Mauriac en ligne

Search

Recherche avancée

Mes souvenirs

Référence : MEL_0773
Date : 05/10/1934

Éditeur : Rex
Source : 3e année, n°39, p.21 et 23
Relation : Notice bibliographique BnF

Version texte Version texte/pdf Version pdf

Mes souvenirs

VIII.
BORDEAUX OU L'ADOLESCENCE.

Cette ville où nous naquîmes, où nous fûmes un enfant, un adolescent, c'est la seule qu'il faudrait nous défendre de juger. Elle se confond avec nous, elle est nous-mêmes; nous la portons en nous. L'histoire de Bordeaux est l'histoire de mon corps et de mon âme.
Un étranger attend que je décrive le Grand Théâtre de La[--]is, la Bourse de Gabriel; mais ma petite enfance souffre dans la sombre rue du Mirail, du côté de la Grosse Cloche, et j'en poursuis le fantôme pitoyable dans la brume de ces quartiers morts. J'y erre aujourd'hui parmi des décombres connus de moi seul.
Les maisons, les rues de Bordeaux, ce sont les événements de ma vie. Quand le train ralentit sur le pont de la Garonne et qu'au crépuscule j'aperçois tout entier l'immense corps qui s'étire et qui épouse la courbe du fleuve, j'y cherche la place marquée par un clocher, par une église, d'un bonheur, d'une peine, d'un péché, d'un songe. Bordeaux, c'est mon enfance et mon adolescence détachées de moi, pétrifiées. Voici l'endroit de ma candeur première, voici le lieu où je fus pur: le vaisseau de la Cathédrale se lève au-dessus des toits dont l'un abrita ma vie commençante. Jusqu'à ma vingtième année, mon destin tenait dans cette ville et dans sa campagne; il n'en dépassait jamais les contours. Une muraille de Chine séparait pour nous la Guyenne du reste de l'univers. Mes frères et moi ne voyagions guère plus que n'avaient fait nos grands-parents du temps des diligences; le chemin de fer n'allait pas pour nous au-delà des propriétés où mon père, jeune homme, se rendait sans peine à cheval “en poste douce”.
M'en plaindrais-je? Un grenier suffit à Rimbaud enfant pour connaître le monde et illustrer la comédie humaine; il m'a suffi de cette ville triste et belle, de son fleuve limoneux, des vignes qui la couronnent, des pignadas, des sables qui l'enserrent et la font brûlante, pour tout connaitre de ce qui devait m'être révélé. Où que j'aille désormais, au-delà des océans et des déserts, mon miel aura toujours le goût de la bruyère chaude, en août, quand l'appel du tocsin et l'odeur de la résine brûlée interrompaient mes devoirs de vacances. Quelque douleur qui m'attende encore, je sais que je l'ai par avance connue dans la clarté mortelle des jours où je devins un homme, sur cette terrasse, à quarante kilomètres de Bordeaux, près d'un Calvaire. Plusieurs, qui admiraient ou qui haïssaient notre étoile levée, flattaient en nous un beau destin commençant; mais nous savions, au plus secret de notre âme, que tout était déjà fini; notre enfance à Bordeaux fut une préfiguration.
Une muraille de Chine... Mais de ce petit pays qu'elle délimitait, je me souviens comme d'un monde aux nombreux climats différents, chacun ayant son ciel, ses fleurs, ses bêtes, son atmosphère. L'Aquitaine était bien plus vaste à mes yeux que ne l'est la terre entière pour le héros qui, la matin, déjeune à Paris, et qui, le soir, descend de son avion sur un champ de Moscou. Sa machine rétrécit misérablement la planète, tandis que mon cœur créait, dans son étroit domaine, toute une voie lactée d'univers.
