Mauriac en ligne

Search

Recherche avancée

Mes souvenirs

Référence : MEL_0770
Date : 21/09/1934

Éditeur : Rex
Source : 3e année, n°37, p.20
Relation : Notice bibliographique BnF

Version texte Version texte/pdf Version pdf

Mes souvenirs


INTRODUCTION

J’ai naguère écrit le premier chapitre de mes souvenirs; il m'a suffi de le relire pour décider de m'en tenir là. Est-ce bien moi cet enfant que je rappelais ainsi à la vie? Sans doute, quand je m' appliquais à ce travail, n'avais-je pas l'intention de me confesser; du moins étais-je résolu à ne rien dire qui ne fût vrai. Mais pour peu que l'art apparaisse dans ces sortes d'ouvrages, ils deviennent mensonge; ou plutôt, l'humble et mouvante vérité d'un destin particulier se trouve dépassée. malgré l'auteur, qui atteint, sans l'avoir cherché, à une vérité plus générale. Il compose, après coup. ce qui n'était pas composé et ménage la lumière selon l’effet à produire: ainsi des régions immenses de sa vie se trouvent plongées dans les ténèbres et il éclaire ce qui en lui prête à de beaux développements.
Même un auteur qui se couvre de boue et qui décèle ses actions les plus tristes, ne doute pas de gagner des cœurs par son audace. On vantera son courage, son humilité. On trouvera mille raisons de l'absoudre sans révéler la véritable: c'est que celui qui confesse tout, aide au soulagement de ceux qui n'avouent rien.
Pour en revenir à ce premier –et dernier– chapitre de mes souvenirs, j'admire avec quelle audace j’y ai mis l’accent sur la solitude et sur la tristesse de mon enfance. Au vrai, j'avais beaucoup d'amis et nul n'a eu plus que moi le goût des palabres sans fin, des confidences, des lettres. Etais-je si désespéré? Les jours de congé me paraissaient trop courts parce que je voulais à la fois les passer chez mes cousines, dévorer un livre, aller à la foire.
De tous mes plaisirs, le plus cher me venait de ce cœur mélancolique justement, que dans mes souvenirs je me suis plu à monter en épingle. Je me rappelle mon émerveillement lorsqu'à seize ans, je découvris dans l'homme libre, de Barrès, la mirobolante formule: sentir le plus possible en s'analysant le plus possible. Cela me jeta dans des transports. C'était ce que je faisais depuis l'âge de raison. Un enfant jouait à être solitaire et méconnu; et c'est le plus passionnant des jeux... Peut-être parce qu'un instinct l'avertit qu'il y a là beaucoup plus qu'un jeu: une préparation. un exercice pour devenir homme de lettres. Aimer à se regarder souffrir, signe évident de vocation; mais il faut commencer par souffrir et je me souviens que je faisais flèche de tout bois...
Attention! me voilà sur une piste qui, si je l'avais suivie, m'aurait fait découvrir un enfant encore plus étranger à moi-même que celui dont j'ai naguère tenté de reproduire les traits.
Es[t]-ce à dire que les souvenirs d'un auteur nous égarent toujours sur son compte ? Bien loin de là: le tout est de savoir les lire. C’est ce qui y transparaît de lui-même malgré lui qui nous éclaire sur un écrivain. Les véritables visages de Rousseau, de Chateaubriand, de Gide, se dessinent peu à peu dans le filigrane de leurs confessions et mémoires. Tout ce qu'ils escamotent (même si c'est le bien) tout ce sur quoi ils appuient (même si c'est le mal) nous aide à retrouver les traits qu'ils ont mis, parfois, beaucoup de soin à brouiller.
