La guerre intérieure

La guerre larvée dont l’Europe est atteinte n'est pas si horrible que celle qui, dès les premiers mois de 1914, se manifesta par des hécatombes. Mais il n'est pas de guerre bénigne; et cette évolution lente du mal, ces arrêts, ces rémissions inattendues, présentent d'autres périls contre lesquels il importe de prémunir le malade.
…La guerre de 1939 s'attaque au cœur même des hommes; elle a recours au supplice de l’espérance. C’est le jeu de l’adversaire que de laisser une porte entr'ouverte sur la vie du temps de paix. Il existe des maladies où il ne faut pas que le patient s'endorme, où le sommeil qui l’attire serait sa mort. Tel est le problème qui se pose pour nos chefs: tenir le pays en état d'éveil, ne pas laisser l’arme-lui glisser des mains, tandis qu'il céderait à l’engourdissement.
Ce n'est pas aisé que de maintenir un peuple entier sous les armes. L'immobilité est ce qui répugne le plus à l’homme, au point qu'il lui préfère tous les périls, tous les risques.
Pour nous, ce qui nous sauve, c’est de porter au dedans de nous un monde, un royaume que nous n'avons jamais fini de conquérir. Même dans l’inaction apparente, nous subissons des défaites, nous remportons des victoires; aucun drame extérieur, fût-ce une guerre européenne, ne prévaut contre cet autre drame de chaque destinée particulière. C’est une tentation des jours que nous vivons, de détourner notre pensée du problème individuel que nous avons à résoudre, et, par une fausse et hypocrite humilité, de chercher un alibi dans la catastrophe du dehors.

Les passions profitent de tout: le tumulte et le désordre de la guerre, les situations bouleversées, les séparations, les déguisements qu'elle impose leur sont terriblement propices.

Même si la bataille extérieure traîne, si le feu couve et ne jette que de brèves lueurs, il existe une autre bataille dont chacun de nous demeure à la fois le théâtre, l’acteur, l’enjeu et le témoin.