De la ville seule, je ne saurais dénombrer tous les visages. Le quartier de la Grosse Cloche avec la rue du Mirail où je fus, à cinq ans, chez les sœurs, puis à l'Institution Sainte-Marie, ressuscite une figure chétive d'enfant que les maîtres n'aimaient pas (l'enfant a autant besoin que l'homme d'être beau pour être aimé). Terreur des leçons pas sues, des devoirs pas finis, angoisse d'être interrogé, d'être appelé au tableau, de recevoir en pleine figure la balle, au jeu de la balle au chasseur; supplice qu'à l'âge d'homme on ne supporterait plus, des pieds brûlés par les engelures dans de gros souliers humides: enfin, délivrance à six heures et demie. Aujourd'hui encore, quand six heures et demie sonnent, il m'arrive de saluer cette venue du soir qui dénouait autrefois mes bandelettes et soulevait la pierre de mon tombeau: je remonte la rue du Mirail sous la pluie ou sous les étoiles, le cours Victor-Hugo (mes parents l'appelaient encore cours des Fossés), la rue Duffour-Dubergier; un peu avant d'atteindre la Tour Pey-Berland et la Cathédrale, je me haussais jusqu'à la sonnette d'une maison, celle de ma grand'mère, et où ma mère veuve s'était retirée. Dans l'escalier, une odeur de gaz et de linoleum me plaisait mieux qu'aucun parfum; de marche en marche, je me rapprochais de mon bonheur, de mon amour, de ma mère, du livre interrompu, du long repas sous la lampe, de la prière récitée en commun, du sommeil.
A l'intérieur de cette muraille ce Chine qui entourait pour moi la Guyenne et la séparait du reste de l'univers, le Catholicisme délimitait un autre monde hors duquel j'eusse perdu le souffle. Quels autres enfants furent plus que nous préoccupés par l'état de Grâce? Et pas seulement en nous, mais chez les autres hommes: une de mes plus fortes impressions d'enfance m'est venue de cet usage des Bordelais de choisir, pour se livrer aux folies du Carnaval, non les jours gras, mais le mercredi des Cendres (selon une vieille coutume qui exigeait qu'on allât faire maigre, le premier jour du Carême, à Caudéran, faubourg célèbre par ses escargots). En ce jour de pénitence, chaque masque était à mes yeux un homme dans l'état de péché. A la fenêtre, ou bousculé par la foule sur le cours de l'Intendance, les chars et les déguisements me passionnaient moins que le spectacle de ces êtres voués à une mort éternelle et dont les mufles de carton insultaient le ciel. Des hommes habillés en femmes relevaient leurs cottes et hideusement s'accroupissaient entre les rails du tramway. Des dominos entassés dans des victorias nous bombardaient d'oranges et roulaient vers Caudéran... Caudéran! Caudéran! Faubourg des masques, où pourtant mon pieux collège s'était lentement édifié parmi les grands arbres poussiéreux de Grand-Lebrun. Un omnibus me ramassait, dès six heures, sur le trottoir brumeux, devant la maison, et m'emportait vers le grand vaisseau de mon collège, immobile et tous feux allumés dans l'aube noire. Tous les jours, et même le dimanche. Rappelle-toi ces dimanches: messe de communion, grand'messe, catéchisme, réunion des congréganistes; puis, après le déjeuner, vêpres et bénédiction du très Saint-Sacrement. Cela nous menait jusqu'à trois heures et demie; nous redoutions, les jours de corrida, de manquer le premier taureau. Le temps se voilait: l'orage n'éclaterait-il pas avant la course? Durant les vêpres, impossible, à travers les vitraux, de mesurer la montée de l'orage; nous savions seulement qu'il n'y avait plus de soleil...