Surtout, gardons-nous de croire qu'un auteur retouche ses souvenirs avec l'intention délibérée de nous tromper. Au vrai, il obéit à une nécessité: il faut bien qu'il immobilise, qu'il fixe cette vie passée qui fut mouvante. Tel sentiment, telle passion qu'il éprouva, mais qui furent, dans la réalité, mêlés à beaucoup d'autres, imbriqués dans un ensemble, il faut bien qu'il les isole, qu'il les délimite, qu'il leur impose des contours, sans tenir compte de leur durée, de leur évolution insaisissable. C'est malgré lui qu'il découpe, dans son passé fourmillant, ces figures aussi arbitraires que les constellations dont nous avons peuplé la nuit.
Il ne faut pas non plus faire grief à un auteur de ce que ses mémoires sont le plus souvent une justification de sa vie. Même sans l'avoir voulu au départ, nous finissons toujours par nous justifier; nous sommes toujours à la barre, dès que nous parlons de nous, –même si nous ne savons plus devant qui nans plaidons: Mémoires, confessions, souvenirs témoignent qu'à toute foi religieuse survit, dans la plupart des hommes, cette angoisse du compte à rendre. Tout auteur de mémoires, chacun à sa façon, et fût-ce en s'accusant, prépare sa défense... Devant la postérité? peut-être; mais inconsciemment ne cherche-t-il pas à fixer l'aspect qu’aura son âme aux yeux de Celui qui la lui donna et qui peut la lui redemander à chaque instant?
Ce désir inavoué de se justifier me parait être un trait commun aux confessions les plus différentes; et c'est, semble-t-il, le caractère étrange de l'œuvre d'un Proust (ces mémoires à peine romancés) qu'il y décrit des actions dont non seulement la portée morale ne l'intéresse pas mais où il ne voit rien qui puisse éveiller d'autre sentiment que l'intérêt ou la curiosité.
Je pense ici beaucoup moins à la description de certains vices, qu'à tels actes ignobles qu'il relate comme la chose la plus ordinaire: par exemple lorsque pour être éclairé sur les mœurs de sa maîtresse morte, le héros (celui qui dit je) donne de l'argent à un domestique d'hôtel, et le charge de mener une enquête à ce sujet. Mais justement, si Proust semble avoir perdu l'instinct de sa propre défense et de sa justification, c'est peut-être dans la mesure où ses mémoires sont romancés et où il n'a plus le sentiment d'être lui-même en cause. Et surtout, il pulvérise la personne humaine en “moi” qui se succèdent et meurent, sans qu'aucun d'eux puisse hériter des crimes de celui qu'il remplace.
En somme, Saint-Augustin est peut-être le seul auteur de Confessions qui ait été conscient de l'instinct auquel cède un homme qui raconte sa vie. Et sans doute, celui qui est assuré d'écrire en présence de la Trinité redoute de mentir. Il parle à un Dieu qui connaît tout, qui lit au fond de notre cœur... Pourtant, du seul point de vue humain, de tels mémoires risquent de nous égarer pour de plus hautes raisons que ceux de Jean-Jacques. Chez un saint, l'objet de sen étude, qui est lui-même, s'anéantit devant Dieu. Devant Celui qui est, il devient celui qui n'est pas.
Mais c'est chercher bien haut des excuses, pour m'en être tenu à un seul chapitre de mes mémoires. La vraie raison de ma paresse n'est-elle pas que nos romans expriment l'essentiel de nous-même? Seule, la fiction ne ment pas; elle entrouvre sur la vie d'un homme une porte dérobée par où se glisse, en dehors de tout contrôle, son âme inconnue.

