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Le Dard

Référence : MEL_0080
Date : 29/01/1937

Éditeur : Gringoire
Source : 10e année, n°429, p.6
Relation : Notice bibliographique BnF

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Le Dard

Le théâtre d’une époque la reflète en la déformant, en l’appauvrissant surtout. La nôtre n’aura pas eu de chance: elle a beau n’être pas une “grande époque”, elle est moins basse que ne le donnent à penser la plupart des pièces qui prétendent l’exprimer. Nos arrière-neveux, pour nous juger, feront bien de ne pas s’en rapporter uniquement au théâtre joué, mais aussi à celui qui, pour de très nobles raisons, n’a vu que rarement le feu de la rampe. Je pense surtout aux pièces de M. Gabriel Marcel: Le Cœur des autres, Un homme de Dieu, Le Seuil invisible, Le Monde cassé, Le Chemin de Crête, sans compter La Grâce, qui, je crois, n’a pas été publiée et où je me souviens d’avoir vu débuter, au lendemain de la guerre, sur des tréteaux obscurs, un tout jeune acteur dont le jeu nous avait bouleversés et qui s’appelait Charles Boyer.
La pièce que, ces jours-ci, M. Gabriel Marcel vient de faire paraître à la librairie Plon, Le Dard, est l’œuvre d’un écrivain qui ne sous-estime pas son public, qui ose exiger de lui un effort. La difficulté d’une œuvre elle que Le Dard ne réside pas dans le dialogue, qui est des plus simples, des plus directs; ni de l’action toujours très claire et très facile à suivre. Enfin les personnages appartiennent à des milieux moyens que nous connaissons tous.
Mais avec les mots des conversations quotidiennes et dans le cadre familier de nos existences d’aujourd’hui, M. Gabriel Marcel exprime des sentiments que le spectateur ne reconnaît pas d’abord parce qu’ils ne relèvent pas de la psychologie courante. Ce philosophe-auteur dramatique va droit à certaines déformations de l’esprit et du cœur qui n’ont pas encore été décelées ni mises en lumière: pareilles à ces maladies qu’on ignorait autrefois et auxquelles les médecins n’ont pas encore donné de nom.
Sans doute, il n’est pas un sentiment dans l’homme d’aujourd’hui dont nous ne puissions retrouver des traces dans l’homme de tous les temps. Il n’empêche que notre époque a ouvert des sources d’angoisse que les précédentes générations ne connaissaient pas. Ce “dard”, cette écharde enfoncée dans la chair d’Eustache Soreau, le personnage principal de ces trois actes, échapperait à l’observation superficielle. Beaucoup en souffrent qui ne sauraient dire ce qu’elle est. Un homme sorti du peuple, à qui tout réussit, qui ne cesse d’avancer, éprouve son constant bonheur comme une trahison. C’est la forme actuelle de cette passion du malheur qui interrompt l’étape. Cet universitaire nanti garde la hantise de la vie médiocre qu’a connue sa jeunesse. Non qu’il soit possédé de cet amour joyeux de la sainte pauvreté qui obligeait le jeune François à se dépouiller de ses vêtements sur la place publique d’Assise. Soreau, lui, aspire à partager, sans arrière-pensée, les haines et les rages des prolétaires, l’immense fureur collective des classes insurgées. Il n’a pas la vocation du don de soi ni du détachement; comblé de tout ce qui orne la vie, il cède à l’attrait dune certaine misère arrogante et peut-être même à un goût sexuel, animal de ce qui est peuple. La femme issue d’un milieu de grande bourgeoisie radicale qu’il a épousée, il la sacrifiera à une militante bolcheviste dont M. Gabriel Marcel a exprimé avec beaucoup de force l’âme pétrie de haine, de ruse et de désespoir.
Encore une fois, il ne s’agit pas là d’un sentiment chrétien, ni même d’origine chrétienne. L’instinct de Soreau le ramène à son élément primitif. Il a la nostalgie de ce lieu bas et sordide où il pourra s’en donner de revendiquer, de haïr, de détruire, sans tenir compte des principes courants ni de la souffrance des autres. Il est las de grimper à une échelle dont chaque échelon d’avance lui est connu. Ce qui l’attire, c’est la confusion, le lâchage, l’abandon, le débridement, l’anarchie. Il s’agit pour lui de sortir des rails, d’échapper à l’itinéraire prévu, le pire malheur étant a ses yeux d’arriver.
