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France facile et France sévère

Référence : MEL_0984
Date : 13/02/1935

Éditeur : Vu
Source : n°361, p.184-185
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Interview
Version texte Version texte/pdf Version pdf

France facile et France sévère

C’est dans une catacombe de Rome que je connus François Mauriac. Nous allions en file dans le boyau rocheux, et Mgr Fontenelle, qui tenait la tête, élevait un flambeau de cire dont la lueur découpait devant moi en silhouette les épaules hautes et étroites de Mauriac.
Je jetais en passant des regards curieux aux parois de pierre régulièrement évidées et formant des couchettes étagées, me répétant que chacune d’entre elles avait contenu un corps humain. Mais le prélat et l'écrivain ne s'arrêtaient que lorsqu'une plaque de pierre ou parfois de marbre scellait un rayon de la macabre bibliothèque témoignant qu'un squelette gît encore là, inviolé. Mauriac se penchait pour lire sur la plaque une inscription maladroitement tracée suivie parfois d'une simple palme indiquant que c’était là le cadavre d'un martyr. La lumière plaquait alors sur la pierre inégale le crâne mince et long, le nez mince et long, le menton mince et long de l'écrivain. L'obscurité environnante, le silence, la destination sinistre du lieu, et le vent froid qui, par moments, faisait vaciller notre flamme. tout s'accordait avec le caractère de l'œuvre de Mauriac. Lui. cependant, de son étrange voix enrouée, se plaignait passionnément de n’être pas ému, sans qu’on pût démêler s’il en avait du regret comme artiste ou du remords comme chrétien.

*

L'avenue Théophile-Gautier est sans charme, cet immeuble neuf est sans mystère et l’appartement de Mauriac est d'un modernisme de bon goût sans originalité frappante. Je ne me trouve pas ici dans un “climat Mauriac”. L'écrivain se prête à nos desseins photographique de bonne humeur, et en plaisantant. Malgré lui , pourtant, sous l'assaut brutal du Projecteur, il renverse son visage en arrière avec une crispation d'agacement. Mais, tout de suite, il reprend la pose, cherchant d'un mouvement jovial à effacer cette grimace, ce soupir révélateurs. Je ne quitte pas des yeux ses longs doigts crispés sur des genoux aigus. Le pouce est prodigieusement élancé. Et, par moments, il se raidit nerveusement. C’est un petit drame intense que révèle le frémissement de ces mains. Une volonté de courtoisie courbe et dompte la révolte d'une délicatesse violée. Ce tempérament scrupuleux se reprochera anxieusement de nous avoir fait sentir notre importunité. J'observe et, maintenant, je me sens tout à fait dans un “climat Mauriac”.
— Par vos livres lus à l'étranger, dis-je, vous formez dans les esprits une nouvelle image de la France, bien différente de celle qu'on tirait il y a vingt ans d'Anatole France....
—Mon œuvre, répond-il. ne représente pas la France. Elle ne me représente pas moi-même tout entier... Mais elle peint un côté de la France...
—Vie de province, réglée, monotone, couvrant et couvant de grandes passions qui eussent manqué dans une atmosphère moins resserrée de la compression qui leur empreint tant de violence...
—... et ce côté de la France, on le connaît trop peu à l'étranger. Si mes livres contribuent dans une faible mesure à corriger l'idée qu'on se fait de notre pays...
—On se représente une France aimable et sceptique, tolérante, gaie, facile...
—Telle est la F rance officielle.
Mauriac décrispe ses mains, respire doucement. Au sourire forcé de tout à l'heure succède un sourire naturel, infiniment plus léger une ondulation à peine perceptible de lèvres minces:
—Je n'ai pas tenté de peindre les divers aspects de la France, je n'ai pas entrepris de synthèse. Décrire ce que j 'ai vu, même si je l'ai regardé longtemps et avec attention, je ne m'y risque pas. Je me borne à décrire ce à quoi j'ai participé, un mode de vie qui n'a pas seulement été celui de ma jeunesse mais celui de mes ascendants... Aujourd'hui encore, quoique la province même soit en train de changer profondément, il y a encore bien des familles françaises où les enfants sont soumis à la discipline extérieure et intérieure qui fut la mienne...
—Une France sévère ...
—... et pour laquelle le laisser-aller de la France facile est un sujet d'étonnement et de scandale.
—Mais votre France sévère, qui nous est venue inchangée des siècles passés, comment expliquez-vous qu'elle se soit laissé éclipser par la France facile au point que celle-ci apparaît la seule vraie à des yeux étrangers?
—C'est, dit Mauriac, après une légère hésitation, que la France qui m'est familière à moi s'est peu exprimée. Comme si à mesure que quelqu'un issu d'elle se révélait capable de peindre, il était passé de ce fait même dans l'autre camp, avait adopté des usages et manières de voir de la France facile. Pour moi, je me suis cantonné dans la description de ces familles bien pensantes qui forment un si important secteur de la France. Je ne contesterai point d'ailleurs qu'elles ont aussi leur vice. Ce vice, c'est le pharisaïsme.
—Que vous dévoilez.
—... et qu'on m'en veut de dévoiler.
L'écrivain sourit, mais sans l'heureuse insolence de ceux qui s'enorgueillissent de “porter le fer rouge dans les plaies cachées”.
C'est un sourire angoissé.
—Mettre au jour les passions secrètes, n'est-ce pas les encourager chez nos lecteurs?
Mauriac est debout. Il s’efforce de garder à sa voix le son gai qui convient à un entretien mondain. Mais le scrupule lui imprime des inflexions anxieuses.
—Comment savoir si on ne fait pas du mal?
Pour se rassurer, il répète la phrase banale qui lui a été dite par un jeune prêtre:
—Les écrivains s'exagèrent le bien et le mal qu'ils peuvent faire.
Mais, cela, il ne le croit pas sincèrement. Il sait que des livres aussi intenses que les siens sont un vin fort pour le jeunes gens.
Il soupire:
—Je me prive déjà de tant de choses! Je me refuse tant de pages que je voudrais écrire... que je saurais écrire!
Il prend une expression d'extraordinaire avidité. La douceur, la modestie, la retenue, qui sont l'habit ordinaire de son visage tombent, laissant voir que ce visage est fait pour la tension du désir. Quelques instants de lutte.
Et voici de nouveau le Mauriac connu:
—Ce qui distingue les deux France, dit-il avant que nous nous séparions, c'est, chez l'une, la pratique de l'examen de conscience, par quoi chacun fait dans son for intérieur ce que j'ai fait dans mon œuvre: mettre à jour les mille actions hideuses, grandes ou petites que nous commettons sans cesse. Ces crimes impunis, j'en ai confessé un dans la fin de la nuit. La trahison d'une amitié, souvenir qui me poursuit depuis l'enfance...
Il reprend lentement, en appuyant sur la table ses longs doigts qui se vident de sang, deviennent blancs comme des ossements:
—Ces choses vous poursuivent...

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Bertrand de JOUVENEL, “France facile et France sévère,” Mauriac en ligne, consulté le 23 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/984.

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