Mais il n'était pas que le mercredi des Cendres pour nous rendre sensible l'état de Grâce et de péché. Sur la place des Quinconces, durant les foires d'octobre et de mars, les baraques louches nous émouvaient où, au-dessus de l'entrée, était inscrit un seul petit nom de femme. Et même, sans aller jusqu'à rôder autour de pareilles abominations, restait le souvenir de ce Théâtre de la Gaîté dont nous dûmes quitter en hâte la représentation de tableaux vivants. Le manège-salon était aussi un lieu dont ceux de nos camarades que nous appelions les “sales types” nous racontaient les troubles joies; au cirque Piège, une danseuse inspira à plusieurs d'entre nous la plus vive passion: nos maîtres découvrirent sa photographie dans des lexiques.
Cette place des Quinconces, une foire, une exposition, un concours hippique presque toute l'année l'encombraient. Ce n'était guère que dans les mois chauds que les Bordelais en pouvaient jouir. Rappelle-toi ces soirs de juin où, fuyant les maisons étouffantes, ils se suivaient à petit pas, à la queue-leu-leu, sur les trottoirs du cours de l'Intendance et sur les allées de Tourny. Comme dans le conte d'Edgar Poë, les murs surchauffés semblaient se rapprocher d'eux, les obligeaient à choir sur des chaises de fer, au milieu des allées, dans l'attente vaine d'un souffle sur leur face transpirante. Mais toute brise était arrêtée par les collines au nord; et au sud, les landes saturées de pollen soufflaient sur la ville haletante une touffeur mortelle. Derrière les grilles du Jardin Public, les épais marronniers nous attiraient, bien que l'immobilité de leurs feuilles, au vert décomposé par les globes électriques, rendit plus sensible cette absence de toute brise; l'odeur des tilleuls donnait soif. Sur la terrasse, devant les hôtels du XVIIIe siècle, là où un adolescent de marbre caresse une chimère, et dans cette allée qui longe les belles maisons Louis XVI de la rue d'Aviau, nous suivions des groupes altérés; les hommes tenaient leurs canotiers à la maison et s'épongeaient; là-bas, dans l'île, la musique du 57e réveillait les cygnes. Quelqu'un croyait avoir senti un souffle sur son front, mais n'en était pas très sûr. Aucun autre refuge, alors, que les Quinconces. L'immense place était presque déserte. On s'asseyait au centre, face aux colonnes rostrales. C'était par cette porte ouverte sur le fleuve qu'arrivait enfin le souffle: il venait de loin, il montait avec la marée du fond de l'Océan, les soirs de lune, nous regardions glisser un voilier lent sur un fond de banlieue, d'usines et de coteaux. On rentrait dans les rues qui sentaient l'acide hippurique chaud. Le chocolat glacé de Prévost, une glace au café de la Comédie, étaient de petites joies sans proportion avec ce tourment de l'infini qui annonce l'approche de la puberté. Autour de la colonne des Girondins, des républiques mafflues sont à sec dans un bassin minuscule. Le Théâtre de Louis est noir où, la saison finie, ne chantent plus Mme Brégent-Gravière, ni Mme Fiérens, ni le ténor Scaramberg. Mais ces messieurs du Jockey ne tarissent pas sur une jeune débutante, Régina Badet, adorable dans la Zingara.

