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Le Mystère du théâtre

GALLICA_Le Figaro_1934_11_02.pdf

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Pierre Brisson a bien raison d’affirmer “qu’il n’est pas de théâtre sans style et sans écrivains et qu’une pièce est une œuvre écrite avant d’être une œuvre parlée.” Seule l’épreuve de la lecture met un auteur dramatique à sa place. Cette pierre de touche est d’un effet si sûr et si terrible que je n’oserais l’appliquer à mes contemporains, même si j’étais chargé, pour mon malheur, de critiquer les pièces nouvelles!
Je me sens moins d’accord avec Pierre Brisson lorsqu’il écrit de nos grands classiques: “leur audition n’apporte plus qu’un plaisir de contrôle… En bonne foi, il est impossible d’affirmer que nous sentions directement les malheurs d’Oreste ou que le fatal destin de Phèdre provoque en nous cette émotion qui naît de la sympathie. Théâtralement le drame ne compte plus et ne peut plus compter… Il s’agit là d’un monde que la représentation théâtrale ne peut qu’affaiblir ou animer d’une façon trompeuse…”
Nous croyons au contraire que ce n’est pas l’audition, mais la lecture qui nous permet de contrôler la valeur d’une pièce et de vérifier si ses interprètes l’ont trahie ou embellie. Ceci dit, toutes, et même Phèdre, et même Athalie, sont faites d’abord pour être jouées. Au même titre que les grandes œuvres musicales, celles du théâtre ne sauraient se passer d’interprètes, ni de cet instrument qu’est la voix humaine, qu’est le corps humain tout entier.
Chaque année, je lis et relis les tragédies de Racine. Il n’empêche qu’ayant entendu une fois Sarah Bernhardt dans Phèdre, et une autre fois dans Athalie, ce n’est pas assez dire que ces deux représentations se détachent, dans mon souvenir, des innombrables lectures que j’ai faites de ces pièces. Pour moi, Phèdre et Athalie n’ont palpité, n’ont souffler, ne sont réellement mortes que durant ces deux soirées. J’en dirai autant d’Andromaque et de Bérénice que la retraite de Mme Bartet a rendues au pays des ombres.
En vérité, il n’y a pas de théâtre sans incarnation. Ce n’est pas le moindre charme des personnages de théâtre que de les savoir capables d’incarnations successives. Sans doute en est-il de même des personnages de roman: chaque lecteur les recrée pour son propre compte, et l’on peut affirmer qu’il existe autant d’Emma Bovary que d’hommes et de femmes qui ont lu Flaubert. Mais tandis que ce mystère, dans le roman, demeure incommunicable et secret, c’est le but du théâtre que de l’offrir sur un “plateau”, et que le faire éclater aux regards.
A ce signe vous reconnaîtrez un chef-d’œuvre dramatique: c’est qu’aucune interprétation ne l’épuise jamais. Lucien Guitry, avant de mourir, (que n’y ai-je assisté!) nous proposait un nouveau Tartuffe. Phèdre demeure le moins défloré des rôles et, après deux siècles et demi, le plus chargé d’inconnu. Eternelle jeunesse de Phèdre! Que de secrets elle recèle encore!
De Max lui-même, d’un art si contestable, imagina un Néron à mille lieues de tous ceux que la Comédie-Française avait vus depuis qu’elle existe: un adolescent flétri, tour à tour caressant et furieux, aussi vrai que tous les autres et que nous ne pourrons plus oublier. Et il en existe beaucoup encore! Créer des êtres, comme l’ont fait Racine et Shakespeare, c’est créer des mondes dont l’exploration ne finira jamais.
Un grand auteur dramatique est un poète qui fournit aux metteurs en scène et aux acteurs de tous les temps une possibilité indéfinie de création. Si Polyeucte, Athalie, Bérénice et Hamlet, mon cher Pierre Brisson, ne pouvaient plus qu’être affaiblis par la représentation théâtrale, Corneille, Racine et Shakespeare, mais des auteurs de troisième ordre. D’ailleurs, vous avouerai-je que pour le premier de ces Messieurs, son Polyeucte me paraît seul digne d’être mis au rang de ces pièces d’une jeunesse éternellement renouvelée? Et c’est pourquoi, de toutes autres, d’Horace et de Cinna, on pourrait dire avec vous (et cette fois, j’y applaudirais) que “leur forme seule nous demeure présente et garde un pouvoir sur notre esprit…” Voilà justement ce qui distingue ces drames des chefs d’œuvre, –ils sont inhumains: il suffit de les lire.
Nous avons donc besoin d’acteurs et de grands acteurs, de metteurs en scène et de grands metteurs en scène, pour que l’incarnation indéfinie des héros et des héroïnes classiques (et modernes aussi!) ne soit pas interrompue. Ayons le courage de l’écrire: le crime inexpiable du cinéma, c’est d’accaparer et de tuer les acteurs. La disparation soudaine des grands acteurs coïncide avec le règne de l’écran, cela saute aux yeux. Ce malheur n’est pas un en Amérique dont les habitants n’ont pas notre sublime héritage à défendre, et où le cinéma occupe légitimement une place que chez nous il a usurpée. Mais en France, comment nier que sur un point essentiel, il précipite notre décadence et hâte la fin de cet art théâtral où nous étions les maîtres de l’Europe et qi ne trouve plus de spectateurs?
Malgré la crise, on m’assure que les cinémas et les boîtes de nuit regorgent de monde. Mais dans ce triste Paris fourmillant, Jacques Copeau attire-t-il chaque soir beaucoup de gens à l’Atelier pour entendre son adorable Rosalinde? Ce miracle d’extraire après tant de siècles, d’un texte en apparence suranné, ce que le génie shakespearien y avait caché de jeunesse, d’amour et de poésie, Jacques Copeau et son incomparable troupe le réalisent tous les soirs devant nous. Je supplie mes lecteurs de me croire si je leur affirme qu’ils ne sauraient découvrir dans Paris, ces temps-ci, aucun spectacle qui leur donne un aussi vif, un aussi noble plaisir: une merveille d’un autre temps et qui a le charme, hélas, de ce qu’on ne reverra plus.

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