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Enquête sur le problème du romancier catholique (entretien)

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— Le problème du romancier catholique, nous savons que c'est l'essentiel problème qui s'est posé à vous, celui qu'avec le meilleur de vous-même, dans un engagement total et dernier, vous avez résolu. Nous ne voudrions pas être indiscrets. Et cependant c'est sur votre vie la plus intime que nous osons vous interroger; mais depuis longtemps, par nécessité, par vocation, vous vous êtes livré à nous. Et vous savez que nous ne nous lassons pas d'un don si généreux; que toujours vos luttes, vos joies, votre mal même et vos révoltes ont été notre bien. Ce que nous vous demandons de nous redire, n'est-ce pas votre combat avec l'Ange?
— J'ai toujours pensé, dit l'auteur de la Fin de la Nuit, que parmi les hommes, le romancier était celui auquel est réservé le plus difficile destin; j'ai dit de lui qu'il ressemblait à Dieu —qu'il était “le singe de Dieu”. N'est-il pas créateur d'êtres vivants, inventeur de destinées, maître des événements et des catastrophes qu'impunément, selon son bon plaisir et pour sa plus grande gloire il entrecroise, organise, fait aboutir? Ses créatures sont, elles aussi, immortelles, s'il a vraiment su prendre le pouvoir de les faire vivre.
Pouvoir redoutable qui s'exerce au cœur de la réalité, va fouiller jusqu'au plus secret d'elle-même la créature qu'il anime. Pouvoir convoité depuis le premier jour par l'homme avide de posséder la “Science du Bien et du Mal”, et qui l'a perdu. Poussé par le même orgueil à enfreindre la même défense, le romancier osera-t-il se targuer d'un privilège, sera-t-il assez fou pour se croire immunisé, hors de l'atteinte du mal, ou, ce qui serait pire, voué à pactiser avec lui? Chrétien, le romancier est acculé à choisir entre deux appels, celui de son art et celui de sa foi. Où trouvera-t-il le triste courage de porter, en plus de ses fautes, les souillures dont il charge les êtres de chair, les coupables personnages qui naissent et frémissent en lui? Aucune pensée ne m'a troublé davantage que la condamnation portée un jour par Maritain contre l'audace du romancier. C'est à propos de l'influence de Rousseau qu'il dit: “Il y a un secret des cœurs qui est fermé aux anges, ouvert seulement à la science sacerdotale du Christ. Un Freud aujourd'hui, par des ruses de psychologue, entreprend de le violer. Le Christ a posé son regard dans les yeux de la femme adultère et tout percé jusqu'au fond: Lui seul le pouvait sans souillure. Tout romancier lit sans vergogne dans ces pauvres yeux, et mène son lecteur au spectacle.”
Cette responsabilité m'accablait et me révoltait. Ces mystères de la sensibilité dont Maritain nous adjure de détourner notre regard, Proust nous a enseigné que c'est par eux que nous atteignons le tout de l'homme, notre but; il nous flatte de l'espoir qu'en violant ce qu'il y a de plus secret dans l'être humain nous avancerons dans sa connaissance plus loin que nos devanciers; et il est certain qu'au-delà des conflits traditionnellement étudiés par nos maîtres, de Balzac à Bourget, au-delà de la vie sociale, familiale d'un homme, au-delà des gestes que lui imposent son milieu, son métier, ses idées, ses croyances, existe une vie plus secrète: c'est souvent au fond de cette boue cachée à tous les yeux, que gît la clef qui nous le livre tout entier. Et mettre en lumière le plus individuel d'un cœur, le plus particulier, le plus distinct, ce par quoi, au-delà des apparences uniformes imposées par le cadre de la vie moderne, un homme reste “le plus irremplaçable des êtres”, n'est-ce pas à quoi nous devons nous appliquer?
Je crois, poursuit Mauriac, que c'est dans une totale sincérité, dans un respect et un désir de vérité humaine aussi complète que possible que le chrétien pourra échapper au remords d'être romancier. Au-delà du conformisme auquel est extérieurement soumis l'homme, le romancier sait découvrir, dénuder la personne incomparable souillée de son péché. Mais au-delà du mal intime le chrétien est sûr qu'une autre lumière, pure celle-là, et divine, apparaîtra aux regards inquiets du romancier, à laquelle il devra rendre témoignage.
J'ai parlé plusieurs fois d'une “absence infinie” dans l'œuvre magistrale de Proust. Je pense, en effet, qu'en lui le romancier s'est accompli totalement mais qu'il lui a manqué une sincérité ultime, un dernier et profond regard qui lui aurait révélé qu'une certaine foi en un monde différent, qu'une aspiration fait partie intégrante de notre cœur au même titre que les passions les plus basses. C'est parce qu'il a vu dans ses criminelles et dans ses prostituées des êtres déchus mais rachetés, que l'œuvre du chrétien Dostoïevsky domine celle de Proust.
— M. Maritain, que vous citiez tout à l'heure, n'a-t-il pas donné la règle d'or de cette sincérité difficile, en affirmant qu'elle doit se réaliser sans connivence avec le mal qu'elle peint, sans avilissement à son contact.
— On ne peint pas de haut des créatures avilies. Elles doivent être, pour vivre, plus fortes que leur créateur. Il ne les conduit pas; c'est elles qui l'entraînent. S'il n'y a pas connivence, il y aura jugement, intervention, et l'œuvre sera manquée. Il faudrait être un saint... mais alors, on n'écrirait pas de roman.
Un écrivain catholique n'est pas un triomphant mais un militant en danger. Dans chacune de ses œuvres il se risque tout entier, corps et âme. Il avance sur une crête étroite entre deux abîmes: ne pas scandaliser, mais ne pas mentir; ne pas exciter les convoitises de la chair mais se garder aussi de falsifier la vie. Il joue avec le feu et se brûle. Mais c'est au prix d'un tel risque qu'il se sauvera entier. Il est le sel qui ne doit pas s'affadir. Une hérésie de la fadeur existe —sur laquelle je préfère ne point porter de jugement. Ce n'est point avec elle que j'ai à lutter, mais avec moi-même, avec ce mal trop aimable qu'il n'appartient qu'à la grâce de vaincre tout à fait.

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