*

Ce fut aussi vers ce temps que je commençai de descendre les marches qui unissent la place des Quinconces au fleuve, et qu'à travers quelques poèmes, je voulus aimer les vaisseaux. Dans mon enfance, j'avais fui les quais boueux, les dockers farouches, et cette divinité glauque et souillée: la rivière, dont, par le seul aspect, je me sentais transi. Mon enfance, le plus loin possible du fleuve, se repliait dans les quartiers à l'intérieur de la ville.
Le plus loin possible du fleuve... Ce n'est pas beaucoup dire: Bordeaux est sans profondeur; la ville s'étire, immense façade, comme si toutes ses maisons souhaitaient de contempler l'autre rive: même dans le centre de la ville, vous apercevez toujours, à l'extrémité d'une rue, des agrès, une voile, des mâts; la nuit, des sirènes déchirantes réveillent en sursaut l'enfant, dans les quartiers, les plus éloignés du port, appellent ses songes sur une eau noire et glacée.
Bien que plusieurs eussent autrefois navigué, ceux de mes grands-parents qui naquirent à Bordeaux avaient dirigé une raffinerie dans la rue Sainte-Croix ou vendu, rue Saint-James, des draps et des châles de l'Inde. Les autres cultivaient leurs terres du côté de Langon, là où la Garonne n'est encore qu'une rivière modérée qui pressent à peine, aux heures de grande marée, la vaste mer; d'autres encore se nourrissaient de gibier et de confit dans leurs métairies au fond des landes. Plus campagnards que Bordelais, nous étions étrangers à cette race de négociants, d'armateurs, dont les nobles hôtels et les chais illustres sont l'orgueil du Pavé des Chartrons; –race pleine de superbe, dont on voit les fils triompher sur les courts du Club Primrose ou se disputer la Coupe aux régates d'Arcachon. Dans ces anglo-saxons de Bordeaux, le plus beau type du Nord survit à tous les croisements et ils demeurent très différents du Bordelais pur: celui-là trapu, “pot à tabac”, noir de poil et de peau; en dépit du rasoir, une barbe drue dévore souvent le visage jusqu'aux admirables yeux d'antilope.
Une hérédité, campagnarde peut-être, explique ce malaise dont, enfant et jeune homme, j'ai souffert à Bordeaux et auquel, à Paris même, je n'échappe guère. N'incriminons pas la Province et son ennui... entre Bordeaux et Paris, existe-t-il une différence essentielle? de degré, en tout cas, non de nature. Ce sont deux capitales: aux bords de la Garonne comme sur ceux de la Seine, une grande quantité d'hommes tiennent dans un petit espace. Le plaisir essentiel qui nous attache à la ville et qui est la vie de relations, les Bordelais le goûtent mieux peut-être que les Parisiens.
Mais il existe à Bordeaux bien d'autres jeux que ceux du monde, et si je fus un garçon impropre aux divertissements, il n'en faut point accuser ma ville; de même qu'elle fut la première à reconnaître le roi, la première aussi elle accueillit le culte du nouveau dieu: le ballon ovale. Le soir où Bordeaux perdit son titre de champion pour le rugby, j'ai vu, sur les trottoirs de l'lntendance, des jeunes gens qui pleuraient. A la saison des matches de tennis, au Club Primrose, on ne trouverait pas une seule famille bourgeoise où quelqu’un eût le front de traiter d'un autre sujet. Pour ce qui touche à de moins innocents plaisirs, Bordeaux ne le cède à Paris que pour la vie nocturne: de mon temps, aucun bar n’y était ouvert toute la nuit; ville, en somme, inhospitalière aux noctambules. Les théâtres et les cinémas à peine fermés, plus personne dans les rues que des chats et des assassins; car les bas quartiers de Bordeaux ne sont pas, comme à Marseille ou à Toulon, ceux du Port Mériadeck s'étale en plein centre: à quelques pas de l’Intendance, la rue de Galles nous offre l'étrange aspect de sa faune: vieilles petites filles, poupées incassables, bébés jumeaux mal peints, bébés roses dont on jurerait qu'elles ont sécrété leur coquille de pierre, à peine assez vaste pour contenir le lit et l'édredon rouge.

IX.

Pendant ma première jeunesse, en dépit de tous les plaisirs que j'y eusse pu goûter, je n'habitai Bordeaux que corporellement. Au long de l'année scolaire, mon esprit ne quittait pas les campagnes de nos vacances et de notre joie. Et pourtant, quand j'erre aujourd'hui dans les rues de ma ville, partout assailli, investi de sensations réveillées, je découvre dans quelle masse de poésie, presque à mon insu, j'ai respiré et me suis mû: poètes et romanciers découverts à la porte du libraire Féret, en ce temps-là cours de l'Intendance, et surtout chez Mollat, le libraire des Galeries Bordelaises; saisons pressenties, reconnues, savourées, à la couleur du jour et à l'odeur des rues. Pour moi, quelle pierre ici ne se souvient du drame secret de l'homme qui se débat dans l'enfant: passions dans les moins exigeantes n'était pas l'amour de Dieu ni ce désir fou de pureté et de perfection intérieure, –orgueil et honte d'être si différent, si indéchiffrable, –timidité désespérée de l'adolescent qui a le sentiment de sa valeur presque infinie, mais qui découvre dans le même temps que cette valeur, parmi les hommes, n'a pas cours. C'est ici, dans les allées de ce Jardin Public, sur les trottoirs de la rue Sainte-Catherine, que sans amitiés, sans amours, sans direction ni conseils d’aucune sorte, je me suis gauchement constitué, que j’ai incorporé à mon être spirituel tant d’éléments étrangers dont plus jamais je ne me délivrerai; alors se prennent les faux plis que nous devrons garder jusqu’à la fin. Entre l'idéal de pureté, d'intégrité spirituelle et corporelle qui, dès son enfance, lui fut proposé, et cette loi du sang qu'un jeune être découvre soudain dans son cœur, dans sa chair, s'élargit un abîme sur lequel il flotte, aussi éloigné des saints que des charnels, –pauvre âme, en apparence perdue pour Dieu, perdue pour le monde– créature oui se croit rejetée.

