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Molière le tragique

Référence : MEL_0979
Date : 12/02/1930

Éditeur : Vigile
Source : 1er cahier, p.214-232
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Portrait
Version texte Version texte/pdf Version pdf

Molière le tragique

“Le Molière aigu, le Molière oppressé, le profond Molière” que dans une admirable biographie Ramon Fernandez a su rejoindre à travers les comédies, les ballets et les farces, relève le défi de Pascal. Il ose parier contré Pascal. Ce n'est pas qu'il nie le surnaturel; mais il refuse d'en être occupé et trouve comique l'homme qui a souci de son âme: le Malade imaginaire, ce n'est pas le seul Argan, proie des apothicaires; c'est aussi le pieux Orgon, chez qui loge le benoît Tartuffe. Même s'il n'en était pas la dupe, et si ce saint homme de Tartuffe était confit en vraie dévotion, aux yeux de Molière Orgon serait tout de même ridicule.
Les pieuses gens de la Cour et de la ville avaient bien raison de ne point se fier aux tirades sur la fausse et sur la vraie dévotion, par quoi Molière s’efforçait de donner le change. Car le personnage de Tartuffe n'est pas celui qui nous divise: humanistes et dévots s'accordent pour rire de lui avec dégoût. Mais Orgon, s'il n'était qu'un honnête homme exploité par un fourbe, le parterre n'aurait pas le cœur d'en rire. Il est un chrétien passionné; donc, selon Molière, grotesque à l'égal de ceux qui, en toutes choses, ne savent garder la mesure. Il importe peu à Molière de savoir si Orgon entend mal ou bien le christianisme. Tout précepte du Christ, parce qu'il scandalise la nature, Molière, s'il était logique, se devrait de le tourner en dérision. Au vrai, s'il n'ose le faire directement, il y réussit dans Orgon, le disciple maladroit, chez qui la plus sublime passion s'exprime par une grimace.

Molière ne veut connaître que son instinct, —un instinct que bride, seulement la peur du ridicule. C'est cela qu'il appelle nature. Dès ses débuts à Paris et durant ses premiers voyages à travers la France, il suit la vie instinctive, cède à toute passion offerte. Madeleine Béjart lui est chère. Est-il rien de plus simplement humain que de contenter son inclination amoureuse, ni rien qui mérite moins d'être pris au tragique? Sans doute est-ce aussi la chose plus ordinaire que Madeleine Béjart mette au monde une petite fille, que cette enfant grandisse et que Molière, consumé de travail et de plaisir, dans le milieu de sa vie brûlante, trouve en elle encore plus de beauté qu'il n'en avait aimé dans la mère.
Ramon Fernandez nous dit que Molière “tout enraciné dans la nature et la vie des sens”, ne pouvait se renouveler sans une femme nouvelle. N'y aurait-il eu que l'ombre d'un doute sur l'origine de cette petite Armande, n'y aurait-il eu qu'une chance qu'elle fût de son sang, un homme moins décidé que Molière à ne pas dramatiser la vie, se fût peut-être abstenu. Il se fût avisé que la nature n'est pas si simple, ni si bonne; et que les sentiments, en apparence les plus purs, parfois dévient. Sans doute Molière a-t-il vu naître la petite Armande; mais à sa place, l'imbécile Orgon lui-même se serait d'abord aperçu d'un trouble attrait naissant dans son cœur. C'est que l'imbécile Orgon croit, comme Pascal, que la nature est corrompue. Que dis-je: croire? Il ne s'agit pas de croire à cette vérité, mais de la voir. Elle n'est pas seulement de l'ordre de la foi: il ne faut qu'ouvrir les yeux,. La nature est corrompue, vous le voyez bien. Et si vous avez tant d'hypocrisie que de le nier, vous montrez davantage cette corruption “par des sentiments si dénaturés”; et en outre, vous voilà aussi ridicule que Sganarelle qui ne veut pas avoir l'âge qu'il a: vous ne voulez pas avoir la nature que vous avez.
Ce grand honnête homme de Molière (je n'écris pas ceci par antiphrase), pour avoir prétendu suivre la seule nature, se trouve donc, aux yeux de son siècle, soupçonné d'inceste. Son dernier biographe, sans le charger nettement de ce crime, se garde encore plus de l'en absoudre. Rien ne peut faire que son instinct n'ait conduit Molière à cette extrémité, alors qu'il se persuadait de n'avoir obéi qu'à la raison modérée et souriante: il n'atteint pas même à “l'usage délicieux et criminel du monde” dont parle Pascal; mais à un usage criminel et atroce. Jusqu'à la mort, les destins d'Armande et de Molière demeurent mêlés, sans qu'une seule fois elle puisse lui donner une seule goutte de l'amour dont il a soif. Il ne fait rien, il ne dit rien qui ne l'éloigne d'Armande, lorsqu'il veut s'en rapprocher. Son instinct profond est à chaque instant desservi par sa roide et malhabile volonté.

