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Notes sur le Dominique de Fromentin

Référence : MEL_0749
Date : 25/03/1910

Éditeur : Revue Montalembert
Source : 3e année, n°19, p.204-208
Relation : Notice bibliographique BnF

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Notes sur le Dominique de Fromentin

En Avril 1861, au sujet de son Dominique, publié alors dans la “Revue des Deux-Mondes”, Fromentin écrivait à George Sand: “Je ne sais pas trop moi-même, ce qu'il y a dans Dominique... ce qu'il y a de plus clair pour moi, c'est que j'ai voulu me plaire, m'émouvoir encore avec des souvenirs, retrouver ma jeunesse à mesure que je m'en éloigne, et exprimer, sous forme de livre, une bonne partie de moi, la meilleure qui ne trouvera jamais place dans mes tableaux.” En effet, Dominique n'est pas l'œuvre d'un écrivain de métier qui en composant songe d'abord à son public. Fromentin l'a écrit pour lui, pour évoquer son enfance pensive et triste, son adolescence passionnée.
En 1835, aux plus beaux jours du Romantisme, il avait quinze ans. Pendant les vacances il quittait le lycée de la Rochelle et jouait dans le jardin de Saint-Maurice avec une jeune fille plus âgée que lui et qu'il aima. Elle se maria, puis en 1844 subit à Paris une opération; elle y mourut, et, par une porte entrebaillée, Eugène put contempler son agonie. Il fut alors le jeune homme romantique, atteint de “la maladie du siècle”, et Dominique demeura la figure idéale de l'adolescent qu'il fut –si ardemment mélancolique et passionné, mais luttant toujours contre lui-même– et malgré tout plus fort que sa douleur.

I

D'une enfance passée à la campagne, Dominique a gardé une aptitude singulière à se pénétrer de ses impressions, à vivre “dans un monde subtil de visions, d'odeurs, de bruits d'images.” Il s'est initié très vite au charme spécial de chaque saison, des nuits de Mai surtout: ces nuits où je donnais peu, où la lune éclairait, où la pluie quelquefois tombait, paisible, chaude, et sans bruit, comme des pleurs de joie. Pour mes délires et pour mon tourment, toute la nuit les rossignols chantaient. Puis c'était la vie ardente aux champs sous le ciel d'été, puis l'automne et l'hiver, les saisons qu'il chérissait entre toutes; il aimait les allées muettes et vides, sans obstacle au son, imbibées d'air humide et pénétrées de silence... Ainsi toujours les grandes plaines de l'Aunis feront se traîner sur cette âme leurs brumes de tristesse, et “à contempler la mer qui les prolonge à l'infini,” il prendra le goût du rêve, les désirs illimités que la vie ne pourra satisfaire. Le pays natal a développé sa sensibilité au point qu'il pleure lorsque le jardin où il a vécu est touché par l'automne et que les feuilles mortes papillonnent dans l'air mouillé. Le besoin de s'attacher le tourmente. C'est un déchirement lorsqu'il faut quitter pour la ville et le collège ses horizons familiers. Mais l'attendrissement qui le fait sangloter au dernier jour n'est pas sans joie, car un monde nouveau s'offre à lui de sentiments inconnus, d’émotions inéprouvées, un attendrissement subit, impossible à motiver, plus impossible encore à contenir, montait en moi comme un un flot prêt à jaillir, mêlé d'amertume et de ravissement... Dominique arrive au collège de la petite ville d'Ormesson. Ses aspirations ne se précisent pas encore, mais, comme le René de Chateaubriand, il pressent qu'elles sont infinies et que son mal sera de ne les pouvoir satisfaire. Le travail, ses succès, tiennent dans sa vie une place infime. J'étais désœuvré... parce que le travail occupait un surplus de moi-même qui déjà ne comptait pour rien dans ma vie. C'est là une très exacte observation: on est, à seize ans, merveilleusement désintéressé; on n'attache plus d'importance aux lauriers ni aux prix, on ignore les ambitions précises dont plus tard on sera tourmenté. L'âme oublieuse des petits soucis, des désirs mesquins, est toute à ses chimères. Ainsi Dominique s'exaltait dans le silence d'un vieil hôtel, au fond de l'humble ville d'Ormesson, propice au rêve.
Mais il n'était pas inconscient, curieusement il s'observait. Parfois las et découragé, transporté parfois d'un délicieux tourment, il attendait.
Un jour de printemps il se sent comme enivré. Un besoin d'être seul le saisit, et en même temps, le désir de marcher, de briser son corps par une course folle. Le soir, il se trouve en face de Madeleine, la cousine de son ami Olivier; Dominique journellement la voit sans aucun trouble; mais à cette heure, il est bouleversé. Il s'enfuit éperdûment, s'enferme dans sa chambre, écrit des folies jusqu'au matin: Dominique est amoureux. Mais il aime comme on aime à dix-sept ans: avec une charmante humilité: l'idée ne lui vient même pas que Madeleine pourrait écouter avec plaisir l'aveu de sa passion. Il l'aime de très loin: “avec ce sentiment qu'elle est à l'infini.”
Les adolescents ne sont pas vaniteux; ils ne se font pas d'eux-mêmes une idée exagérée. Lorsque Madeleine voyage, cette absence délivre Dominique. Jamais il ne se sent plus près de la bien-aimée que lorsqu'elle est très loin de lui. Il passe maintenant ses journées dans la maison où elle habitait, y cherchant le parfum qu'elle aimait, évoquant, à la fenêtre, son profil. Il vit près d'elle maintenant qu'elle n'est plus là: tel est bien l'idéal amour de la dix-septième année.
Le soir où Madeleine revient, Dominique veille tard, et accoudé à la fenêtre abandonne son âme au charme des belles illusions. Hélas! elle n'est pas revenue seule et la nouvelle de son mariage désespère Dominique. Il se jette tout entier dans cette grande douleur. Car les adolescents n'essayent guère de résister aux souffrances du cœur dont ils savent la profonde volupté. Elles les grandissent à leurs propres yeux et les marquent d'un signe d'élection. Et puis, quand ils sont, comme Dominique, très intelligents, ils goûtent la joie d'analyser leur douleur et de se regarder souffrir. Comme j'aime l'excessive humilité de cet enfant qui n'éprouve aucune jalousie!
Mais après la cérémonie nuptiale, ce fut toute la nuit, dans sa chambre, une crise de larmes, de folie amoureuse. Il ouvrit sa fenêtre. Un courlis jetait sa note plaintive et sauvage. Alors dans la calme du soir, Dominique évoqua le jardin où rêva son enfance solitaire. Un grand désir lui vint de se réfugier dans le passé, de s'ensevelir avec ses regrets et son amour toujours vivant. Il était à l'âge des résolutions héroïques et désespérées où les milliers de liens qui rattacheront plus tard l'homme à la terre et à la vie ne sont pas encore noués.

