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“Fraîcheur” de Jean Davray
(Albin Michel, édit.)

Référence : MEL_0078
Date : 30/10/1936

Éditeur : Gringoire
Source : 9e année, n°417, p.4
Relation : Notice bibliographique

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“Fraîcheur” de Jean Davray
(Albin Michel, édit.)

Voici encore un jeune auteur: M. Jean Davray, dont le premier roman, où brillent les plus beaux dons, paraîtra d’un lugubre trop appuyé. Le titre renferme la seule plaisanterie du livre, et l’épigraphe empruntée à Rimbaud: “Un peu de fraîcheur, Seigneur, si vous voulez, si vous voulez bien…” nous avertit d’abord qu’il s’agit d’une descente aux enfers.
Pourquoi toujours distinguer, entre tout ce que publient les nouveaux venus, le livre le plus noir? C’est qu’en vérité il n’en existe presque aucun de joyeux. A propos d’Adrien Lanquais, nous avions déjà noté qu’un jeune homme qui a la vocation d’écrire cherche à se délivrer, dès son premier livre, du tourment propre à l’adolescence et qu’il n’est guère d’adolescent qui ne soit un inadapté.
Si nous ne devions désigner, entre tous nos jeunes confrères, que ceux qui partent “gais et contents”, il faudrait nous épuiser à battre les buissons; d’autant que la plupart des auteurs gais ne le sont pas devenus tout de suite et qu’ils ont commencé par le drame et par l’élégie. Osons dire que, chez nous, le vieux fleuve rabelaisien, d’un débit si longtemps magnifique, a tari peu à peu. Déjà, en 1853, Sainte-Beuve se lamentait, dans son étude sur Regnard: “Cette gaîté franche, ronde, inépuisable, cette source qui n’avait rien de mince, et qu’on voyait sortir à gros bouillons, qui nous la rendra?” Ce ne sera pas, je le crains, M. Jean Davray.
Parmi les garçons de trente ans, si je cherche un auteur gai, je trouve Marcel Aymé… et qui encore? L’auteur du Voyage au bout de la nuit appartient sans doute à la descendance de Pantagruel, mais son œuvre n’est plus, justement, qu’un immense marécage d’où monte une odeur de putréfaction.
Et sans doute vais-je encore m’attirer le reproche de projeter la lumière sur un livre désespéré où s’exprime le dégoût de vivre et qui calomnie la jeunesse française, alors que, dans les pays voisins, une génération forte et disciplinée s’avance au pas de parade, en d’impressionnants défilés… A ce propos, je me trouvais, dernièrement à Venise, en même temps qu’une véritable armée de jeunes hitlériens dont les fanfares et les cris emplissaient non seulement la ville, mais la Vénétie tout entière. Ce qui d’abord m’avait frappé, c’était l’apparente uniformité de ces garçons: chacun d’eux ressemblait à son voisin comme un poussin jaune ressemble à un autre poussin jaune. Or, un matin que j’étais assis dans une salle du palais des Doges, en face d’in Tintoret, le flot des jeunes hitlériens brusquement déferla. Je ne quittai pas ma place, m’assurant à considérer une à une ces petites vagues vivantes qui me pressaient de toutes parts. Il m’apparut alors que chacun de ces visages exprimait un univers différent. Pour quelques expressions brutales ou stupides, combien de beaux regards inquiets et graves… Si parmi eux il en était qui écrivaient leur journal ou qui ébauchaient un roman, rien ne prouve qu’on y eût découvert un idéal de puissance et de force: car les hitlériens véritables, ce sont ceux justement à qui l’action suffit, que ne presse pas la nécessité d’écrire, que ne tourmente pas l’instinct de se délivrer. Ce qui est supprimé, chez nos voisins, ce n’est pas l’angoisse de la jeunesse, c’est l’expression de cette angoisse.
Sauf par l’absence de joie, M. Jean Davray ne ressemble en rien à M. Alexis Néret, dont le roman fut le sujet de mon dernier article. Son œuvre me paraît beaucoup plus concertée, beaucoup plus méditée; la réflexion chez lui l’emporte sur le jaillissement. Non seulement Jean Davray a dû [lire] tous les livres, mais il a beaucoup étudié et approfondi l’art du roman, il a comparé les œuvres de ses aînés, et n’a choisi qu’après [mûr] examen la méthode qui lui agréait le mieux.
Il ne monte pas de son livre ce cri, cet appel déchirant que nous avions aimé dans Adrien Lanquais. Jean Davray illustre par des exemples empruntés à la vie que certaine idée qu’il se fait de la solitude des hommes et dont seule la mort les délivre. Il considère que l’amour (et c’est une idée profonde) naît souvent entre deux êtres du pressentiment de leur ressemblance et de leur destinée commune. Les oiseaux qui s’accouplent ne se trompent pas d’espèce… L’être humain, lui, cherche à tâtons son semblable et il meurt quelquefois de ne pas le trouver.