Molière est triste, —bien plus triste que Pascal. Jacqueline Pascal querellait son frère sur sa gaieté et lui demandait plaisamment ce que Monsieur Singlin penserait d'un pénitent si réjoui. Les pleurs de joie de Pascal n'apparaissent pas seulement, dans la “nuit de feu”: il n'est presqu'aucune “pensée” où le bonheur du chrétien n'affleure.
La taciturnité de Molière frappa tous ses contemporains. Cet adversaire des chrétiens qui assombrissent la vie terrestre, cet ami d'un monde naturel et raisonnable et qui faisait rire la Cour aux dépens de la vertu démesurée, était lui-même un homme sombre. Cet humaniste se moque des chrétiens extrêmes parce qu'ils paraissent croire incompatibles la terre et le ciel, la vie mondaine et la vie de la grâce. Mais lui? Toute son existence témoigne d'une étrange incompatibilité entre ce qu'il souhaite et ce qu'il réalise; il manque à la fois la sagesse et le bonheur. Ce contempteur de tous les vices se meut dans une atmosphère de crime; et ce partisan d'une félicité toute faite de mesure et d'équilibre, se consume dans une passion solitaire et désespérée.
Il faut choisir de se fier à l'instinct ou de se fier à la grâce. Sous le signe de l'instinct, la destinée de Molière tourne au noir; il en extrait du rire pour les autres; mais lui, pleure dans la coulisse avant d'y mourir. Dans tout le dix-septième siècle, il n'y a pas de morceau qui rende un son plus douloureux que les confidences de Molière à Chapelle: un de ces cris trop humains, trop directement jaillis des entrailles d'un être pour que nous puissions le croire inventé. Se sachant trahi, Molière d'abord s'applique à se vaincre: “Je me servis pour cela de toutes les forces de mon esprit.” Mais il avoue que la seule présence d’Armande, qui n'a pas même de beauté, détruit en un moment toute sa philosophie. Et alors, il tombe d'un coup au plus bas: ce n'est pas assez de fermer les yeux lorsque Armande souffre à cause d'un autre homme: “ma passion est venue jusqu'à entrer avec compassion dans ses intérêts”; et soudain cet aveu qui fait frémir, si l'on se rappelle les soupçons et les railleries du monde à son sujet: “Vous me direz sans doute qu'il faut être père pour aimer de cette manière; mais, pour moi, je crois qu'il n'y a qu'une sorte d'amour...”
Molière peut ajouter: “N'est-ce pas là le dernier point de la folie?”. De la folie, en effet; et de toutes les folies, la plus folle. Que nous voilà loin du juste milieu, de la mesure, de l'équilibre recommandé par l'humanisme! En vérité, de Molière ou de Pascal, lequel est la victime d'un mythe? La nature modérée existe-t-elle? Et tout homme n'est-il la proie de puissances redoutables que personne au monde n'a suivies impunément?
Sur ce point, l'imbécile Orgon en pourrait remontrer à Molière, si le goût désordonné et tout humain qu'il a de Tartuffe, ne lui taisait oublier ce que le catéchisme lui enseigne touchant la corruption de la nature. Orgon est ridicule dans la mesure où il manque au bons sens chrétien: “Le bon sens ne pèse pas lourd, dit Chesterton, chaque fois que le christianisme n'est pas là pour le protéger.” Orgon est coiffé de Tartuffe, et plus il cède à cet attrait et plus il s'éloigne du christianisme, comme en témoigne cette leçon du fourbe qu'il récite dévotement, et où nous admirons que Ramon Fernandez puisse voir une expression exacte de la doctrine chrétienne:

