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Le Désespoir des puissants

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Il n’est pas naturel à l’homme d’éprouver de la pitié pour ses maîtres: il les hait ou il les adore, il les vénère ou ils les méprise; il n’a pas pitié d’eux.
Un ministre de l’Intérieur évoque des idées de puissance. Que ce soit un devoir de ménager, comme on ferait un adversaire débile, celui qui règne sur les préfets, ces quatre-vingt-dix muets de la République, sur la Garde, sur toutes les forces policières de l’Etat, cette idée-là ne peut venir à un polémiste qui, croyant viser Goliath, se sait cruel peut-être, mais à la façon de David.
Pascal dit qu’il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le grand Seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires. Il faudrait à un journaliste de l’opposition une raison encore mieux épurée pour deviner que ce ministre qui a pour lui à la fois le Parlement et la Rue, est en réalité une créature à bout de résistance, un pauvre gibier forcé.
Quel Français imaginerait que le ministre de l’Intérieur puisse être cet homme qui, au soir d’une journée exténuante, se retrouve seul dans un petit appartement vide, en province, cet abandonné que sa femme de ménage n’a même pas attendu et dont la pitance refroidit sur un coin de table entre deux assiettes?
Dangereuse frugalité! Les princes savent pourquoi ils s’entourent de faste: l’exercice du pouvoir tue le petit bourgeois solitaire.
Les masses vont s’ébranler aujourd’hui pour honorer la mémoire du désespéré. Mais un désespéré n’a que faire des masses. Ce qu’il aurait fallu à celui-là, ce ne sont pas les suffrages d’un million de partisans; c’est sur son front, à l’heure où les autres hommes s’éloignent, la main d’un unique ami.
Plus notre vie est publique et plus nous avons besoin d’une tendresse cachée; plus nous sommes exposés aux regards et aux coups, et plus nous est nécessaire l’ombre d’un cœur. Je ne sais pas ce qu’est un homme politique, mais je sais ce qu’est un simple écrivain: invulnérable au milieu de ceux qu’il aime et qui le chérissent, mais si facilement atteint dès qu’il se retrouve seul!
Sans doute la plume leur serait tombée des mains, à ces accusateurs impitoyables, s’ils avaient vu se dérouler le film muet: un ministre de l’Intérieur, le plus abandonné de tous les hommes, dans cette grande ville dont il était deux fois le chef, cherchant au milieu de la nuit, sur le carreau d’une petite cuisine, la place où dix-huit mois plus tôt sa femme s’est couchée pour mourir. Cette scène, ses ennemis ne pouvaient même l’imaginer… mais ses amis?
Qu’ils aillent donc voir, dans le camp adverse, de quelle chaleur d’amitié, de quelle adoration est entouré un Maurras! Dans tous les partis, c’est à nous de créer autour des chefs que nous aimons cette atmosphère passionnée que la calomnie ne traverse pas. Naguère encore, à l’occasion d’un autre suicide dans les rangs du colonel de La Rocque, Dieu sait que vous vous êtes abattu sur ce cadavre avec une immense espérance qui a été déçue… Mais là aussi, celui que vous visiez, un rempart vivant le protège: il est à l’abri parce qu’il est aimé.
L’amour nous prémunit contre la diffamation, et non les lois. Aucune loi sur la Presse n’empêchera le polémiste-né d’aboyer aux chausses des puissants qu’il hait, ni de tout ramasser de ce qui peut leur nuire.
Le polémiste de vocation n’est pas toujours méchant dans le privé. Les familiers de Léon Daudet assurent que sa cruauté ne se manifeste guère en dehors de ses articles. Tous les amis de Béraud, tous ses camarades savent que ce qui domine chez lui, c’est le cœur.
Le polémiste-né est l’homme le plus dépourvu de cette sorte d’imagination (dont je suis moi-même très doué) qui sous les robes rouges, les habits verts et les hermines, sous les chamarrures des dictateurs et tout l’appareil auguste du pouvoir se représente la créature telle qu’elle se comporte, loin des regards humains, quand elle se couche seule et dépouillée.
A une heure tardive de la nuit, le maître d’un grand nombre d’hommes s’enferme avec lui-même entre quatre murs, et là, terré au secret de son gîte, le loup exténué lèche ses blessures. Il découvre que durant cette interminable journée, tandis qu’il recevait des solliciteurs, des délégués, qu’il présidait des cérémonies et arbitrait des conflits, il n’a pas cessé de perdre du sang, et qu’à son insu il a déjà accompli plus que la moitié du chemin vers ces sombres bords où nos bien-aimés nous attendent et où les flèches des chasseurs ne nous atteignent plus.

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