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Belle Marine

Référence : MEL_0930
Date : 29/03/1940

Éditeur : Temps présent
Source : 4e année, n°122, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Billet
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Belle Marine

Il est de sombres heures où nous regardons notre bibliothèque d’un regard qui interroge des siècles de culture, mais aucun consolateur ne se détache des rayons. Les poètes les plus aimés ne pénètrent en nous que tous phares éteints; les mots perdent leur phosphorescence et les phrases ne sont plus ces longues vagues qui nous soulevaient. Le génie humain, dans la nuit, exalte, lui aussi, une odeur de néant.
Alors je regarde les livres nouveaux dont la guerre n’interrompt pas le flux. Je prends celui qui est au-dessus de la pile, non tout à fait au hasard: l’auteur, que je n’ai jamais rencontré, porte un nom qui m’est cher: Louis Daniélou. Il est le fils d’une mère dont je connais depuis longtemps l’œuvre, dont la pensée m’est familière, le neveu de l’abbé Clamorgan; le frère de ce Jean Daniélou que j’ai à peine entrevu, mais assez pour beaucoup l’aimer, si charmant, si plein de grâce, et qui, entre toutes les routes ouvertes à sa jeunesse, a choisi celle du noviciat des Jésuites.
Son frère Louis, je le connais maintenant. Il m’a embarqué avec lui sur la Jeanne d’Arc. Il m’a aidé à traverser une de ces nuits où on dirait que le temps s’arrête et que la planète terre, trop chargée de souffrance, dérange le mouvement universel. Mais le matelot sans spécialité Louis Daniélou m’initie à la vie de son équipe, me dépayse non seulement dans l’espace mais dans le temps; et c’est bien le comble de l’art que de nous mettre en prise directe avec une vie aussi différente que la nôtre!

Je suis de nouveau un jeune homme au milieu d’autres garçons. Je ne débarquerai plus que je ne sois revenu à Brest avec tous ces chics types. Comme toujours les pays m’intéressent moins que les êtres et j’en sais plus long sur Le Gall, sur Créach, sur Le Bert, sur Brandt, sur Saura et sur Louis Daniélou lui-même que sur Valparaiso ou sur l’île de Robinson Crusoë.

Il est des nuits sans sommeil où nous demandons d’abord cela à un auteur, rien de moins que ce que Verlaine espérait de Rimbaud: qu’il ait des secrets pour changer la vie. Louis Daniélou l’a changée pour moi durant quelques heures où j’ai cru n’être plus l’homme que je suis. Mais la dernière phrase du livre m’a rudement réveillé, lorsque l’auteur, une fois débarqué et après les dernières poignées de mains, dit de ses camarades “qu’il ne les a jamais revus”… Cette petite phrase, c’est le heurt du bateau contre la terre.

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François MAURIAC, “Belle Marine,” Mauriac en ligne, consulté le 19 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/930.

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  1. MICMAU_Temps présent_1940_03_29.pdf