Chez Soreau, cette maladie apparaît sous son aspect le plus bas. Chez le musicien Werner, un jeune Allemand qu’il héberge, elle se manifeste aussi, mais sur le plan de la grandeur. Ce Werner a quitté l’Allemagne, non qu’il fût mal avec les nazis: la musique était sa seule passion et le détournait de la politique. Mais il a voulu accompagner en Suisse un ami bolcheviste mourant pour l’aider dans son agonie. Même après la mort de cet ami, il continue de vivre avec lui dans une profonde union: “S’il n’y avait que les vivants, dit Werner, je pense que la terre serait tout à fait inhabitable.”
Il pourrait rentrer en Allemagne, sans être inquiété. Pourquoi décide-t-il de n y revenir qu’après s’être compromis avec les communistes réfugiés à Paris? D’où lui vient ce désir du camp de concentration et peut-être du martyre? Tout le monde aime Werner et il est las d’être aimé de tout le monde. Il déteste de subsister grâce à la sympathie qu’il inspire. Il a horreur de cette part de lui-même qui gagne les cœurs.
Oui, Gabriel Marcel a bien vu ce qui se passe au fond de beaucoup de consciences, aujourd’hui: elles sont devenues de mauvaises consciences. Nous ne sommes plus dans un monde où il nous appartienne de nous installer. Ceux, qui réussissent se sentent les bénéficiaires d’un perpétuel passe-droit.
Pas plus que chez Soreau, ce sentiment chez Werner ne nous paraît d’essence chrétienne. Il a perdu un ami qu’il aimait; peut-être espère-t-il se rapprocher de lui dans la mesure où il s’éloignera d une vie facile? Soreau n’a jamais pu guérir de sa pauvreté; Werner, lui, ne peut guérir de sa tendresse. Imagine-t-il que, dans un camp de concentration ce don qu’il a d’être aimé ne sera plus une facilité comme à Paris, mais servira à diminuer la souffrance des hommes? Werner se moque de la politique: il n’existe pas de “Cause” pour lui, à laquelle il se sacrifierait; rien ne l’intéresse que ce qui est humain.
Cette pièce projette une lueur étrange sur les hommes d’à présent. Elle explique bien des évolutions, elle nous donne la clef de certaines inquiétudes qui nous surprennent chez tel ou tel de nos contemporains, à droite comme à gauche. Elle met en scène d’autres personnages que ceux dont j’ai parlé, et je n’ai pu même faire allusion au drame des cœurs qui s’y noue; mais, ce qui m’intéresse dans Le Dard, c’est que ces trois actes m’aident à mieux comprendre mon temps: nous ne sommes pas séparés les uns des autres par une question de génération, mais peut-être par cette maladie étrange dont on peut être atteint à tous les âges et au sein de tous les partis politiques: voici d’un côté, les hommes dont l’ascension et la réussite, dans les vieux cadres familiers de la société, demeure l’idéal –et en face d’eux, tous les autres, qui portent plus ou moins profondément dans leur chair ce “dard”, cette écharde, qui ne sont pas des envieux ni des ratés comme on le croit –parfois comblés, au contraire, de tout ce qui peut donner le succès, la célébrité. Ils seraient des nantis s’ils le voulaient. Mais ils ont horreur de se mettre à part des “damnés de la terre” parmi lesquels la vie a du goût. Tout ce qui est luxe, ordre, beauté, leur apparaît comme un affadissement. Le luxe, c’est ce qui nous sépare des autres hommes. Les anciens combattants des luttes sociales regrettent les tranchées et cette boue de leur jeunesse. Ils ne découvrent de saveur à l’existence que dans le sordide. Coûte que coûte, il faut qu’ils partagent encore les passions du troupeau, qu’ils retrouvent la chaleur du fumier commun.

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François MAURIAC, “Le Dard,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/80.

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