I.
LA MORT DE MON PERE.
LA PRIERE DU SOIR.
LE JARDIN D’ENFANTS

Je ne me suis jamais accoutumé à ce malheur de n'avoir pas connu mon père. J'avais vingt mois lorsqu'il est mort: quelques semaines de grâce accordées par la Providence, et je me fusse souvenu de lui; car sa mère qui lui survécut à peine une année, je la revois.
Je [la] revois dans le vestibule de la triste maison langonaise où j'ai situé le drame de Genitrix, vaste demeure mal fermée que les trains de la ligne Bordeaux–Cette faisaient tressaillir, la nuit. La vieille dame, atteinte d'une maladie de cœur, demeurait assise dans un fauteuil près du guéridon où il y avait la sonnette et la boîte de pastilles. J'en volais une, et elle me menaçait, en riant, de sa canne.
Mais mon père, qui la précéda de quelques mois dans la tombe, je ne le revois pas. Il était allé dans les propriétés de la lande, entre Saint-Symphorien et Jouanhaut, l'héritage récent de son oncle Lapeyre. Ce soir-là, il revint avec un grand mal à la tête. Bien plus tard, si le jour de la composition de calcul je décidais de ne pas ailer au collège, je savais qu'il suffirait de passer ma main sur mon front avec un air dolent, pour que ma mère s'inquiétât et me retint au logis.
Je ne me rappelle pas mon père, mais je me souviens du temps où ses traces étaient encore fraîches; et quand ma mère ouvrait l'armoire de sa chambre, je regardais, sur la plus haute étagère, un chapeau melon noir, “le chapeau de pauvre papa”.
Nous n'habitions plus la maison de la rue du Pas-Saint-Georges où j'étais né et où il était mort: la jeune veuve avec ses cinq enfants avait cherché un refuge chez sa mère, rue Duffour-Dubergier. Nous y occupions le troisième étage. La vie se concentrait dans la chambre maternelle tendue de gris, autour d'une lampe chinoise caillée d'un abat-jour rose cannelé. Sur la cheminée, la Jeanne d'Arc de Chapu écoutait ses voix. Selon les saisons, les cris des martinets déchiraient le soir étouffant, ou le bourdon de la cathédrale emplissait la nuit de Noël, ou les sirènes des bateaux gémissaient dans le brouillard. Dès neuf heures, notre mère se mettait à genoux et nous nous pressions autour de sa robe. Mes frères se disputaient “le coin” entre le prie-Dieu et le lit. Celui qui occupait cette place privilégiée enfouissait sa tête dans les rideaux qui tombaient du baldaquin et pouvait s'endormir aux premières paroles: “Prosterné devant vous, ô mon Dieu! je vous rends grâce de ce que vous m'avez donné un cœur capable de vous connaître et de vous aimer....” et ne se réveiller qu'aux ultimes supplications: “Dans l'incertitude où je suis si la mort ne me surprendra pas cette nuit, je vous recommande mon âme, ô mon Dieu, ne la juger pas dans votre colère”
A quel âge ai-je commencé d’être sensible à cette admirable prière en usage dans le diocèse de Bordeaux? Il me semble que dans ma petite enfance, déjà je m'émouvais de cette incantation; de moi-même, j'y ajoutais du pathétique. C'est ainsi qu'au lieu de la formule: “Dans l'incertitude où je suis si la mort ne me surprendra pas cette nuit” pendant des années, j'ai entend: “Dans l'incertitude où je suis, que la mort ne me surprenne ah! pas cette nuit!” Il est vrai que ma mère couvrait sa figure de ses mains, la découvrait tout à coup, sa voix d'abord étouffée, soudain éclatait: ainsi imaginais-je ce “ah!” ce râle d'angoisse guetté chaque soir et qui, peut-être, a suscité en moi le goût de l'émotion exprimée, rendue sensible par un artifice.
Nos chemises de nuit étaient si longues que je n'eusse pu me gratter le pied. Nous savions que l'Etre Infini exige des enfants qu'ils dorment les mains en croix sur leur poitrine. Nous entrions dans le sommeil les bras repliés, les paumes comme clouées sur notre corps, étreignant les médailles bénites et le scapulaire du Mont-Carmel que pour le bain même il ne fallait pas quitter. Ces cinq enfants serraient contre eux, d'une étreinte déjà passionnée, l'invisible amour. Le souffle de notre mère cherchait chacun de nos visages dans la nuit. Et elle descendait enfin chez ma grand'mère qui habitait les étages inférieurs. Je me souviens du bruit retentissant et terrible de la porte d'entrée qu'elle fermait derrière elle. Contre une telle solitude, il ne restait que le refuge du sommeil.
Dès cinq ans, ma mère m'amena au Jardin d'Enfants que dirigeait sœur Adrienne, rue du Mirail, en face de cette Institution Sainte-Marie où les Marianites en longue redingote noire, en chapeau de soie et en pantoufles de feutre s'occupaient d'instruire mes frères. J'avais une blouse longue et des petites culottes blanches qu'il était prévu que je pouvais salir, puisque sœur Marie-Lorette en détenait une pile de rechange. C'était une converse qui nettoyait nos doigts à la pierre ponce, ces doigts déjà un peu meurtris, quelquefois, par le claquoir de sœur Ascension, aux yeux de braise.
Pour nous dégourdir les jambes, les sœurs nous faisaient marcher à la queue leu-leu dans la grande salle, avec des pas compliqués, scandés par un cantique à Jeanne d'Arc:

Honneur à la bannière!
Honneur à ton drapeau!

L'odeur de chlore des cabinets emplissait ce couvent. Nous faisions tristement de petits jardins avec les cailloux de la cour. Les Sœurs auraient voulu que nous ayons des costumes de velours noir et des cols dentelle pour les “séances” qui étaient des cérémonies où des élèves serinés d'avance passaient au tableau devant les parents réunis, tandis que les plus petits suçaient des sucres d'orge. Seul mon frère Pierre, sans doute à cause de ses belles boucles, bénéficia de ce costume et de ce col. Pour moi, on n'essaya jamais de m'embellir: une paupière déchirée avait agrandi un de mes yeux; on m'appelait Coco-bel-œil et j'avais l'aspect pauvre et chétif.
La classe finissait à quatre heures; comme mes frères, dans le collège d'en face, n'étaient libres qu'à six heures et demie, il fallait attendre que la bonne Octavie les vînt chercher, pour que je pusse sortir aussi. Durant ces deux heures, avec quelques autres petits garçons, je demeurais immobile sur une chaise, dans une pièce exiguë, près de la porte cochère. Pour que nous restions tranquilles, la tourière nous donnait à manger du PAIN DES ANGES: ainsi appelait-elle les débris de pain azyme que le couvent fabriquait pour les paroisses de la ville. Pendant deux tours d'horloge, nous nous repaissions de cette blanche pâte où s'arrondissaient les trous que le moule avait dessiné.

