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Avant l’oubli

Référence : MEL_0088
Date : 05/11/1937

Éditeur : Gringoire
Source : 10e année, n°469, p.4
Relation : Notice bibliographique BnF

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Avant l’oubli

Le second volume des mémoires si vifs et si divertissants que M. Henri Lavedan, avec une modestie un peu coquette, intitule Avant l’oubli, nous incite à poser le problème des époques littéraires: où commence et où finit une époque littéraire? De même que le siècle de Louis XIV se clôt bien avant la mort du grand roi, les souvenirs d’Henri Lavedan nous montrent assez que la période qu’il illustra ne correspond pas exactement à une période politique. Ils donnent raison à ce critique qui prétendait que le second Empire survécut à la guerre de 70 et qu’il a duré jusqu’aux premières années de ce siècle.
On a souvent cité le mot, sans doute apocryphe, d’un familier des Tuileries regardant la foule envahir le Château le 4 septembre: “C’est égal, nous nous serons bien amusés!” Au lendemain de la Commune, le même aimable homme aurait pu ajouter: “Ce qu’on va recommencer à s’amuser!” Et en effet, de 1872 à 1905 environ, le familier des Tuileries ou son fils en ont eu encore pour un bout de temps, comme on dit, à s’en fourrer jusque-là. L’importance de l’enquête d’Agathon fut de marquer la limite au delà de laquelle ce fut fini de rire.
Je ne voudrais point qu’on pût voir ici de la malveillance à l’adresse de la génération dont M. Lavedan fut une des gloires. Ses mémoires témoignent d’une faculté étonnante et même admirable pour accepter les règles du jeu, pour feindre d’attacher de l’importance aux menues conquêtes de la vie parisienne. On y sent partout une gourmandise attentive à déguster, à savourer chaque satisfaction d’amour-propre, à gober toute douceur que Paris (ce qu’on appelle Paris) réserve à ses vedettes –et non seulement les faveurs éclatantes: fauteuil à l’Académie, pièce reçue à la Comédie-Française, mais de ces petites choses qui ont, paraît-il, eu leur prix et qui, après tout, l’ont peut-être encore, telles que l’accès dans un grand cercle.
C’est le charme de ces mémoires que l’auteur ne se guinde pas, ne rougit pas de s’être, tant amusé des hochets que la réussite mettait à portée de sa main. J’ai fort goûté les pages où il s’attendrit sans vergogne, pour notre plaisir et pour le sien, sur les vieux menus des soupers de centième. Il n’affecte pas de n’en éprouver aucun regret. Il avoue avec bonne grâce, avec gentillesse, qu’il voudrait bien y être encore. Je ne sais si je me trompe en discernant chez M Henri Lavedan une sorte de coquetterie du manque de sérieux dont nous ne sommes pas dupes, mais qui a bien de l’élégance.
Frivolité trop étalée pour n’être pas voulue. Au fond de lui-même, l’auteur du Vieux Marcheur et du Nouveau Jeu, né dans l’atmosphère grave et religieuse du Correspondant, et dont je crois que Mgr Dupanloup tapota les joues innocentes, savait sans doute que la vie telle que Paris la propose à ses jeunes vainqueurs est une partie qu’il faut toujours finir par perdre. Mais, en attendant la fin, nous le sentons résolu à la considérer comme une partie de plaisir. Il existe un courage de la frivolité. On n’a pas besoin de croire au jeu pour trouver qu’il est amusant de gagner.
Aux yeux d’un écrivain de cette race, l’œuvre n’est pas une fin en soi. Elle le porte dans le sens de ses ambitions qui tendent toutes à l’agréable plus qu’elles ne visent au grand. Né chrétien et français, c’est-à-dire moraliste (et c’est là qu’il excelle), M. Henri Lavedan ne perd jamais de vue que la littérature est d’abord un moyen de participer à la vie délicieuse de Paris et, d’un mot: d’être dans le train.
Notre génération est la première qui ait délibérément manqué ce train-là, ce train de plaisir, qui ait tenu à le manquer, qui ait fait exprès de le manquer. Chez nos aînés, des individus isolés restaient volontairement sur le quai. Mais c’est notre génération presque entière qui s’est détournée du Boulevard. Non qu’au fond elle ait été meilleure: les hommes se suivent et se ressemblent. Simplement elle fut la première à approcher assez l’abîme pour en sentir le vent sur sa face. Six ou sept ans avant la guerre, nous étions avertis, nous savions que c’était fini de rire. Entre tous nos aînés, ceux qui auraient pu nous fournir de recettes pour décrocher les diverses timbales de la réussite retenaient moins notre attention que ceux qui nous parlaient de la menace qui pesait sur nous et qui nous proposaient des disciplines, ou du moins des attitudes, Bourget, Barres. Maurras, Péguy, Claudel, Gide, ont bénéficié de notre inquiétude, de notre angoisse d’enfants menacés.
