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Musique

Référence : MEL_0083
Date : 28/05/1937

Éditeur : Gringoire
Source : 10e année, n°446, p.4
Relation : Notice bibliographique BnF

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Musique

Monsieur André Cœuroy me fait, ici-même, une aimable querelle à propos des pages de mon Journal consacrées à la musique: il me reproche d’y chercher un refuge confortable, de borner mon univers à Mozart et de manquer à mon devoir essentiel qui serait de défendre la musique jeune, la musique vivante d’aujourd’hui.
Je lui répondrai d’abord qu’il se fait de l’écrivain une idée exagérée. Le don du style n’entraîne pas une compétence universelle. Le royaume de l’écrivain est bien de ce monde, mais les frontières en varient avec chaque romancier, avec chaque poète. J’ai élargi récemment les miennes du côté de la musique: ce qui importe, c’est qu’en dehors de tout parti pris, le plus directement et le plus naïvement possible, je raconte mes découvertes dans cette terre inconnue. Nullement technicien, dénué des connaissances les plus élémentaires, les propos que je tiens ne valent que par leur fraîcheur.
Ce n’est pas que je sois devenu musicien à cinquante ans: quand je me retourne vers mon enfance, je m’aperçois qu’elle fut, à son insu, baignée de musique –musique très médiocre au collège, meilleure à la maison où ma mère chantait, avec une belle voix de mezzo-soprano, du Schubert, du Schumann, un peu de Wagner, et ces mélodies de Gounod dont quelques-unes (Le Soir, Le Rossignol), ont gardé pour moi leur puissance d’incantation et, aujourd’hui encore, ressuscitent d’un coup le paradis détruit.
Ma mère disait: “C’est le seul de mes enfants qui ne soit pas musicien…” Je la croyais sur parole. Il était entendu que je n’avais pas d’oreille. La place immense qu’occupaient dans ma vie secrète les chants de la maison et du collège ne m’éclairait pas sur mon goût profond. Quand les docteurs en Sorbonne consacrent de longues pages hérissées de notes aux sources d’inspiration d’un écrivain, j’imagine qu’ils doivent presque toujours passer à côté de telles petites sources essentielles que le poète fut seul à connaître. A dix ans, c’est un air d’un opéra oublié de Gounod Cinq-Mars, que ma mère chantait et que mes frères et moi reprenions en chœur sur le perron, par les chaudes soirées d’août: “Nuit resplendissante et silencieuse… Dans tes profondeurs, nuit délicieuse”, c’est cet air-là, qui, plus que tous les livres, fit de moi un de ces enfants pour lesquels la nuit est vivante et respire.
Si, bien au-delà de l’enfance, j’ai cru que je n’aimais pas la musique, c’est que je n’allais pas volontiers au concert et que j’y avais honte de mon ennui, bien qu’il fût coupé de brèves joies. Ici apparaît dans ma vie le rôle de la musique enregistrée. Les mêmes raisons qui la font maudire par notre cher Georges Duhamel (connaissant toute la musique, il n’a pas besoin de ces “conserves” d’harmonie) me la font bénir, moi qui, grâce à cette merveille, avance chaque jour un peu plus dans un paradis inexploré.
Il m’est apparu, grâce au pick-up que la gêne, le malaise (que je prenais pour de l’ennui) et qui, dans une salle de concert naissait de mille petites causes: l’impossibilité d’étendre mes jambes, l’odeur de la foule, la tête des gens, le bruit des sacs refermés et des face-à-mains, les retardataires… que tout cela disparaissait d’un coup dans la pièce familière où j’étais seul avec la musique choisie par moi, selon mon cœur de ce soir-là. Car il y avait cela aussi qui me rendait les concerts odieux: jamais le programme ne m’offrait ce que j’aurais voulu entendre. J’ai moins peur des araignées vivantes que de celle dont, chaque dimanche, à Lamoureux ou à Colonne, on nous décrit le festin. Il me serait aussi doux de manger du savon que d’écouter les Préludes de Liszt et L’Apprenti Sorcier est mon ennemi personnel.
Je parle du pick-up. Que ne dois-je pas à la T.S.F.! On a tout dit de l’infamie de nos programmes. Mais la T.S.F. est un monstre qu’il faut connaître: maintenant je l’ai apprivoisé. Je passe à travers tous les chansonniers, à travers toutes les romances, tous les tangos, toutes les conférences, sans une éclaboussure. Je fonce les yeux fermés, les oreilles bouchées, au plus épais de l’énorme vulgarité européenne vomie ici par mille bouches, et aborde telle station d’Allemagne, d’Angleterre, d’Autriche “comme la guêpe vole au lis épanoui”.
