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Melle Jamois dans Phèdre

Référence : MEL_0931
Date : 05/04/1940

Éditeur : Temps présent
Source : 4e année, n°123, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Billet
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Melle Jamois dans Phèdre

Permissionnaire qui ne cherche pas une heure d’oubli, mais une heure d’enrichissement, va, un jeudi ou un samedi après-midi au Théâtre Montparnasse. Ne perds pas de temps à t’inquiéter ou à t’irriter de la mise en scène. Les questions qu’elle pose n’ont aucune importance. Baty a compris l’essentiel: Dieu est présent, au centre de la scène, dans cet azur sombre que la porte circonscrit.
Si chaque cri, chaque soupir de Phèdre te sont familiers depuis l’adolescence comme ils me le sont à moi-même, peut-être seras-tu souvent déconcerté ou surpris par Mlle Jamois: c’est inévitable. Mais il reste ceci que tu tiendras vraiment Phèdre sous ton regard.
J’imagine que des critiques l’ont accablée avec le souvenir de Sarah Bernhardt. Je me souviens de Sarah dans Phèdre: sublime, certes, mais pas une minute je n’oubliais qu’elle était Sarah Bernhardt. Pour la première fois, à Montparnasse, j’ai vu la fille de Minos et de Pasiphaé. Jamois a comprit qu’elle ne sortait pas seulement des ténèbres d’une chambre, mais de longues années d’une lutte épuisante. La tragédie racinienne n’est que l’épilogue d’un autre drame qui s’est déroulé entre Phèdre et Phèdre, sous le regard des dieux.
Et maintenant la voici à bout de souffle, forcée, rendue. Qui a osé dire que Mlle Jamois n’avait pas le physique du rôle?

J’ai langui, j’ai séché dans les feux, dans les larmes.
Il suffit de tes yeux pour t’en persuader.
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.

Voilà bien la femme qui, pour se vaincre, a tenté ce qui paraît au-dessus des forces d’un cœur aimant: se faire le bourreau de l’être chéri, dépenser pour se rendre haïssable, l’ingéniosité dont tout autre se fût servi pour se faire aimer.

Regarde-la bien: à demi dévorée déjà par cette flamme qu’on ne voit pas, “cette flamme noire”. Thésée lui fait peur, certes, mais moins que le ciel qui palpite, au centre de la scène, ce ciel peuplé de ses aïeux. Que cette mythologie est proche de nous! Qu’elle nous déconcerte peu, nous, chrétiens, qui, sous les masques de la Fable, voyons la Face éternelle penchée sur Phèdre, comme elle l’est sur nous!
Mais Phèdre ne savait pas, et nous, nous savons. Il faut que le poison ait déjà envahi ses veines pour qu’elle pressente que ce gouffre d’azur sombre n’est pas le séjour d’une éternelle implacabilité. Oserais-je dire qu’à ce moment de la mort, Mlle Jamois touche au sublime? Sur ce lent chemin par où elle descend chez les morts, dans une solitude totale, sa voix participe déjà à cette paix de l’âme qui approche des rivages où Dieu déferle. Et comme les Grecs de Xénophon criaient: “La mer! la mer!”, nous croyons entendre au moment où le rideau baisse, ce cri de Phèdre dont les yeux sont dessillés enfin: “Amour! Amour!”.

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François MAURIAC, “Melle Jamois dans Phèdre,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/931.

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  1. MICMAU_Temps présent_1940_04_05.pdf