II. LES PAUVRES MORTS

Ainsi repu de pain azyme, je regagnais avec mes frères le petit troisième où notre mère en deuil nous attendait. Bien que ce fût un appartement médiocre, il y régnait une abondance que nous jugions alors naturelle. Nos métairies landaises nous fournissaient les poulets gorgés de millade (toujours cuits à la broche). L'homme d'affaires Ardouin était le meilleur chasseur de bécasses du canton. Nous mangions les bécasses en pâté, en purée; les confits de canard et de chapon nous paraissaient le mets le plus ordinaire. Mon grand-père arrivait toujours de Langon avec des foies gras ou quelque volaille de choix. Je me souviens de sa dernière visite, l'avant-veille de sa mort (j'avais cinq ans). Il s'assit lourdement dans un fauteuil, regarda des photographies de personnes mortes parmi lesquelles était la sienne: “Quel cimetière!”, soupira-t-il. Il mangea beaucoup de poulet aux nouilles qu'on avait préparé exprès pour lui. Il rentra, le lendemain, dans le triste logis de Langon, au bord de la ligne Bordeaux-Cette, qu'il avait fait construire pour ses trois enfants dont un seul survivait, et où il habitait seul. Que de fois ai-je entendu le récit de sa mort! Ce jour-là, il alla revoir tous les endroits qu'il aimait, sa propriété de Malagar, l'hospice de Langon qu'il administrait; puis après le diner, il se rendit chez de vieux amis où il faisait chaque soir sa partie de boston; et c'est ici qu'intervient le surnaturel: “Monsieur Mauriac, je vais à la bénédiction, voulez-vous m’accompagner?” lui demanda la dame amie. Mon grand-père avait été fort anticlérical toute sa vie, adversaire juré des Pères Maristes de Verdelais. Bien qu'il se fût adouci (sous l'influence de ma mère qu'il adorait), il n'avait pas mis les pieds à l'église depuis des années. Or, à la surprise générale, il accepta d'accompagner la vieille dame et parut très recueilli jusqu'à la fin du Salut. Au retour, sur la route, devant chez les demoiselles Merlet, il défaillit, s'affaissa. On le porta jusqu'à son lit. Il eut le temps de répondre à l'amie qui le suppliait de prier: “La foi nous sauve...” et il joignit les mains.
Je n’assistai pas à l'enterrement; mais la maison da Langon où n'habitait plus que la vieille sœur de mon grand-père, servie par trois domestiques inoccupés, me paru plus vaste, plus sinistre. Je me souviens de ma terreur lorsque j'entrebâillais la porte de la chambre où bon-papa é tait mort. Les persiennes en étaient toujours closes. De grands rideaux chocolat enveloppaient à larges plis le lit funèbre, les fenêtres. Ma sœur me montrait l'endroit où avait été placé le cercueil. Les trains faisaient trembler le verre d'eau.
Pauvres morts oubliés de ma famille, c’est Malagar où je suis, Malagar que vous aimiez, et seul d'entre vos descendants, j'ai hérité de cet amour. Les tiroirs sont remplis de lettres qui n’ont même pas jauni après un demi-siècle: celle où mon oncle Louis est grondé pour avoir, à dix-sept ans, suivi l'enterrement de Victor Noir et s'être exposé au feu des canons rangés devant les Tuileries; celle que mon père signait, en 1870, JEAN-PAUL MAURIAC, SOLDAT DE LA REPUBLIOUE. Dans ce vieux salon où je pense à eux, quel étonnement de découvrir que je pense à eux REELLEMENT, pour la première lois de ma vie peut-être. C’est que je me sens tout proche de cette tombe où ils sont étendus, à trois kilomètres d'ici, dans le cimetière de Langon, contre le mur que dominent des piles de bois odorant.
Notre mère nous menait chaque année devant le caveau; ce pèlerinage nous avait dispensés du collège; nous nous divertissions à lire les épitaphes. Le peuple des morts nous demeurait aussi étranger que celui des poissons des grandes profondeurs. Notre mère pourtant récitait en français le psaume terrible: Du fond de l’abîme, j’ai crié vers vous, Seigneur! Seigneur, écoutez ma voix... Si vous considérez nos iniquités, qui subsistera devant Vous? Je regardais avec malaise ce petit temple, feignant de croire que le purgatoire était à l'intérieur, et je m'amusais à imaginer que chaque samedi la Vierge en soulevait le couvercle comme d'une bouilloire.
Ils ont été vivants, unis par cette tendresse, dans la triste maison dont le plus jeune de leurs petits-fils a osé se servir pour y loger les personnages de Genitrix. De là, mon grand-père pouvait gérer ses propriétés et celles de sa femme. Il préférait entre toutes ce Malagar dont j'ai hérité, sur le coteau qui domine la rive droite de la Garonne, près du calvaire de Verdelais, face à Sauternes et aux Landes. Les forêts de sa femme, à sept lieues de là, s'étendaient dans une région bien différente, quoique si proche, du côté de Villandraut et de Saint-Symphorien: des lagunes, des pins à l'infini. Ma grand'mère, née Lapeyre, venue de Villandraut, était issue elle-même, par sa mère, des Martin dont la maison transformée depuis un siècle en métairie, s'est écroulée cette année; elle s'élevait dans ce quartier perdu de Jouanhaut que j'ai décrit, dans Thérèse Desqueyroux, sous le nom d'Argelouse. Aujourd'hui encore, Jouanhaut n'est relié au bourg que par une route impraticable, et au delà s'étendent jusqu'à l'Océan les pins, les ajoncs, le sable, le marais de la Téchoueyre, la Lande du Midi. Que devait être ce pays, il y a cent ans, lorsque ces mauvaises routes n'existaient même pas? Pour aller à Bordeaux, les Martin avaient le choix entre le cheval avec la femme en croupe, ou la charrette à bœufs des rois fainéants. On tendait un drap sur la charrette, on y installait des chaises de cuisine; en plus de temps qu'il n'en faut aujourd'hui pour atteindre Varsovie, ils arrivaient à Preignac, d'où le bateau descendait le fleuve vers Bordeaux.