Qui suit bien ses leçons goûte une paix profonde,

Et comme du fumier regarde tout le monde.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,

Que je m'en soucierais autant que de cela.

Sentences si opposées au christianisme, qu'il est à peine besoin d'indiquer qu'elles en expriment justement le contraire: Ce dont le Christ d'abord nous délivre, c'est de l'indifférence à l'égard du prochain. Comment Ramon Fernandez peut-il, ici, découvrir l'état d'âme d'un homme entièrement christianisé? Orgon tombe dans l'insensibilité et viole son devoir d'état: ce chrétien médiocre trouve son compte à singer la vertu héroïque des âmes dont c'est la vocation que de dépasser la nature. Même Pascal, qui ne voulait point que Madame Périer caressât trop ses enfants, a écrit: “J'ai une tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m'a uni plus étroitement.” Ainsi le chrétien le plus austère, parce qu'il lui a fallu, en quelque sorte, traverser tout l'homme pour atteindre Dieu, peut se rendre le témoignage que rien ne lui est étranger de ce qui est humain.
En revanche, un Molière se refuse à relever dans l'homme les traces qui le conduiraient où il ne veut pas aller. Un tel parti-pris se paie cher: “Nous perdons le goût de nous-mêmes, écrit profondément Ramon Fernandez, lorsque nous devons renoncer à réaliser dans notre nature l'unité qui est dans notre esprit. Si Molière fut amené à reconnaître la fatalité des sens et l'impuissance de la raison, du fond du cœur il n'y consentait pas.”
Pour se venger d'une déconvenue qu'il croit irrémédiable, c'est lui et non Pascal, qui bafoue l'homme et qui calomnie la vie. Ou bien, comme dans presque toutes ses comédies, il supprime la grandeur, et ne montre que la misère et la bassesse; ou, comme dans le Misanthrope, il livre la grandeur humiliée à la moquerie du monde. Tout ce que, dans l'homme, Molière divise et dissocie, le bon sens chrétien de Pascal en refait la synthèse; il recrée notre unité, non pas en nous-mêmes, mais au-dessus de nous-mêmes.
Certes, Molière ne cherche pas si loin. Il court, haletant, pressé de fâcheux et d'ennemis, chargé d'une suspicion terrible, tout suspendu à la faveur d'un roi qui déjà se détourne un peu de son cher comédien et commence à lui préférer Lulli; plus seul dans l'amour qu'aucun homme ne fut jamais, phtisique, épuisé de travail et d'excès, il se soucie bien de nous enseigner à vivre! Il se venge: il tourne en dérision précieux, marquis, médecins, dévots, les fâcheux de toute sorte qui ralentissent sa course; surtout il se moque de lui-même ; il se soulage de l'horreur que lui donne peut-être, chaque matin, dans son miroir, cette figure de barbon qui pourrait être belle et noble, dans un autre éclairage que celui de la passion charnelle, —sa tête d'Arnolphe et de Sganarelle. Molière jette en pâture au roi, à la Cour et à la ville, son risible désespoir: un homme qui aime sans être aimé fait exactement les gestes qui le peuvent le plus desservir. Que sa dérisoire et peut-être criminelle passion est donc