandées par leur philosophie, ne nous en paraissent pas moins des créatures de chair et de sang. C'est qu'en vérité les idées philosophiques et religieuses d'un homme créent en lui une seconde nature, à la lettre, un homme nouveau, aussi réel que l'animal instinctif que, sans elles, il fût demeuré. Et nous comprenons qu'un Bourget ait le droit d'imposer une logique rigoureuse aux sentiments humains, dans la mesure où les êtres qu'il étudie ont en effet introduit une logique, une discipline intellectuelle et morale dans leur vie. Ne vouloir connaître de l'homme que son instinct le plus individuel, n'avoir d'autre ambition que d'embrasser d'un regard toujours plus lucide le chaos humain, que d'en enregistrer tous les mouvements confus et transitoires, il y a là une menace redoutable pour le roman moderne tel que j'ai essayé de le définir devant vous —menace qui pèse singulièrement sur l'œuvre de Marcel Proust; —oui, cette œuvre admirable nous peut servir à ce point de vue, d'exemple et d'avertissement.
En un seul endroit de son œuvre, lorsqu'il nous décrit la mort du romancier Bergotte, Marcel Proust fait allusion à sa foi en un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci. Eh bien, puisque c'est notre ambition à nous, romanciers, d'appréhender tout l'homme, de n'en rien laisser dans l'ombre, reconnaissons que cette foi, que cette aspiration fait partie intégrante de notre cœur au même titre que les passions les plus basses. Cette grandeur de l'homme, son pouvoir d'ascension, le sens qu'il garde, malgré tout, de l'expiation, du rachat par la souffrance, c'est cela qu'un de nos grands aînés, Édouard Estaunié, sut ne jamais perdre de vue. Le don de soi, le goût de la pureté et de la perfection, la faim et la soif de la justice, cela aussi c'est le patrimoine humain; de cela aussi, romanciers, nous devons rendre témoignage. Pourquoi n'accepterions-nous comme authentiques, dans l'homme, que les remous de sa sensualité et que ses hérédités les plus obscures? C'est parce qu'il a vu dans ses criminelles et dans ses prostituées, des êtres déchus mais rachetés, que l'œuvre du chrétien Dostoïevsky domine tellement l'œuvre de Proust. Dieu est terriblement absent de l'œuvre de Marcel Proust, ai-je écrit un jour. Nous ne sommes point de ceux qui lui reprochent d'avoir pénétré dans les flammes, dans les décombres de Sodome et de Gomorrhe; mais nous déplorons qu'il s'y soit aventuré sans l'armure adamantine. Du seul point de vue littéraire, c'est la faiblesse de cette œuvre et sa limite; la conscience humaine en est absente. Aucun des êtres qui la peuplent ne connaît l'inquiétude morale, ni le scrupule, ni le remords, ni ne désire la perfection. Presque aucun qui sache ce que signifie: pureté, ou bien les purs, comme la mère ou comme la grand'mère du héros, le sont à leur insu, aussi naturellement et sans effort que les autres personnages se souillent. Ce n'est point ici le chrétien qui juge: le défaut de perspective morale appauvrit l'humanité créée par Proust, rétrécit son univers. La grande erreur de notre ami nous apparaît bien moins dans la hardiesse parfois hideuse d'une partie de son œuvre que dans ce que nous appellerons d'un mot: l'absence de la Grâce. A ceux qui le suivent, pour lesquels il a frayé une route vers des terres inconnues et, avec une patiente audace, fait affleurer des continents submergés sous les mers mortes, il reste de réintégrer la Grâce dans ce monde nouveau.

Notes de François Mauriac

  1. Conférence prononcée à la Société des Conférences le 4 février 1927.

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François MAURIAC, “Le Roman d'aujourd'hui (conférence),” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/736.

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