III.
CHATEAU-LANGE.
L'AMITIE DE JESUS-CHRIST.
LA TRISTE ENFANCE.
L'ENFANT OUI PLEURE POUR RIEN

Quel entant étais-je, dans cette atmosphère? Un enfant triste et que tout blessait. Pourtant l'extrême austérité de notre maison n'empêchait pas qu'elle fût joyeuse; j'avais trois frères, une sœur, des cousins et des cousines que j'entends rire encore sous les arbres de Château-Lange.
Château-Lange était “du coté de chez ma mère”, à Grandignan, près de Bordeaux, au bord de la grand'route qui va vers l'Espagne. Les employés du tram l'appelaient la maison des curés, parce que chaque fois qu'il y avait une soutane dans le tram, elle descendait toujours à Château-Lange. La piété généreuse de ma grand'mère eût suffit à attirer le clergé; et puis, elle avait sa chapelle, où la Messe était souvent célébrée, privilège dont nous demeurions éblouis. Nous pensions que le Saint-Sacrement devait être mieux chez nous qu'à la cathédrale. Dans l'ancien colombier où ma grand'-mère l'avait logé, les fleurs accumulées nous donnaient la migraine. Il ne fallait pas crier à l'entour; mais cette Présence ne diminuait pas la joie de nos parties de cache-cache.
Que les distances étaient longues autrefois! Je me rappelle, à la fin de juillet, par les soirs de poussière et d'horrible chaleur, du trajet en landau jusqu'à Château-Lange. Ces sept kilomètres nous étaient un véritable voyage. Je renifle encore l'odeur de la ville en ces années d'avant les autos. Le pavé sec, mais imprégné d'urine de cheval, avait été chauffé tout le jour, et dégageait, le soir, une odeur de cirque. Pas un souffle; on passait la barrière de Saint-Genès. Vers Talence, aux relents d'acide hippurique, commençait de se mêler un parfum d'herbes brûlées, de vaches et de figuiers chauds. “Ça commence à sentir la campagne”, disions-nous. Et soudain apparaissait une tour qui nous annonçait l'approche de Château-Lange. Aussi souvent que nous ayons accompli ce trajet, la vue soudaine de la tour nous surprenait chaque fois, comme lorsque les Croisés aperçurent les murs de Jérusalem.
Les cousines avaient entendue le bruit des roues sur le gravier; des capricornes volaient dans le soir pesant; la table était servie près du massif de fuchsias; bonne-maman tricotait sur le perron; la sœur garde-malade lisait le Pèlerin. On n'avait pas beaucoup de temps pour jouer avant que le dîner fût servi; il ne fallait pas perdre une minute. On criait: “Ne vous mettez pas en nage!” Il était défendu de boire tout de suite. On imposait aux enfants de ma génération le supplice de la soif qui nous incitait à boire en secret, dans nos verres à dents, le liquide tiède et pelucheux du pot-à-eau.
Pourquoi donc étais-je un enfant triste? Ce serait fou d'incriminer la religion: Elle me donnait alors plus de joies que de peines. Qu'était-ce donc que les scrupules dont je me tourmentais au prix des émotions si douces de ces grandes fêtes, pendant les vacances à Saint-Symphorien, à l'ombre des pins baignés d'azur? Emotion peut-être un peu affadie par les cantiques du Père Hermann et de Gounod. La tendresse céleste des messes de Première Communion imprégnait notre vie. Comme ma grand'-mère avait quinze petits enfants, chaque année nous célébrions une de ces cérémonies délicieuses où ceux d'entre nous qui en avaient déjà connu la Grâce “renouvelaient”, et où les plus jeunes savouraient un avant-goût de ce jour entre les jours. Et au vrai, cette apparente fadeur n'empêche pas que notre enfance ait reçu la révélation d'un immense