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Notes à propos d’une Vie de Jésus

Référence : MEL_0971
Date : 15/12/1935

Éditeur : Vaincre
Source : 3e année, n°3, p.2-5
Relation :
Notice bibliographique BnF


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Notes à propos d’une Vie de Jésus

J'ai longtemps refusé d'écrire cette VIE DE JESUS à ceux qui me la demandaient. Et d'abord parce que c'est un livre à écrire à genoux, et dans un sentiment d'indignité dont le premier effet devrait être de nous faire tomber la plume des mains.
Et puis je n'ai jamais pu supporter aucune VIE DE JESUS. Je ne crois pas qu'il me soit arrivé d'en achever aucune: tout ce qui ajoute aux Evangiles m'a toujours paru de trop.
Naturellement, il faut mettre à part les travaux d'exégèse dont l'utilité n'est pas en cause. Mais s'ils sont l'œuvre d'un incroyant, comment le chrétien pourrait-il s'en satisfaire? Je mettrai sans doute en exergue de mon livre ces sages réflexions d'un saint prêtre: “Le Christianisme réside essentiellement dans le Christ. Il est moins sa doctrine qu'il n'est sa personne. Aussi les textes ne peuvent-ils se détacher de lui sans perdre aussitôt leur sens et leur vie. Toute la sagacité des critiques, toute leur patience et toute leur loyauté ont pu rendre d'éminents services dans l'étude matérielle des livres où l'Eglise primitive à résumé sa croyance; elles n'ont pu sans la foi les initier à la vie intérieure des textes, leur en faire saisir la continuité, le mouvement et le mystère dans le rayonnement de la présence qui est leur âme. C'est dire que l'essentiel du message ne se révélera jamais qu'au regard du croyant qui s'efforce d'en vivre, comme l'intimité la plus profonde d'un être n'est accessible qu'à l'amour”.
Et sans doute, dans ces quelques lignes, l'auteur croyant d'une VIE DE JESUS trouve-t-il sa justification. Mais sa dévotion même n'est-elle pas un obstacle à la réussite de l'œuvre? Après tant de siècles d'adoration, il existe chez la plupart des Chrétiens une tendance à ne plus voir l'homme dans le Christ. Non qu'ils n'aient foi en son humanité, mais elle disparaît à leurs yeux dans le rayonnement de la deuxième personne de la Trinité.
De tous les travaux de vulgarisation qui ont trait à la personne du Christ et qui sont répandus dans le public, ceux du Docteur Couchoud ont sans doute rencontré le plus de crédit, et l'existence historique du Christ est aujourd'hui discutée dans tous les milieux. En dehors des preuves d'ordre historique, j'estime qu'il n'est peut-être pas inutile de rendre sensible au grand public ce fait évident que les Evangiles nous font connaître un homme, un individu, aux traits tellement accusés que ceux qui les ont aperçus une foi[s] ne sauraient plus douter de son existence. Le Jésus des Evangiles est le contraire d'un personnage composé, d'un personnage inventé. Et je crois m'y connaître en personnages inventés. Il est formidablement illogique parce qu'il est la vie même. Son caractère ne ressemble à aucun autre: il charmait, ou exaspérait. Il laissait aussi beaucoup de gens indifférents.
Vous avez sans doute admiré à l'Orangerie les toiles de Pierre Bruegel. Qu'il s'agisse de la Sainte Famille dans le dénombrement de Bethléem, ou de la chute d'Icare, les autres personnages sont occupés à leur besogne, prisonniers de leur solitude individuelle, ils n'accordent pas la moindre attention aux êtres divins qui passent au milieu d'eux, et n'ont pas un regard pour ce qui se produit d'immense à quelques pas de l'endroit où ils vaquent à leurs affaires.
Ainsi faut-il s'efforcer de voir le Christ, cet homme qui même extérieurement s'imposait si peu, que pour le distinguer des onze pauvres gens qui l'entouraient, il a fallu que le baiser de Judas le désigne. Le contraste entre cette obscurité, cette pauvreté, et ses paroles et leur exigence, créa le scandale. Je ne parle pas seulement de sa prétention messianique! Il faut nettoyer, si j'ose dire, chacune de ses paroles de la rouille du temps, de la crasse de l'habitude, des commentaires lénitifs, les restituer dans leur éclat premier, très souvent intolérable à la nature.
Supposez que le jour de la mort de votre père quelqu'un vienne vous dire: “Suis-moi et laisse les morts enterrer les morts!” Quelle serait votre réaction? Quelle serait la réaction des personnes pieuses qui vous entourent?
Nous savons parfaitement que le Christ est l'amour vivant et qu'il peut tout exiger. En Galilée, il y eut un petit nombre d’hommes et de femmes qui le comprirent; ou plutôt qui l'aimèrent sans comprendre. Mais aux yeux des autres il n'était rien de plus que le Fils d'un charpentier de Nazareth, charpentier lui-même, dont on connaissait toute la famille. Cette famille d'ailleurs ne croyait pas en lui, et le considérait comme hors de sens.
Tel est l'effort que j’ai voulu faire: non certes de voiler Dieu dans le Christ, mais de mettre en lumière l'homme, entre les hommes, en apparence pareil à tous les autres, et qui pourtant accomplissait des prodiges, manifestait des exigences d'autant plus demesurées aux yeux des Docteurs de la Loi qu'il était justement cet homme-là. Le mot sous-jacent à toutes les indignations des Pharisiens c'est: “Non! mais pour qui se prend-il?”
Et cependant un assez grand nombre, non par eux-mêmes, mais parce qu'il les avait choisis, ont pu pénétrer le mystère et démasquer Dieu. C'est cela aussi que j'ai essayé de montrer. Comment le Dieu se révélait-il?
Je ne suis pas théologien; je mesure le péril qu'il y a pour un laïque aussi ignorant que je le suis à traiter de l'union des deux natures dans le Christ. Aussi bien n'ai-je exprimé que des impressions, des conjectures auxquelles je suis tout près de renoncer si l'on me dit qu'elles offensent la foi. En tous cas je n'ai rien exprimé que sous forme d'hypothèse. Par exemple, j'ai parfois l'impression, qu'en certaines circonstances la puissance divine se trahissait en Jésus à son insu. Vous vous rappelez qu'après la multiplication des pains il s'isola pour prier tandis que ses disciples rejoignaient Capharnaüm dans leur barque; le vent se lève, Jésus s'inquiète des siens, prend par le plus court, essaie de dépasser la barque, cause aux disciples une peur terrible. Il avait oublié qu'étant homme il n'avait pas le droit de marcher sur la mer.
Autre hypothèse: j'ai toujours eu l'impression qu'en tant qu'homme le Christ n'avait pas la notion du temps, ce qui expliquerait le télescopage entre la prophétie de la ruine de Jérusalem et celle de la fin du monde: le temps des Gentils qui s'écoule entre les deux, aux yeux du Fils de l'homme qui est aussi le Fils de Dieu, n'apparaît sans guère plus d'importance qu'un jour. Comme l'a écrit saint Pierre: “Mille ans sont pour lui comme un jour et un jour comme mille ans, de même il brouille les saisons et condamne un figuier qui ne porte pas de fruits à Pâques...”

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François MAURIAC, “Notes à propos d’une Vie de Jésus,” Mauriac en ligne, consulté le 16 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/971.

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