L'Amie endormie
Date : 26/08/1938
Éditeur : Temps présent
Source : 2e année, n°41, p.1
Relation :
Type : Billet



L'Amie endormie
Le monde, les cours, naissances, mariages, deuils… l’œil distrait parcourt ces noms inconnus ; et tout à coup, il en est un que je reconnais dans la liste funèbre. Oui, c’est elle, c’est bien elle… Depuis longtemps elle ne m’avait pas écrit… Avais-je seulement répondu à sa dernière lettre? Qu’importe… Elle me voit aujourd’hui.
Je l’avais rencontrée, il y a dix ou douze ans à une décade de Pontigny. Bien qu’elle fût déjà au déclin de l’âge, on ne s’en apercevait pas d’abord tant elle rayonnait de grâce et de charme. Protestante, mais attirée par le catholicisme et déjà au bord de la conversion, elle hésitait encore.
J’entre, un soir, dans la vaste église de Pontigny, et je l’aperçois à genoux devant le maître-autel, où le Saint-Sacrement n’était pas. Sans intention particulière, et simplement pour l’en avertir, je lui touchai l’épaule et lui montrai, dans le bas-côté, un autel où brûlait la petite lampe: “Là…” lui dis-je. Et à l’instant même, elle crut.
La mort, il me semble, permet de ces indiscrétions, et cette grande âme me pardonne, j’en suis assuré, d’avoir fait connaître, à propos d’elle, un de ces coups de la grâce dont il nous arrive à tous d’être témoins (car je ne fus qu’un témoin, et aucune conversation particulière n’avait précédé cette brusque illumination).
Pourtant, elle eut la charité de me faire, dès lors, une place dans sa vie spirituelle. Et je recevais parfois, du Havre où elle vivait une lettre vive, légère, mais toute pénétrée du plus pur amour de Dieu.
Il y a une joie de l’âme qui ne trompe pas. Cette femme vieillie, usée, qui souffrait dans son corps et qui sentait le poids de toute une vie, débordait, d’un jeune bonheur qu’elle aurait voulu partager avec moi. Elle choisissait à mon intention, dans ses lectures pieuses, ce qu’elle pensait convenir à cet écrivain trop amer. C’est elle qui me cita, un jour, cette parole adorable que le Christ adressa à Saint-François-de-Sales, au temps de ses angoisses: “Je ne m’appelle pas celui-qui-damne, mon nom est Jésus.”
Une longue vie dévote ne va guère chez une femme sans de légères déformations que Dieu ne voit pas, mais qui, si nous sommes méchants, nous irritent. En revanche, rien n’altère, rien ne trouble dans une convertie de la race de celle qui vient de s’endormir, cette lumière dont l’amour la baigne. Elle avait gardé du monde les grâces de l’éducation, ces manières charmantes qui, chez une chrétienne, sont une forme de la charité. Elle avait de la Miséricorde, une connaissance, une certitude joyeuse. Il me semble que je m’apercevrai à peine de sa mort. “C’était une âme” , dit-on. C’est une âme encore, toujours et à jamais. Elle est là.