comique! Cela le délivre de faire rire avec une telle misère. Il ne se plaint pas lui-même: que n'est-il resté fidèle à la raison modérée et souriante! Il se dit, peut-être, que le ridicule est la seule sanction de nos fautes. A ses yeux, nous n'avons de comptes à rendre qu'au monde. Et c'est le rire du monde qui, à la fois, nous punit et nous absout. Quand nous avons bien ri de l'Avare, il ne nous apparaît plus si horrible; ni Alceste si ridicule de prétendre à la grandeur avec le cœur le plus faible, et de confondre si aisément ce qui choque sa vertu avec ce qui déchaîne sa jalousie. Dans ce caractère du Misanthrope, les contradictions eussent d'abord frappé Pascal; mais Molière n'en tient pas compte. Il porte en lui l'exigence vertueuse d'Alceste, et il est aussi le mari d'Armande Béjart, le flatteur intéressé, d'un jeune roi adultère. Que signifie cette opposition? Qu'en pouvons-nous induire? Mais il s'agit bien de cela! Rien ne compte pour Molière que se soutenir: ce que l'on appelle aujourd'hui “tenir le coup”.
“Si vous étiez comme moi, dit-il à Chapelle, occupé de plaire au roi, et si vous aviez quarante ou cinquante personnes qui n'entendent point raison, à faire vivre et à conduire; un théâtre à soutenir; et des ouvrages à faire pour ménager votre réputation, vous n'auriez pas envie de rire, sur ma parole...”.
En quoi, nous le demandons, cette vie de Molière apparaît-elle moins tragique, plus raisonnable que celle de Pascal? L'angoisse de Pascal est passée en proverbe, mais pourquoi pas l'angoisse de Molière? Quelque parti que nous prenions, dans le fameux pari où Pascal nous enferme, en est-il un qui semble moins gros que l'autre de conséquences? Chercher, à l'écart, le sens de la vie; se retirer du train du monde pour réfléchir sur la vie, même humainement, est-ce un parti beaucoup plus fou que de brûler sa vie? Pascal, tout en restant lui-même, aurait pu, d'ailleurs, demeurer dans le monde. Au reste, l'a-t-il jamais tout à fait quitté? Sa maladie fut sa retraite. Il existe, en bien plus grand nombre qu'on ne pourrait croire, des contemplatifs en marche; des hommes et des femmes qui ne manquent à aucun de leurs devoirs d'état, et qui cependant ne cessent de demeurer dans une étroite union avec la vérité vivante en eux.
La nature même, que Molière défend, honore et viole à chaque instant ne nous incline-t-elle, ne nous invite-t-elle très tôt à la retraite, à la réflexion et à la pureté? Il y a bien des manières opposées de déplaire à la nature et les mystiques violentent moins leur corps que ne font les voluptueux. Les grands anciens d'avant le Christ l'avaient compris: à mesure que nous avançons en âge, tout se passe comme si la nature exigeait que nous nous détachions de plus en plus de l'ivresse sensible, et que nous augmentions d'autant la part de l'esprit. Même dans un équilibre relatif, l'homme, après quarante ans, perçoit au-dedans de lui des signes, de sourdes invitations à se tenir sur ses gardes. Heureux, d'ailleurs, celui qui bénéficie de ces alertes! Beaucoup d'hommes forts que rien n'avertit, s'obstinent et s'exténuent dans tous les excès jusqu'à ce que, d'un seul coup, ils s'effondrent.