*

Le tragique de Bordeaux tient pour moi dans ce drame que j'y ai vécu, et qui est celui de quelques adolescences provinciales: une prodigieuse vie individuelle refoulée, sans expression, sans épanouissement possible. Au collège, dans la famille, je faisais partie d’un tout, je n'existais qu'en fonction d'un groupe. J'étais l'écolier puni: parce qu'il refuse de jouer aux jeux communs et préfère, en dépit du règlement, les conversations particulières. Et de même, en famille, mes frères et moi appartenions à cette collectivité dénommée “les garçons” comme on eût dit “les canards” –“Qui a cassé ce vase? Ce sont les garçons. M. l'abbé nous a débarrassés des garçons... il les a menés du côté de Tartehume...”
Avoir une chambre où j'eusse été seul, ce fut le désir frénétique et jamais satisfait de mon enfance et de ma jeunesse: quatre murs entre lesquels j'eusse été un individu, où je me fusse retrouvé enfin. Celui de mes frères qui partageait ma chambre, sans doute en souffrait-il autant que moi, car nous étions arrivés à nous rendre presque invisibles l'un à l'autre, tant nous avions su délimiter nos domaines respectifs. Je me rappelle des mots bien inoffensifs qui m'atteignaient jusqu'au tréfonds: “Le règlement est fait pour tous... Tu n'est jamais comme les autres... Tu n'est pourtant pas différent des autres?... tu es fabriqué de la même pâte...”
Ce qui m'intéressait en moi, c'était justement ce qui n’était pas les autres. A la campagne, enfin je me retrouvais moi-même: d'abord délivré du collège, puis, quoique je demeurasse incorporé au groupe dénommé “les garçons”, je pouvais mieux m’en détacher qu'à la ville. Assis sur un tronc de pin, au milieu d’une lande, dans l’étourdissement du soleil et des cigales, ivre à la lettre d'être seul, je ne pouvais pas supporter cette confrontation avec moi-même à laquelle j'avais tant aspiré, et ne me retrouvais que pour me perdre, pour me dissoudre dans la vie universelle.
Les mêmes campagnes où je reviens aujourd'hui ne sauraient donc éveiller en moi, comme le fait Bordeaux, les sentiments d'un homme qui revoit la prison où, perdant des années, il étouffa. Certes, j'avais raison d'écrire que la ville où nous sommes nés et où nous fûmes enfants, est la seule dont nous n'ayons le droit de rien dire. Certains aspects de Bordeaux, les plus banals, les plus inoffensifs, ont à mes yeux un caractère lugubre, tragique, incompréhensible pour tout autre que moi-même: par exemple, ces longues rues qui se prolongent indéfiniment vers la banlieue, –rue de la Croix-Blanche ou du Tondu, rues du quartiers Saint-Genès bordées de ces maisons sans étage que les Bordelais dénomment échoppes, –rues que je suivais dans les aubes pluvieuses vers mon collège et qui me rappellent aussi des retours de promenades, le dimanche, sous la surveillance d'un de ces excellents Marianites dont l'habit était une longue redingote noire et un stupéfiant chapeau haut de forme, tels qu'on n'en a plus revu depuis le ministère Combes, et qu'on n'en verra plus jamais.
Impossible de revivre dans cette ville: toutes les rues sont bloquées par mes chagrins d'enfant, par les souvenirs de mes joies pires que ceux de mes tristesses: musée funèbre de mon existence révolue! L'ile du Jardin Public me paraît à la fois sinistre et ridicule, comme les paysages que des coiffeurs romantiques composaient avec les cheveux des personnes mortes.

Apparement vous ne disposez pas d'un plugin pour lire les PDF dans votre navigateur. Vous pouvez Télécharger le document.


Citer ce document

François MAURIAC, “Mes souvenirs,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/773.

Transcribe This Item

  1. EHC_Rex_1934_10_05.pdf