II

Dominique nous apparaît jusqu'à présent tel que le jeune homme romantique et fatal, selon l'ancienne formule. Il n'est encore que le disciple attardé du petit François René de Chateaubriand. Dominique et René souffrent du même mal: c’est le même désir d'une imprécise chimère qui d'abord fait pleurer le petit sauvage des forêts de Combourg et l'enfant isolé dans le jardin des Trembles. L'un et l'autre subissent l'influence d’un paysage triste. Ils ont le délicieux tourment d'attendre un amour infini. –Et je songe ici au René du premier livre des Mémoires d'outre-tombe –celui qu'une sylphide visitait dans la “tour de l'Ouest”. Et de même que toutes les tristesses de Dominique vont cristalliser autour d'une passion désespérée, René lui aussi trouvera une raison de souffrir. “O mes amis, dit-il, je sus ce que c'était de verser des larmes pour un mal qui n'était pas imaginaire.” Mais cette histoire bizarre de René et de sa sœur ne nous touche pas comme l'amour malheureux de Dominique. Et surtout Dominique me semble plus humain parce qu'il agit et lutte contre lui-même. Ce qui le fait différent des autres romantiques, René, Werther, Chatterton, c'est qu'en lui “le mal du siècle” s'est apaisé.
Madeleine avait reconnu que son amitié pour Dominique, côtoyait l'amour depuis longtemps –jusqu'à devenir une amitié trop ardente et trop troublante aussi. Après une lutte désespérée contre l'amour de Dominique, contre son propre amour, la jeune femme n'avait pas hésité à quitter son ami pour toujours. Dominique alors se ressaisit et s'arrache à la chère tristesse des souvenirs. Ses yeux se tournent vers les horizons voilés du pays natal. Et le vieux jardin lui est un refuge, où à chaque tournant d'allée il rencontre l'enfant rêveur qu'il fut jadis. Courageusement il va fonder un foyer, recommencer sa vie.
Ainsi Fromentin a compris que chez beaucoup de jeunes hommes, les mélancolies de l'adolescence constituent une crise, elles ne durent qu'un temps et une heure vient où cette brume d'élégie s'évanouit, qui flottait sur nos âmes. Le temps s'en charge trop bien, hélas! Mais Dominique était de ceux qui ne vieillissent pas. Il possédait “l'éternelle jeunesse de poètes”, et son mérite est plus grand, d'avoir vaincu le mal. Werther causa en Europe une épidémie de suicides. Toute la génération de Chateaubriand cultiva les subtiles et dangereuses mélancolies de René. Dominique nous donne au contraire une magnifique leçon d'énergie.
Nous ne sommes plus guère habitués à ce style d'une hautaine et pure discrétion, à cette forme simple et nue, où l'inquiétude n'est visible nulle part de l'effet à produire, et qui traduit ainsi directement les nuances les plus ténues du sentiment. Les romantiques avaient perdu le secret de ce goût suprême dans l'analyse de l'amour humain. Et depuis Dominique, on ne le retrouve peut-être au même degré que dans ce pur chef-d'œuvre d'André Gide: La porte étroite. Chez Fromentin, le peintre n'a pas porté tort à l'écrivain. L'homme qui sait voir les moindres détails du paysage, les teintes du ciel à certaines saisons et à certaines heures, se révèle dans les descriptions exquises de l'Aunis, à la fois très précises et très nuancées.
Tel est le charme de Dominique, peu connu du grand nombre: La librairie Hachette en écoula péniblement une édition à vingt-cinq sous[1]. Et pourtant il sera toujours le livre dont, à certaines heures, les âmes profondes ont besoin, un de ceux qui les révèlent à elles-mêmes, le pur miroir qui garde fidèlement l'image de leur amère et pensive adolescence. George Sand disait déjà de lui, qu'il est “une de ces choses qu'on savoure et qu'on relit en soi-même après, et qu'on relira plusieurs fois, avec des découvertes toujours...”

Notes

  1. Dominique est actuellement édité chez Plon. 1 vol. in-16. Paris 1908, 38e édition. (N. D. L. R.).

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Citer ce document

François MAURIAC, “Notes sur le Dominique de Fromentin,” Mauriac en ligne, consulté le 20 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/749.

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