Molière a toujours été malade comme Pascal. Si nous en croyons son dernier biographe, sa maladie, la tuberculose, était de celles dont les hommes ont accoutumé de faire le plus mauvais usage. Mais nous doutons que s'il avait éprouvé les grands maux de tête et la chaleur d'entrailles dont souffrait Pascal, et s'il eût été comme lui dans l'obligation de “se purger de deux jours l'un durant trois mois” il en eût ressenti plus de curiosité pour la métaphysique. Qui donc témoigne du plus grand bon sens: l'homme qui, ni dans sa doctrine ni dans sa conduite, ne tient compte des signes de déchéance qu'il observe dans sa propre chair; ou celui qui, considérant la maladie, le vieillissement, la décrépitude et la mort, comme une donnée, en cherche la signification, et, s'il la croit découvrir, s'applique à en faire le meilleur usage?
C’est une étrange injustice que de reprocher au chrétien le sentiment qu'il a de sa propre misère, et de l'accuser d'être faible parce qu'il se connaît comme tel. Il n'y a pas de courage à ne pas se connaître; mais il y en a beaucoup à se regarder en face. Et pourtant le monde continue de célébrer la sincérité des charnels parce qu'ils sont d'accord avec leur instinct, et de dénoncer le mensonge (ils disent parfois “le mensonge sublime”) des êtres qui écoutent en eux l'appel à la pureté et à la perfection.
Cet attrait est-il moins nôtre que cet instinct? On répondra qu'il existe, peut-être, une route plus modérée et que, sans donner dans les désordres de Molière ni dans les excès de Pascal, un honnête homme peut se tenir dans l'entre-deux. C'est justement le parti que Molière nous recommande, bien que chaque jour de sa vie, il s'en éloigne un peu plus. Il faudrait savoir si d'autres ont réussi là où ce grand homme a échoué; et si l'entre-deux n'est pas un mythe pour les natures qui portent en elles une exigence forcenée. A chacun de s'interroger, de regarder en soi et autour de soi. L'homme, la quarantaine passée, se tient au plus épais d'une bataille finissante, d'un charnier: toutes ces pourritures qui respirent encore! Certains vivants lui paraissent plus morts que bien des morts qu'il a aimés. Quelqu'un nous cri: “Accepter de pourrir, c'est peut-être cela le vrai courage; vous voyez bien que vous avez peur; qu'il vous faut un refuge, un abri; une espérance au seuil de la mort; comme au temps du vieux Lucrèce, c'est toujours la terreur qui crée les dieux.”
Non, ce n'est point par faiblesse que nous suivons le Christ, bien que nous convenions qu'Il aide notre faiblesse. Ce n'est non plus par terreur de la mort. Mais, sans en rougir, nous nous confions à l'assurance qui nous est donnée de mourir entre ses bras. D'avance la vision nous pacifie du viatique —de ce Dieu qui se donne au corps près de n'être plus qu'une dépouille—comme l'ami qui reste derrière nous dans la maison abandonnée et que nous retrouverons pourtant au terme du voyage.