Jean Davray ne part pas de la vie pour aboutir à une idée générale. Il part de l’idée et la traduit en drame vécu. Si je dis que cette idée de l’incommunicabilité des êtres se rattache à ce que j’ai appelé autrefois, après Rimbaud, le “désert de l’amour”, on va m’accuser encore de porter aux nues un écrivain qui me ressemble. En réalité, celui de ses aînés à qui Jean Davray se rattache évidemment, c’est l’auteur d’Adrienne Mesurat, c’est Julien Green.
Le monde greenien est un prodigieux univers de rêves et de cauchemars bien liés; mais quelquefois (rarement) dans ses demi-réussites, on a aussi l’impression d’un monde filmé, d’un travail en studio. Le défaut capital de Jean Davray, c’est d’avoir isolé chacun des types humains qui illustrent ses idées sur la vie, de les avoir transportés dans un laboratoire et mis en observation sous des cloches de verre. On sent trop qu’il tente une démonstration: voici deux frères, voici deux amis, voici deux amants: l’expérimentateur fait régner autour d’eux le même désert. Dès qu’un romancier démontre, il ne montre plus, et le lecteur se désintéresse de ses personnages parce qu’il ne peut plus penser à eux comme à des créatures libres et vivantes.
Ce n’est pas que les héros de Fraîcheur manquent de vérité, ils existent et nous les avons rencontrés dans la vie; mais ils y sont mêlés à une foule qui ne leur ressemble pas; ils sont entourés de frères qui se connaissent, d’amants qui se rejoignent, et d’amis qui n’ont qu’un seul cœur. Aussi profond que soit leur désespoir, ils n’en ont pas moins le ciel au-dessus de leur tête, et en levant les yeux, ils peuvent voir les étoiles à travers les branches. L’air ne circule pas autour des damnés de Fraîcheur. Il manque à ce livre l’odeur du vent, le froid de la pluie. On ne saurait trop répéter à un jeune écrivain aussi doué que l’est Jean Davray, que chaque créature humaine est le centre du monde créé, et qu’on n’a pas le droit de la séparer du monde pour la peindre. Le plus humble romancier, dès qu’il décrit un homme, doit avoir l’ambition formidable de peindre tout l’univers, parce que chacun de nous fait partie intégrante de l’univers.
Ces défauts si évidents, qui risquent de créer chez le lecteur un état d’indifférence à l’horreur du drame, ne doivent pas nous rendre injustes envers un livre parfois puissant, fortement construit, et qui ne témoigne pas seulement que son auteur a beaucoup réfléchi sur la destinée de l’homme; nous y discernons aussi une recherche, un désir d’évasion du côté de Dieu. Sous l’apparente et arbitraire horreur de ces trois cents pages, où plusieurs personnages (et même un petit garçon) aboutissent au suicide, palpite évidemment une espérance. Il faudrait apprendre à toutes ces créatures de bonne volonté qu’il n’est pas impossible de posséder Dieu sans mourir, que le royaume promis est pour maintenant, pour tout de suite, que dans ce royaume notre frère devient notre “prochain” –qu’il nous est si proche qu’en vérité nous ne faisons qu’un avec lui– étant les pampres de la même vigne.
Et s’il n’est pas donné à tous d’adhérer à cette conception chrétienne de la vie, il reste aux malades dont Jean Davray exprime le tourment de renoncer à cette recherche d’une connaissance et d’une possession individuelle des êtres. Le mot de Karl Marx (que je cite de mémoire): “Le temps n’est plus de comprendre le monde, mais de le changer…” peut être pris dans un sens plus étroit et transposé sur le plan moral. Il importe peu de ne pouvoir entrer en contact avec tel ou tel, si nous atteignons, aussi peu que ce soit, à servir une cause que nous croyons juste, et à agir indirectement sur tant de cœurs inaccessibles.
Aux lecteurs de Jean Davray qui, comme quelques-uns de ceux d’Alexis Néret, me reprocheront peut-être de leur avoir recommandé un ouvrage morbide, je répondrai qu’on ne saurait rien exiger de plus des jeunes écrivains qu’une certaine attitude noble et désintéressée devant cette vie dont l’horreur ne leur est pas encore familière, devant les monstres qu’ils n’ont pas encore eu le temps d’apprivoiser.

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François MAURIAC, ““Fraîcheur” de Jean Davray
(Albin Michel, édit.),” Mauriac en ligne, consulté le 20 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/78.

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