Le règne de la T.S.F. commence la nuit… surtout si vous êtes seul dans le vieux salon d’une campagne perdue, entouré d’un silence de fin de monde. Toutes les forces mauvaises de la terre et de l’air sont enchaînées. Je suis à Malagar, et j’entends respirer ce musicien à Stuttgart, je l’entends froisser une page de la partition… et tout à coup, pour moi seul, un Trio de Mozart, un Quatuor de Beethoven s’épanouit au cœur de la nuit.
Je suis dans la maison de mon enfance, la glace ternie reflète mon visage de quand je suis seul. Je me souviens de cette moquerie de Cocteau sur “la musique qui s’écoute la tête dans les mains”. Je puis mettre la tête dans mes mains, je puis pleurer ou m’étendre les yeux fermés, faire le mort, me laisser porter par la vague sonore; et, quand elle se retire, dans un intervalle entre deux mouvements, le silence même paraît vivant, la nuit elle-même retient son souffle.
Il me suffit de ces quelques heures inoubliables (elles sont très rares à Paris) pour pardonner à la T.S.F. sa bassesse quotidienne. A cause d’elles, la vieillesse me fait moins peur; la solitude future me paraît moins redoutable. La mort même s’approche comme une bête familière et vient manger dans ma main.
Et sans doute, M. Cœuroy a raison: c’est toujours Bach, toujours Mozart, toujours Beethoven, Schubert ou Schumann à qui nous avons recours… Oserai-je me confesser? Mais j’en ai l’habitude… Eh bien! oui: j’admire la musique française moderne mais, Pelléas mis à part (et, naturellement, les œuvres de mes amis Poulenc, Auric, Sauguet et un petit nombre d’autres comme le Quatuor de Debussy, celui de Ravel) si je l’admire, je ne l’aime pas. Quelquefois, consultant le programme de la radio, cette simple annonce: musique de chambre me fait battre le cœur; je me précipite et j’entends: Pierné! Telle est alors ma déception qu’il m’arrive d’envier à l’Angleterre son immense bonheur de n’avoir pas de musique nationale à défendre. Sentiment affreux qui me fait horreur de moi-même et qui, d’ailleurs, ne dure pas.
A Salzbourg, où M. Cœuroy me reproche de trop me plaire (et où je ne suis allé qu’une fois) il y eut, pendant mon séjour, un concert de musique française. J’y fus, le cœur saturé de Mozart. Quel extraordinaire contraste! Je sais bien que Mozart, qui, a beaucoup reçu de la France a aujourd’hui une influence profonde sur notre école moderne. Pourtant, ce que j’éprouvais dans mon cœur plein de Mozart, tout en admirant les œuvres de mes compatriotes, Georges Poupet, avec qui j’étais, l’exprima d’un mot: “C’est une musique méchante.”
Non, sans doute, une musique sans cœur… disons: qui a peur de son cœur. A Salzbourg, elle frappait par sa sécheresse. Aucun abandon, une surveillance sans défaut, une recherche de l’effet, la crainte d’avoir l’air d’être dupe, et ce sourire pincé, exaspérant. Je déteste l’ironie en musique, et même le comique, sauf au théâtre.
Mozart, au service des princes et des grands seigneurs et qui a souffert toute sa vie dans une atmosphère de salons, d’antichambres, compose des divertissements, des danses, la musique de chambre la plus brillante à l’usage de tout ce beau monde, et pourtant, pour ceux qui sont dignes de l’aimer, il n’est rien de moins “mondain” que son inspiration ni qui touche plus directement les régions préservées de notre cœur, ce qu’il y a de primitif en nous, ce qu’il y subsiste d’enfance. Au contraire, nos contemporains, fils de la démocratie la plus débraillée, montrent dans leur musique tous les défauts des “salons”: cette dureté, cette prudence, ce goût du décor, du masque, du déguisement, cette méfiance de l’âme, cette honte du cœur. Mais il resterait à expliquer pourquoi je demeure totalement insensible à notre Fauré qui, pourtant, n’est que tendresse.
Je n’en donne pas moins raison à M. Cœuroy lorsqu’il écrit que la musique d’aujourd’hui “est entraînée par un haut courant de spiritualité”. Elle y est entraînée dans la mesure où elle continue celle des maîtres que nous aimons trop exclusivement, je l’accorde aussi à M. Cœuroy. Un Henri Barraud, un Jean Françaix, pour nommer les plus jeunes et les mieux doués, ne nous donnent tant d’espérances que parce que d’abord ils sont des continuateurs, des héritiers: le pur fleuve dont la source m’enchante et m’immobilise, continue de s’écouler à travers eux. Un jour, peut-être, je saurai parler de leur œuvre. Mais il ne faut pas trop presser un homme qui, jusqu’à cinquante ans, a cru qu’il n’aimait pas la musique et qui, après tout, ne l’aime peut-être pas, puisqu’il existe tant de compositeurs dont le nom seul, sur un programme, le détourne d’aller au concert.

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François MAURIAC, “Musique,” Mauriac en ligne, consulté le 20 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/83.

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