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L'Amour de la guerre

Référence : MEL_0792
Date : 07/02/1936

Éditeur : Sept
Source : 3e année, n°102, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Billet
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L'Amour de la guerre

Il est une vérité dont il ne faut parler que tristement “et comme la chose du monde la plus triste” et qui éclate aujourd'hui: c'est que les hommes de tous les partis ont bien moins horreur de la guerre qu'ils ne le croient eux-mêmes. Pour l'idéologie qu'ils adorent, contre celle qu'ils exècrent, tous déjà sont mobilisés; et la future bataille des Nations sera une bataille d'idées. Lorsqu'ils se lamentent au sujet des découvertes mortelles que la science multiplie, c'est parce qu'elles faussent le jeu, parce qu'elles vont contre les règles du sport traditionnel où, depuis qu'il y a des hommes, s'affirment la vertu et la puissance d'une race.
Dans des milieux très différents, aux heures où chacun ne se surveille plus, vers la fin d'un dîner par exemple, alors que l'alcool dégage peu à peu la férocité dissimulée dans l’être humain, il est horrible de constater que nul ne peut mettre l'accent sur le nombre des vies sacrifiées dans une entreprise guerrière, sans susciter des haussements d'épaules, des exclamations: “Et puis quoi! C’est la guerre!”
A droite et à gauche, dans les articles de presse chacun y va de son couplet pour les besoins de sa cause, et traite l'adversaire de belliciste et d'assassin: c'est de la polémique et comme on dit aujourd’hui, c'est du “chiqué”. Au fond tous s’entendent pour admettre qu'on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs. Il en a toujours été ainsi, disent-ils, il en sera toujours ainsi.
A quoi bon s'indigner? Ce qui leur fait défaut, c’est bien moins le cœur que l'imagination; ou, si l’on veut, l'imagination du cœur. Sous une phrase banale de journal: “L'ennemi qui a coutume d’emporter ses morts a dû abandonner des milliers de cadavres...” la plupart ne voient rien; ils ne sont pas doués de cet œil intérieur qui englobe d'un seul regard toute une jeunesse immolée, toute ces âmes livrées à leur destin éternel. Ce matin, dans l’article comme toujours si mesuré, si sage, de Wladimir d'Ormesson, il y a une parenthèse qui va loin: “Pourquoi les communiqués italiens et abyssins ont-ils l'air de s’enorgueillir du nombre des tués, comme s’il s’agissait de tableaux de battues?”
Un autre sentiment les domine à leur insu: chacun pour son humble part se sent responsable d'une histoire qui est un tissu si serré de guerres qu’il faut le comparer à une tunique sans couture, à une tunique écarlate. Aucune interruption dans la tuerie, et la paix même est pleine de meurtres. Je causais l’autre jour avec un aviateur qui avait pris part à des combats devant Damas en 1926. Nous vivions alors dans l'euphorie; c'était avant la crise et à Paris on s’amusait bien. De son escadrille il est revenu seul vivant, avec cinq blessures. Et ses récits m’obsèdent encore.
Que vaut la vie d'un homme aujourd'hui? Que pèse le jeune bétail humain dans les capitales d'Occident?
De cette “dévalorisation” là, on ne parle jamais. Elle sévit partout où se dresse cette idole: l'État.

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François MAURIAC, “L'Amour de la guerre,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/792.

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  1. MICMAU_Sept_1936_02_07.pdf