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Écrit le Premier Janvier 1944

BnF_Almanach_1944_03.pdf

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L’HISTOIRE est héroïque et criminelle parce que l’homme la crée à son image. Jamais moins qu’en ces premiers jours de l’an de grâce 1944, je n’ai cru à sa fatalité. Le vouloir d’un petit nombre d’homme la détermine. Il se peut qu’eux-mêmes soient mus par diverses nécessités. Mais dans l’immédiat, c’est bien la volonté humaine qui renouvelle la face de la terre: la volonté de quelques-uns. Un Autrichien et quelques Allemands, depuis près de vingt années, poussent leur peuple sur cette route terrible et sans retour dont voici le dernier tournant et où il avance en se retenant de crier.
Or, dès les premiers jours, ces hommes savaient ce qu’ils faisaient; ils ont mesuré le risque terrifiant, ils y ont consenti. C’est inimaginable et pourtant vrai qu’au départ ils avaient envisagé le pire, que l’Apocalypse sur la vieille Germanie se déchaîne selon leurs prévisions. Ils ont toujours cru qu’ils n’avaient pas le choix entre la domination totale de l’Europe et ce comble d’horreur. Mais ils ont cru aussi –et peut-être s’efforcent-ils d’y croire encore– que l’abîme ouvert sous leurs pas engloutirait pêle-mêle vainqueurs et vaincus. Le tragique pour eux ce serait de s’effondrer seuls au milieu d’une Europe ressuscitée. Voilà le sort que les plus intrépides n’osent regarder en face. Ils consentaient à une perturbation planétaire, ils imaginaient l’Allemagne ressurgissant de la cendre universelle. Mais ils frémissent devant ce poteau unique où l’Allemagne vaincue restera attachée avec autour d’elle toutes les nations qu’elle a crucifiées, descendues de leur croix et devenues ses juges.
Pour protester contre ce cauchemar, les journalistes français à la solde des occupants feignent de croire que si jamais l’Allemagne devait être écrasée, la France en tout cas n’existerait plus. Les mêmes Français qui, en 1939, souhaitaient ouvertement la défaite de la France –parce qu’elle incarnait tout ce qu’ils haïssent comme l’ennemi incarne tout ce qu’ils adorent– ces mêmes Français, aujourd’hui, s’efforcent de nous persuader que la grande Nation a fini de vivre et qu’elle n’existera plus que comme la satellite misérable d’un des grands Empires triomphants.
Dès 1918, ils avaient jugé dans leur cœur que grâce à une coalition, le plus fort avait été frustré de sa victoire. M. Drieu la Rochelle publiait déjà Mesure de la France. lls n’ont cessé de reprendre indéfiniment ces mesures; ils ont refait le compte indéfiniment de ces quarante pauvres millions d’habitants d’abord avec une légitime angoisse, encore pénétrée d’un reste d’amour, puis avec dépit, avec une irritation qui a tourné à la rage, à la fureur. Car ce misérable petit peuple avait gardé ses habitudes du temps où il était encore la grande Nation, il avait le front de ne pas adorer la force et refusait de s’y soumettre! Alors que d’année en année, l’ombre immense du colosse hitlérien s’étendait sur lui si divisé, si faible, ce pygmée n’en demeurait pas moins fidèle à la liberté dont il avait enseigné l’amour au monde. Toutes les valeurs démodées que la critique maurrassienne tournait en dérision depuis près d’un demi-siècle, ces quarante pauvres millions de Français s’y attachaient encore de tout leur cœur et de tout leur esprit.
A la joie secrète ou proclamée des fascistes français, la nation incorrigible reçut, en 1940, le salaire de son entêtement: elle dut consentir à être gouvernée par les hommes qu’elle avait toujours vomis du temps qu’elle était libre et souveraine. Ces hommes crurent qu’une bataille perdue fixait à jamais le destin de la France et de l’Europe. La joie les aveuglait: ce prologue d’un drame immense ils le prirent pour le dénouement. Ils se frottaient les mains, parlaient de divine surprise... Mais la partie mal engagée rebondissait; des protagonistes gigantesques entraient dans le jeu. C’est la faiblesse de la force, si l’on peut dire, qu’elle risque toujours d’être surclassée. La grande puissance nietzschéenne serre les dents, bande ses muscles... Mais c’est un fait que le vainqueur de la petite France déjà chancelle, –un fait que M. Drieu la Rochelle n’avait pas prévu mais qu’il enregistre ouvertement, il faut lui rendre cette justice. C’est de l’Allemagne vaincue désormais, que dans ses articles de la Révolution Nationale, l’auteur de Mesure de la France prend l’exacte mesure. La belle affaire pour un peuple, que de compter quatre-vingt millions d’âmes! Voilà ce dont il s’avise chaque vendredi avec une candeur qui témoigne que ses maîtres ont mieux à faire aujourd’hui que de corriger sa copie.
Il feint de mettre l’Allemagne dans le même sac que la France avec les petits pays dont le destin est clos et à qui il ne restera plus que d’obéir à l’un des maîtres de la planète et de crever à son service. Mais, au fond de lui-même, M. Drieu reconnaît que le destin des deux nations ennemies diffère parce que la France devra à l’héroïsme de ses fils qui n’ont pas trahi d’occuper une place –modeste hélas!– dans le camp des vainqueurs.
C’est la dernière chance des Français au service de l’Allemagne que cette place soit si petite et la France réduite à si peu, que leur collaboration avec l’ennemi en perde toute importance. lls ne veulent plus entendre parler que de grands empires. Ils noient le poisson comme on dit. Là où les nations n’existent plus, le mot trahison n’a plus de sens pour personne: on ne peut pas trahir une morte. Regardez-les, ces faux orphelins qui font semblant de croire qu’ils n’ont plus de mère! S’ils ont embrassé les genoux du vainqueur, c’est qu’ils n’avaient plus personne à qui se vouer: “Voyez, disent-ils, vos meilleurs amis comme le Maréchal Smuts conviennent que la France est morte. Qui pourrait nous tenir rigueur d’avoir détourné vers l’Europe un amour filial désormais sans objet?”
Les morts n’entendent pas les discours que des amis prononcent sur leur tombe. ll faut donc que la France soit bien vivante pour que du fond de sa fosse elle ne perde aucune parole: des amis pleurent sur elle et la croient morte, mais l’adversaire qui la tient à la gorge et qui depuis plus de trois années appuie un genou contre sa poitrine, cet adversaire mieux que les amis peut-être, entend battre ce cœur, sent se raidir cet immense corps. Il sait, lui, que sa victime résiste, souffre, attend, espère, qu’elle se fortifie de toutes les larmes et de tout le sang répandu par ses fils.

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