Mauriac en ligne

Search

Recherche avancée

Le Livre préféré

Référence : MEL_0082
Date : 02/04/1937

Éditeur : Gringoire
Source : 10e année, n°438, p.4
Relation : Notice bibliographique BnF

Version texte Version texte/pdf Version pdf

Le Livre préféré

Il faut être indulgent pour un écrivain qui parle trop de ses propres livres: nous avons l’excuse d’être sans cesse interrogés à ce propos: ce sont les enquêteurs qui ne se lassent pas de nous ramener à notre propre histoire. Hier encore l’un d’eux nous demandait pour la millième fois: “Quel est votre livre préféré?” Comme je fais toujours, j’ai répondu que chacun de mes livres renferme un certain nombre de pages, une cinquantaine au plus, qui approchent de ce que je souhaitais d’atteindre lorsque je l’écrivais, mais que le reste me déçoit et qu’il n’est en somme aucun de mes ouvrages que j’aurais l’idée de relire tout entier pour mon plaisir.
Pourtant, si je ne préfère aucun de mes livres, il en est quelques-uns où j’ai le sentiment d’avoir, mieux que je ne l’ai fait ailleurs, touché un point sensible de l’être humain. Ce n’est pas une question de talent. Il ne me semble pas, par exemple, que Genitrix soit un récit supérieur à tout ce que j’ai écrit. Mais de tous mes livres, c’est, avec Thérèse Desqueyroux, celui qui a le plus de portée, le plus de signification. Le hasard préside presque toujours au choix d’un tel sujet: le livre naît d’une rencontre, de la découverte d’une personne, que souvent nous n’avons jamais vue, dont nous avons seulement entendu parler.
Cette connaissance par ouï-dire est quelquefois la plus féconde, parce qu’aucun souvenir concret ne s’oppose au travail créateur, aucune image réelle ne recouvre ou ne trouble celle qui se forme en nous peu à peu. Ainsi est né Genitrix, qui n’est pas mon roman préféré mais où j’ai, sans l’avoir voulu, atteint une déformation, une tare à la fois très commune et très peu connue, parce que celles qui en sont atteintes n’en ont pas conscience: quelle mère pourrait avoir le sentiment de trop aimer son fils? Il leur semble que dans cet ordre tout excès soit permis, lorsque la sensualité n’est pas en jeu. (Elle est toujours en jeu, mais à leur insu). Mon livre a révélé beaucoup de Genitrix à elles-mêmes et l’immense troupeau des belles-filles martyres s’est reconnu dans Mathilde Cazenave.
L’étouffement d’un homme par l’adoration tyrannique de sa mère, la haine mortelle que voue celle-ci à la femme qui épouse son fils, s’il est vrai que de toute cette horreur je ne fus pas le témoin, je dois dire que bien des années après la mort d’une mère de cette espèce, le hasard me mit en présence de ses victimes. Il n’est pas nécessaire d’avoir assisté à un incendie pour le décrire: il suffit de rêver à loisir sur les ruines et sur les décombres.
En écrivant Genitrix, j’étais bien loin de me douter que mon héroïne aurait souvent l’occasion d’être évoquée en cour d’assises pour illustrer des drames trop réels et plus noirs que mes plus noires imaginations. Je n’avais pas voulu que ma Genitrix allât jusqu’au crime, ou du moins jusqu’au crime formel. C’était déjà trop, me semblait-il, qu’elle laissât mourir sa belle-fille sans secours. Mais la nature n’a pas de ces prudences et ne se lasse pas de créer des femmes que l’amour maternel déréglé entraîne au meurtre.
Il est remarquable d’ailleurs que celui de mes livres qui, avec Genitrix, me paraît avoir, plus que les autres, une portée générale et toucher un plus grand nombre d’êtres, soit encore l’histoire d’un crime: celui de l’empoisonneuse Thérèse Desqueyroux. Là encore, victimes et bourreaux se sont à l’envi découverts, et mon héroïne, témoin invisible, a bien des fois dû comparaître en cour d’assises à la réquisition de la défense ou de la partie civile. Ce que j’avais cru exceptionnel se trouvait être une misère communément répandue.