Mais ceux qui n'ont pas cette assurance? Ce que Sainte-Beuve dit de la vie: “une partie qu'il faut toujours perdre”, peut n'être pas plus vrai que la proposition contraire: une vie est toujours, d'une certaine manière, réussie. Il suffit, nous dit Fernandez, dans son livre De la Personnalité, “qu'elle fasse tableau”. La destinée de Verlaine, celle même d'Oscar Wilde, on n'y voudrait rien retoucher, tant la courbe en est satisfaisante pour l'esprit. “Il n'y a point de désordre là où il n'y a point d'ordre rompu, écrit Ramon Fernandez. Dans ce domaine, Molière est au niveau de la vie instinctive, sans impression de chute, sans chûte réelle.”
La question ne saurait être mieux posée. Et qui nous départagera? Nous suivons la courbe extérieure d'une vie, ce qu'il en paraît au dehors. Souvent ce que nous en voyons nous permet de risquer des conjectures touchant la vie intérieure et ce qui touche aux rapports avec Dieu, et à la règle des mœurs. Les résistances, les victoires et les défaites invisibles s'inscrivent visiblement dans la destinée apparente. Cela est vrai pour beaucoup d'hommes. A mesure qu'ils avancent, ils s'avilissent à vue d'œil. Sur cette figure modelée par les disciplines sociales, par la profession, par le Monde, le pus lentement s'extravase, jusqu'à ce que soudain, il se passe quelque chose: “Il faut qu'il arrive quelque chose, quelque chose d'autre...”, dernier mot d'Oscar Wilde, en Algérie, à la veille du procès où il sera abattu. Ce n'est pas toujours le hard labour, mais des ennuis de police, la drogue, la maison de santé, le suicide, ou une mort suspecte, —et le monde voit revenir vers lui, remonté d'on ne sait quel bas-fond, un cadavre “maquillé”.
De tels êtres, ce sont les lâches, dira-t-on, les vaincus. La force d'un homme apparaît justement dans l'équilibre qu'il crée entre ses deux vies. Il y a peut-être autant de péril à mettre l'infini dans des scrupules de pensée, à charger de conséquences démesurées les actes les plus simples, qu'à se livrer, proie inerte, à des sensations. Pourquoi dramatiser Molière? Il eut en définitive, un beau destin. Molière triomphe avec une œuvre immortelle, avec une vie dont Fernandez arrive à montrer la noblesse, avec une mort enfin qu'aux yeux de la postérité, l’anathème de Bossuet ne dépouille pas de sa grandeur.
C'est ici que le rôle suspect de l'art apparaît: l'œuvre-alibi, l'œuvre-excuse. Le monde légitime toute existence, même la pire, si elle est à jamais exprimée dans une œuvre. La férocité du monde: tant mieux que Proust, presque toute sa vie, ait suffoqué entre ses murs de liège, sans quoi nous n'aurions jamais eu: A la recherche du temps perdu. Ce Molière ardent et las qui se délivre au théâtre, peut-être même aurait-il fallu qu'il souffrît davantage encore: qu'une vie fasse tableau, cela déjà nous devrait suffire; mais que le tableau se fixe dans une œuvre que les âges futurs applaudiront, voilà qui achève de satisfaire un esprit non prévenu.
Est-il rien de plus tragiquement inhumain que ce jeu où nous sommes à la fois spectateurs et protagonistes? Chacun fournit sa course, tourne ou saute les obstacles, pousse des cris stupides ou dignes d'être retenus, avant le trou final, avant la pelletée de terre sur la tête. Molière est déjà demi mort qu'il s'épuise encore à retenir l'attention d'un roi plus difficile à amuser; quant à son amour, il n'en attend plus rien, ne lutte plus, ferme les yeux. Parce qu'il lui faut toujours aimer, il s'attache comme à un ami, comme à un fils, comme à un héritier, à Baron, l'enfant prodige, qui, sous les traits du berger de Mélicerte, trouble bien des cœurs, —et peut-être celui d'Armande. Mais Molière ne sent plus cela: il achève de vivre au delà de toute souffrance, engourdi dans une sorte de paix désespérée.
Il n'empêche que le voici à bout de souffle. Le 17 février, comme il donnait les signes d'une grande lassitude, il dit à sa femme et à Baron: “Tant que ma vie a été mêlée également de douleurs et de plaisirs, je me suis cru heureux; mais aujourd'hui que je suis accablé de peines sans pouvoir compter sur aucun moment de satisfaction et de douceur, je vois bien qu'il me faut quitter la partie; je ne puis plus tenir contre les douleurs et les déplaisirs qui ne me donnent pas un instant de relâche”.
La comédie est finie. Il a bien joué: il peut être content. Tout a été pour le monde, pour l'amusement et pour le plaisir du monde. Et le monde s'acquitte envers lui par la mémoire qu'il gardera de son œuvre et de son nom. N'a-t-il rien d'autre à attendre? à redouter? à espérer? Mais il ne faut pas perdre son temps à examiner des conjectures ni ce qui est invérifiable...
