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Cruelle Espagne

BnF_Gringoire_1937_02_26.pdf

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Beaucoup d’écrivains nous racontent leurs voyages et pourtant il n’existe pas d’oiseau plus rare qu’un auteur qui sache regarder, si ce n’est un auteur capable de nous faire voir ce qu’il a vu. Les Tharaud possèdent à un haut degré ces deux qualités. J’ai visité le Portugal en même temps que l’un d’eux: de toute la caravane il était évidemment celui à qui rien n’échappait, celui aussi à qui nos hôtes ouvraient le plus volontiers leur cœur: là où était Tharaud, là étaient aussi les jeunes filles portugaises. En coupant les pages de Cruelle Espagne, je savais donc que j’allais prendre une vue directe du champ de bataille espagnol, et je n’ai pas été déçu.
J’étais en outre assuré que les choses nous seraient montrées sans recherche d’éloquence. Nous connaissons les Tharaud: celui qui fut en Espagne dut être à chaque instant bouleversé jusqu’à l’horreur; mais il n’a jamais porté son cœur en écharpe à la manière de Chateaubriand, son voisin de Bretagne: la sensiblerie n’est pas son fort.
Réjouissons-nous de ce qu’il existe au moins un livre sur cette guerre où l’auteur n’ait aucun désir d’exciter notre indignation au bénéfice de l’un ou de l’autre camp. A vrai dire, Tharaud, en nous racontant simplement ce qu’il a vu du côté nationaliste auquel vont ses préférences, ne se fait pas scrupule de donner souvent des armes à l’adversaire: il n’a que le souci d’être véridique.
Le goût du risque est indispensable à un bon correspondant de guerre, et surtout de guerre civile. Tharaud l’Espagnol a dû commettre plus d’imprudences qu’il ne nous en raconte dans son livre. Il ne rapporte que l’indispensable pour qu’on ne puisse lui dénier sa qualité de témoin. A la fois téméraire et circonspect, il a erré dans ces régions indéterminées où il suffit de parcourir quelques mètres sur une route pour se trouver tout à coup nez à nez avec un détachement rouge: sur ce sujet, les Tharaud ont de lugubres histoires.

* * *

Mais le sommet de ce beau livre, c est le dernier chapitre qui nous montre Miguel de Unamuno quinze jours avant sa mort commentant pour ses amis français son testament spirituel. Unamuno est mort désespéré parce qu’il a désespéré de son peuple. Aux yeux du recteur de Salamanque, la misère physiologique de la race espagnole explique tout le drame: malade dans sa chair elle cède, selon lui, à des passions furieuses héritées des Tziganes et des Maures. Don Miguel ne se faisait-il pas des siens une image trop romantique? Il n’est pas nécessaire d’invoquer de telles hérédités pour expliquer une fureur dont les excès souillent l’histoire de tous les autres peuples et d’abord la nôtre. Sans remonter jusqu’à la Terreur, nous sommes les fils de gens qui se souviennent d’avoir vu brûler Paris. L’histoire de la Commune n’est pas si éloignée de nous que nous puissions douter de ce que serait une reprise du drame révisé et mis au point par des gens qui ont acquis, en soixante-dix ans, une certaine expérience et ont perfectionné leur méthode. Certes la passion de la mort et du désespoir, la terreur et l’obsession du néant cela appartient en propre à l’Espagne comme en témoignent ses peintres et ses mystiques. N’oublions pas pourtant que la férocité espagnole est, dans son fonds, la férocité humaine qui est la chose du monde la mieux partagée –avec en plus ce caractère particulier qui lui vient de son catholicisme.
Pourquoi, demandait un soir André Malraux, est-ce justement la catholique Espagne, la sainte Russie qui donnent au monde l’exemple de réactions si terribles? Un des Karamazof de Dostoïevski nous en fournit la raison, lorsqu’il crie à celui qui lui assure et qui le persuade que Dieu n’existe pas: “Mais alors, tout est permis?” Ce tout est permis nous éclaire l’abîme qui s’ouvre dans le cœur d’un peuple croyant lorsqu’on lui enlève son Dieu. Il se jette avec frénésie sur ce dont il se privait par terreur. Des passions que la crainte seule refoulait et non l’amour, se ruent à l’assouvissement.
Si jamais le clergé retrouvait quelque pouvoir sur ces sombres ouailles, sans doute devrait-il s’attacher à l’instauration d’un christianisme plus intérieur, pour ce qui touche à la vie spirituelle des individus, et en outre nettement social et accordé à cette soif de justice qui une fois éveillée, ne cède ni à l’indifférence ni au mépris. Hâtons-nous d’ajouter que quelle que soit la responsabilité de ce clergé, nul n’a le droit de jeter la pierre à des gens qui ont eu environ seize mille des leurs massacrés: ils ont payé, et Dieu veuille que nos propres fautes ne nous coûtent pas aussi cher…

* * *

Il n’empêche que nous trouvons ici une explication du drame de ce peuple: son caractère même nous éclaire sa destinée: ceux qui furent appelés par vocation à prendre la charge de ce furieux devaient presque fatalement céder à la tentation de lui imposer du dehors la discipline religieuse. La loi d’amour devint en Espagne une camisole de force. Sa nature irréductible lui a suscité des gardiens et non des pasteurs selon le cœur de Dieu. Sous différentes formes, elle a toujours secrété l’Inquisition: défense d’un organisme malade, fièvre que le cœur finit par ne plus pouvoir supporter.
Et pourtant ne désespérons pas de ce désespéré. Rien n’est perdu encore. Même pour les peuples, la fatalité n’est que relative: l’homme est libre encore de sauver l’Espagne; il dépend du libre arbitre humain que cette tragédie en définitive soit moins atroce qu’il ne nous a paru d’abord.
Selon ce que les vainqueurs auront fait de leur victoire, selon qu’ils en useront avec sagesse ou qu’ils en mesureront bassement cette guerre civile revêtira dans l’histoire des aspects bien différents: peut-être apparaîtra-t-elle comme le dernier sursaut d’une nation dont le cardinal Alberoni repoussait déjà du pied le cadavre, à moins que la postérité n’y découvre au contraire l’aube d’une renaissance, et ne juge que tant de sang n’a pas été versé en vain.

* * *

Ainsi le destin de l’Espagne ne nous montre pas encore son véritable visage. Il appartiendra au chef victorieux d’en fixer les traits, de lui imposer un caractère définitif. Le tout est de savoir si ce maître encore inconnu cèdera au démon de la facilité, en cherchant à écraser le vaincu et à l’anéantir, ou si, au contraire, il chargera ce peuple tout entier sur ses épaules, et consentira à ne plus voir que ses blessures pour les panser avec amour.
Au sortir de son enfer, l’Espagne risque d’en connaître un pire, si le vainqueur cherche d’un seul côté les responsables. C’est une vérité que seul un peuple catholique nous paraît capable de comprendre: il ne ressuscitera que dans la mesure où toutes les classes, tous les partis prendront conscience de la part qu’ils ont prise à un immense crime collectif. Ce n’est pas seulement au clergé qu’il faut demander des comptes, mais à tous ceux qui de la droite à l’extrême-gauche, ayant eu à tour de rôle pouvoir sur l’esprit et sur le cœur de ce peuple, ont péché mortellement contre lui par action et par omission.