Non que le meurtre soit partout: ce qui est très fréquent, c’est moins l’assassinat que le sentiment qui est à sa source, et c’est pourquoi Genitrix et Thérèse Desqueyroux décrivent un acte conçu en secret, plus ou moins obscurément désiré, provoqué, non tout à fait commis pourtant.
Toutes les Genitrix ne laissent pas mourir leurs belles-filles sans les secourir, toutes les Thérèse Desqueyroux ne versent pas de l’arsenic dans le verre de leur mari (bien qu’un médecin à qui je demandais un jour s’il avait eu dans sa clientèle des cas analogues à celui de Thérèse Desqueyroux, m’ait donné cette réponse qui me fit froid dans le dos: “Je suis sûr de quatre.”) Les mères sont légion qui ne se résignent pas à voir un homme dans l’enfant qu’elles ont couvé et qui n’acceptent pas d’abdiquer devant l’étrangère que leur fils a choisie; et non moins nombreuses les femmes pour qui le mariage est la plus atroce des prisons, mais la plupart ne se délivrent pas par le meurtre; l’homicide demeure à l’état larvé dans leur conscience. Il crée l’atmosphère de certaines familles, cet air orageux, étouffant, qu’on y respire: le crime rôde et n’éclate pas.
Ceux de nos livres qui ont touché plus que d’autres un point sensible de l’être humain sont-ils nos livres préférés? Je ne le crois pas: justement parce qu’ils sont les plus objectifs, les plus détachés de nous, ceux qui nous concernent le moins. Je n’ai presque rien mis de moi-même dans Genitrix. Je ne m’y reconnais pas lorsque je le relis. Ce que j’y retrouve, c’est une des maisons de mon enfance, un jardin, l’odeur des fumées de la station proche, mêlée à celle des seringuas, une odeur de gare et de printemps, et ce tremblement des chambres, la nuit, au passage des rapides, ce tintement des verres d’eau sur les guéridons... J’ai déchaîné dans une campagne familière, dans une vieille maison paisible, un drame qui ne me concerne pas.
En revanche, il faut pour se plaire à la lecture de certains autres romans, du Mystère Frontenac, par exemple, appartenir à ma famille spirituelle. Il existe beaucoup plus de gens pour comprendre Genitrix que pour entrer dans Le Mystère Frontenac; mais ceux qui aiment ce dernier livre sont mes frères.
Un auteur est mauvais juge de son propre cas. Je crois néanmoins qu’entre les romanciers objectifs complètement séparés de l’univers qu’ils décrivent et ceux qui ne savent que raconter leur propre histoire, j’appartiens à une espèce assez particulière et qui procède à la fois des deux familles d’esprit. Genitrix est sans doute la seule de mes héroïnes en qui je ne retrouve aucun de mes traits, et qui me soit tout à fait étrangère. Mes autres personnages, et même Thérèse Desqueyroux, et même le héros du Nœud de vipères, procèdent par quelque côté de celui qui les imagina. Personnages très caractérisés, ils baignent en quelque sorte dans leur milieu natal, ils sont tout pénétrés encore des inquiétudes, des angoisses, des phobies de leur créateur, dont on ne saurait dire pourtant qu’ils ne sont pas détachés. Avec l’unique Genitrix, j’ai le sentiment d’avoir lâché dans le monde une créature vivant d’une vie indépendante; et alors qu’il me semble que tous mes autres héros mourront avec moi et que ma poussière sera faite de leur poussière, j’ai l’illusion que Genitrix veillera, grotesque et sombre, accroupie sur ma pierre funéraire et pendant quelques années gardera peut-être mon nom de l’oubli.

Apparement vous ne disposez pas d'un plugin pour lire les PDF dans votre navigateur. Vous pouvez Télécharger le document.


Citer ce document

François MAURIAC, “Le Livre préféré,” Mauriac en ligne, consulté le 18 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/82.

Transcribe This Item

  1. BnF_Gringoire_1937_04_02.pdf