amour. La fréquente Communion ne nous familiarisait pas avec ce Tabernacle que le cantique de ma Première Communion qualifiait de redoutable. Chaque dimanche, avec le même tremblement, je récitais les Actes avant la Communion extraits de l'Imitation de Jésus Christ. Après trente ans, je retrouve ce sentiment de terreur amoureuse qui me courbait sur mon banc lorsque je relis les mêmes formules: “Mais qui suis-je, Seigneur, pour oser m'approcher de Vous? L'immensité des cieux ne saurait Vous contenir, et Vous dites Venez tous à moi... Malade je viens à mon médecin; affamé et altéré à la fontaine de Vie; pauvre au Roi du Ciel; esclave, à mon Maître; créature à mon Créateur; affligé, je me jette entre les bras de mon Consolateur... Mon cœur est brisé de douleur, le poids de mes péchés m'accable, les tentations m'inquiètent, je suis tourmenté par mes passions; je ne vois personne qui puisse me secourir et me sauver, si ce n'est Vous-même, mon Seigneur et mon Dieu...”
Paroles de feu qui marquent un cœur pour la vie. Bien loin que la religion ait enténébré mon enfance, elle l'a enrichie d'une joie pathétique. Ce n'est pas à cause d'elle, c'est malgré elle que je fus un enfant triste, car j’aimais le Christ et Il me consolait. De quoi me consolait-il? De rien doit je puisse faire reproche à ma mère qui ne vivait que pour nous. Et sans doute n'aurais-je su le dire moi-même. Peut être était-ce l'obscur sentiment d'une différence, –à la lois d'une faiblesse et d'une supériorité, l'une empêchant l'autre de s'affirmer, de s'imposer. Je n'étais pas un très bon élève; je semblais chétif et de pauvre mine. Tout m'atteignait, me blessait: terreur des maîtres, angoisse à cause des leçons pas sues, des compositions, des examens; impuissance à vivre loin de ce que j'aimais, séparé, fût-ce pour un seul jour de ma mère. Tout ce qui touchait à elle prenait à mes yeux un caractère sacré et avait part à sa perfection, jusqu'aux domestiques, aux objets. Comme on disait devant moi qu'une de mes tantes avait une vilaine robe, je fus stupéfait qu'une sœur de ma mère pût avoir une vilaine robe. Il arrivait parfois que cette mère adorée fit un séjour à la compagne pendant lequel nous étions pensionnaires. Terribles semaines! ce dortoir, cette flamme du gaz, l'ombre du surveillant sur le mur, les dernières adjurations avant le sommeil: “Jésus, Marie, Joseph, assistez-moi dans ma dernière agonie...”. Au vrai, c’était là ma dernière agonie que la vie devait renouveler si souvent, lorsque le cœur se sent loin de ce qui lui est nécessaire et qu'il n'espère plus de le rejoindre jamais.
Cette tristesse de mon enfance, je me rends compte qu'elle né reposait pas sur une illusion, mais qu'elle correspondait à un sentiment profond de ma faiblesse. Je ne pouvais prévoir alors que j'aurais quelques dons pour écrire et que ce radeau, plus tard, me recueillerait. Et il est certain que sens cette chance inespérée, je n'eusse été capable de rien faire. Toul ce qu'accomplissent les autres: jeux, sports, me semblait dépasser infiniment mes forces. Comment vivre dans cette cohue? Les disputes violentes de la récréation préfiguraient pour moi une vie où je me voyais déjà bousculé, piétiné, vaincu.

Apparement vous ne disposez pas d'un plugin pour lire les PDF dans votre navigateur. Vous pouvez Télécharger le document.


Citer ce document

François MAURIAC, “Mes souvenirs,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/770.

Transcribe This Item

  1. EHC_Rex_1934_09_21.pdf