Le dur Pascal, comme il nous apparaît plus humain! Il nous rappelle de ne pas désespérer trop tôt; de ne pas nous décider au hasard et sans réflexion. Humaniste lui aussi, il consent, au départ, à ne considérer que le donné, que l'humain; les conjectures où il se hasarde, ne sont pas en l'air. Rien de plus au ras de terre que Pascal, à son premier effort: il s'élève de cette boue même dont Molière a cimenté ses ouvrages; de ce cœur dont il a osé écrire qu'il était creux et plein d'ordure. Molière, à son déclin, ne croit plus que rien puisse résister à ce flot boueux, aucune digue: ni la raison modérée, ni les règles de la société, ni la peur du ridicule. Le tragique Molière ne voit plus autour de lui qu'un immense désastre. Mais voici que près d'entrer en agonie, il porte, à son insu, témoignage contre lui-même: une seule parole, jaillie spontanément de son cœur, relève d'un coup cette affreuse et grotesque humanité qu'il a tant humiliée sur son théâtre. Ce 17 février, Armande et Baron voyant qu'il était à bout de forces, le supplièrent de ne pas jouer ce soir-là: “Comment voulez-vous que je fasse, répondit-il, il y a cinquante pauvres ouvriers qui n'ont que leur journée pour vivre; que feront-ils si l'on ne joue pas? Je me reprocherais d'avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument...”
Tartuffe, Don Juan et Harpagon mis à part, lequel des ridicules héros de Molière ne serait capable d'atteindre, au moins une fois, à cette charité? De quel homme ne pouvons-nous attendre cette preuve d'une haute origine, d'une éminente vocation? Molière mourant relève l'homme que Molière vivant avait abaissé. Il rendit l'esprit, nous rappelle Ramon Fernandez, entre les bras de deux religieuses auxquelles il donnait l'hospitalité: “il leur fit paraître tous les sentiments d'un bon chrétien et toute la résignation qu'il devait à la volonté du Seigneur.”
Il Veut bien, à cette heure dernière, considérer ce dont il n'a pas voulu se soucier durant sa vie. Qu'il y a de tragique dans cette soudaine piété d'un homme déjà presque englouti! Plus de tragique, certes, que dans la recherche tranquille et raisonnée de Pascal, —de Pascal qui prend son temps. S'il nous presse, si parfois il nous harcèle et nous saisit à la gorge, c'est l'irritation d'un homme de bon sens qui ne peut concevoir notre sensibilité pour les moindres choses “et cette étrange insensibilité pour les plus grandes”.
Son rôle essentiel est de nous arracher à cet enchantement incompréhensible; “à cet assoupissement surnaturel”. Pascal est l'homme qui nous a secoués jusqu'à ce que nous fussions réveillés; et c'est pourquoi, à l'origine d'une conversion, il prend souvent la première place. Nos yeux une fois ouverts, il nous convie au spectacle de notre misère, —non, à la façon de Molière, pour en être divertis, ou pour nous protéger du malheur d'être ridicules; mais pour en être instruits sur notre origine et sur notre fin. Il nous laisse entrevoir que, par la raison et par le cœur, nous connaîtrons la vérité; puis il s'efface; il nous confie à de plus grands que lui: à des saints d'une doctrine plus assurée que n'était la sienne. Car si l'angoisse de Pascal existe, ce n'est pas en l'opposant à Molière que nous la découvrirons. Sur ce plan-là, il semble avoir de son côté, non seulement la raison et le bon sens, mais encore la joie. C'est lorsqu'il s'oppose à d'autres chrétiens, que le drame entre dans la vie de Pascal. Nul homme n'a plus délibérément cherché, désiré la sainteté que lui, —mais avec une logique; une rigueur qui n'étaient peut-être point de l'ordre de la sainteté. Il y a une dernière défaite, un anéantissement contre lequel l'esprit logicien de sa secte l'a mis en garde. Non, l'angoisse de Pascal n'est pas celle d'un chrétien qui doute et qui a peur: il est tranquille au fond, comme le peut être un homme qui a eu des signes (la nuit de Feu, le miracle de la Sainte Épine) et qui sait que c'est vrai. L'a terreur qu'expriment les “Pensées”, il l'éprouve bien moins qu'il ne souhaite de la faire éprouver. Le drame de Pascal, s'il existe, c'est peut-être d'avoir senti battre contre son cœur le cœur du Christ, et pourtant, malgré sa sainte vie, de n'avoir pas été un saint.

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François MAURIAC, “Molière le tragique,” Mauriac en ligne, consulté le 24 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/979.

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