Une certaine forme de réussite était ce qui nous attirait le moins. Quel prestige avait à nos yeux le plus petit signe, chez un aîné, de détachement, de désintéressement, de pureté! Dans des ordres très différents, les premiers numéros de L’Action Française, ceux de la Nouvelle Revue Française, les premiers livres de Jammes, de Claudel, de Gide, les Cahiers de Péguy représentaient à nos yeux la vraie gloire, la seule gloire; les maîtres du théâtre et de la chronique, et le plus fameux de tous, Rostand n’avaient de valeur pour nous qu’en tant qu’exemple à ne pas suivre. Et bien sûr, nous manquions de mesure, d’équité. Je me rappelle comme je fus scandalisé, un jour que j’étais allé voir Barrès au lendemain de Chantecler, de l’admiration, ou plus exactement de l’espèce d’envie gentille qu’il manifestait: “Ces transatlantiques... c’est tout de même quelque chose !” me disait-il, faisant allusion aux Américains qui avaient, disait-on, frété un bateau pour assister à la première de Chantecler.
Il arrive parfois que les aînés subissent l’influence de leurs cadets. Ce qu’il faut admirer dans les passionnants mémoires de M. Henri Lavedan, c’est à quel point on l’y sent étranger à nos goûts, à nos préférences, indifférent à notre attitude devant la vie, en un mot fidèle à sa propre jeunesse. Je doute qu’il attache beaucoup d’importance à ce qui s’est passé hors de la sphère où il a évolué avec une si constante réussite. Il est vrai que son récit s’arrête un peu avant les années où nous avons commencé d’émerger. Mais au ton même de ce récit, à la complaisance que l’on y sent à chaque page, il est évident que ce qui comptait à ses yeux, il y a trente-cinq ans, a toujours le même prix, et qu’il n’a pas dû réviser son échelle des valeurs. Je me trompe peut-être. Il se peut qu’il connaisse au contraire fort bien tout ce qui a été pensé et écrit, tout ce qui a été passionnément admiré dans le monde qui commence où le Boulevard finit et où d’ailleurs une partie de son œuvre a eu un durable écho. Mais j’inclinerais à croire que l’auteur célèbre du Prince d’Aurec et du Marquis de Priola s’en est tenu à son univers à lui, qui était brillant et peuplé des gens les plus agréables et les plus spirituels de l’Europe, en soupçonnant peut-être l’importance de ce qui se passait dans d’autres étoiles, mais fermement résolu à n’en tenir aucun compte.
Et, après tout, c’est une science que d’être heureux! Il y a un art de donner du prix à ce qui n’en à guère, mais sans être dupe, que possédait éminemment l’auteur d’Avant l’oubli, et que nous avons perdu. Les roses qu’a cueillies Henri Lavedan au long de sa vie brillante et comblée ne se sont pas fanées entre ses mains; elles parfument encore les pages de ses charmants mémoires, et on sent bien qu’elles enchantent et consolent sa vieillesse. Nous autres, nous ne savons plus rien cueillir qui ne se flétrisse et ne se réduise en poussière. Ce sont les événements sans doute, c’est l’air rendu irrespirable, l’impossibilité de se détendre, c’est l’état d’éveil où nous sommes tenus dans une France plus menacée qu’elle ne fut jamais, à aucun moment de son histoire. Nous n’en avons que plus d’agrément à ressusciter ces époques heureuses et douces, menacées elles aussi, bien sûr! mais d’une façon moins pressante, moins directe: ces époques où l’on pouvait penser à autre chose qu’à la fin de la civilisation et où ceux qui, comme Henri Lavedan, avaient reçu mission de divertir leurs contemporains, s’en acquittaient avec tant de grâce, d’éclat et de bonheur.

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François MAURIAC, “Avant l’oubli,” Mauriac en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/88.

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