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Les Éducateurs de l’âme

BnF_Les Lettres françaises_1945_06_30.pdf

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Lorsque, à la fin de l’occupation, je lisais Les Amitiés particulières dans un volume à tirage restreint, je me doutais bien qu’un jour ce livre sombrement angélique servirait au dessein pour lequel, à l’insu peut-être de son auteur, il a été écrit et que des mains expertes ou maladroites le tourneraient contre ce que certains hommes d’aujourd’hui haïssent le plus au monde. Sur le talent de son auteur, sur le brusque rayon dont il éclaire les abîmes de l’adolescence, tout déjà a été dit et mon propos n’est que de répondre à l’usage qu’a prétendu en faire ici-même M. Louis Parrot. Des êtres d’exception, des cas étranger prennent sous sa plume une valeur symbolique et sont invoqués pour disqualifier l’éducation chrétienne.
Je ne viens pas opposer à une affirmation une autre information. Comment ne parlerais-je pas en connaissance de cause? De ma septième à ma dix-huitième année, j’ai vécu dans un collège dirigé par des religieux qui n’étaient pas, à vrai dire des jésuites, mais dont l’atmosphère était bien celle que c’est l’art de M. Peyrefitte de nous rendre sensible. Presque tout m’est familier des êtres et des choses qu’il décrit, sauf justement ce poison, cet encens empoisonné qui imprègne son affreuse école et les âmes qui s’y perdent.
Il n’existe pas d’agglomération d’adolescentes ou d’adolescents, qu’il s’agisse d’institutions religieuses ou d’internats officiels, il n’en existe aucun où une même cause, la puberté, ne produise les mêmes complications. Il est indéniable que ces pauvres histoires prennent une coloration différente selon le milieu laïque ou chrétien, et selon la classe sociale des enfants qui y sont engagés. Cela, M. Louis Parrot me l’accordera. Mais au fait, où a-t-il été élevé? Je ne veux pas croire qu’il ait connu l’internat d’un lycée: il n’aurait tout de même pas eu le front d’écrire ce qu’il a écrit.
Sans doute s’est-il passé dans mon collègue, où trois ou quatre cents garçons vivaient sous les ombrages du même parc et chantaient dans la même chapelle, de ces menus drames que M. Peyrefitte pousse à l’extrême de l’horreur (bien que l’horaire, la disposition des lieux, les jeux collectifs tendissent à les rendre presque impossibles). Mais ce que je puis affirmer, c’est que l’ensemble des collégiens les ont ignorés, c’est que la plupart de ces garçons au milieu desquels j’ai vécu étaient fort éloignés des complications de cet ordre. On a beaucoup parlé du danger, pour certaines natures, d’une religion trop affective. S’il existait, ce fut pour un nombre infirme d’entre nous. Les sermons du genre que rappelle perfidement M. Peyrefitte (perfidement, parce que dans son collège, comme dans le mien, le prédicateur changeait souvent, j’imagine qu’il n’y avait pas qu’une espèce d’homélies et qu’il a dû en entendre de tons bien différents…), ces sermons coulaient sur beaucoup de ces enfants comme la pluie sur les petits canards et ils n’étaient guère plus atteints. En revanche, comme ils avaient, presque tous, la foi de leur âge, l’usage des sacrements, la communion fréquente leur donnaient l’habitude, si j’ose dire, de la pureté.

Le romancier que je suis n’est pas suspect d’indulgence excessive pour l’éducation congréganiste, et j’ai été sévère aux générations qu’elle a formées. Mais il est vraiment trop simple, de la part de ceux qui ont résolu le problème de l’éducation en le supprimant, de calomnier des hommes qui, avec des fortunes diverses, ont aspiré à être des éducateurs de l’âme. Oui, bien sûr! avec des fortunes diverses: en Espagne, à juger l’arbre par le fruit, on ne peut parler que de faillite. Mais en France, mais en Belgique, j’atteste que les religieux n’ont pas à rougir de leur vie immolée. J’ai une certaine expérience de la jeunesse: parmi les plus nobles types de garçons que j’ai connus, si beaucoup venaient de l’Université, beaucoup aussi sortaient de Sainte-Geneviève ou d’une école de cet ordre. Je suis persuadé que même dans le collège de M. Peyrefitte, les plus médiocres de ses camarades ont acquis une certaine préoccupation de la netteté intérieure qui ne les a jamais abandonnés au long de leur vie.
M. Parrot subodore, dans le collège de M. Peyrefitte, une forte puanteur nazie. Ce que je puis affirmer, c’est qu’à Bordeaux, mon vieux collège des jésuites, furent, pendant toute l’occupation, deux centres actifs de la résistance et qu’un professeur de Grand-Lebrun, Jean Barraud, frère du musicien Henri Barraud, a été fusillé par les Allemands avec quarante-huit autres camarades… (Songez-y, cher André Rousseaux, qui me parliez avec tant de sévérité de ma ville natale!) Que les collèges chrétiens soient antinazis, le Dr Goebbels le savait, lui qui chercha à les atteindre par les mêmes armes que ramasse aujourd’hui M. Parrot:
“Un tel livre, écrit M. Parrot, pose dans toute son acuité le problème de l’éducation…” Vraiment? Mais les chrétiens, protestants et catholiques, ne vous ont pas attendu pour s’attacher passionnément à ce problème. Dans le monde sans Dieu que vous voulez édifier sur des charniers et sur des villes rasées dans ce monde où déjà la force règne seule, il ne subsistera d’éducateurs que ceux qui, malgré tous les démentis de l’Histoire visible, garderont la foi dans leur âme, qui croiront qu’ils ont une âme et que chacun de leurs frères en a une. Nous le savons aujourd’hui, le cri de Zarathoustra: “Dieu est mort !” signifie: la conscience humaine est morte –cette conscience, cette voix qui s’est tue au fond des êtres et qui ne condamne plus aucun crime.
Pour moi, je reste reconnaissant à mon vieux collège (et peut-être M. Peyrefitte, un jour, dans bien longtemps, sera-t-il reconnaissant au sien…) de cette pauvre flamme qu’il a allumée en moi au départ, vacillante, battue des vents; mais elle brûle toujours après tant d’années et suffit encore à déchirer les ténèbres. Et je me sens le débiteur de tous les collèges catholiques, sans exception, à cause de ces garçons qu’ils ont formés, dont beaucoup ont donné leur vie pour la France pour la civilisation chrétienne et, dans ce monde criminel, demeurent nos répondants et nos intercesseurs.

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