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Sieste

GALLICA_Le Figaro_1938_07_28.pdf

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Les mouches innombrables font une rumeur de foule humaine, un bruit d’émeute ou de mer: c’est, entre les branches, et le ciel, la plainte d’un monde sans conscience.
Heure de la sieste, où l’homme ne se sent pas libre de renoncer au sommeil. Il faut rentrer, sentir contre sa joue la cretonne fraîche du divan. Mais Paris, quitté depuis quarante-huit heures, bourdonne encore en moi, lui aussi, de toutes ses mouches: elles me harcèlent, de droite et de gauche, patriotes qui n’aiment pas assez la Patrie, pacifistes qui n’aiment pas assez la Paix, clercs habiles à mettre la logique au service de leur passion, théologiens qui suspendent le crime à une chaîne de syllogismes.
N’y songe plus. Autour de la vieille maison que les morts ont tant aimée, les arbres à fruits, cette année, s’aident de béquilles, accablés qu’ils sont de pêches et de prunes. Déjà les grappes de raisin écartent et soulèvent les feuilles sulfatées dont un souffle doux m’apporte l’odeur; ce parfum de la vigne chauffée est lié dans mon souvenir à la tristesse ardente des grandes vacances, quand j’avais dix-sept ans.
Je ne savais pas alors qu’il existe un pauvre bonheur possible. Ce qui est déchirant, c’est de voir comme je le fais ici, c’est de sentir, de toucher que les hommes pourraient être heureux –d’un bonheur menacé sans doute, pénétré d’inquiétudes et de souffrances– mais épreuves et joies, tout serait à la mesure humaine.
Le malheur qui nous menace n’est plus à notre mesure. Quelques hommes nous interdisent de vivre notre vraie vie. Quels hommes? Ceux qui feignent d’incarner l’esprit de domination d’une race, sa volonté de puissance. Au vrai, le levain de leur seul orgueil gonfle la masse docile. Aux jeunes gens innombrables qui ne rêvent que de jeux, de pain, de travail et d’amour, mais non pas d’un empire, ils imposent des buts disproportionnés; ils substituent à l’humble et simple désir humain leurs imaginations folles et terribles.
Qu’il est étrange que le destin d’une nation soit lié non pas même à la volonté, mais à l’humeur d’un seul homme! Les mouvements d’humeur d’un individu, même les plus fugitifs, s’inscrivent à jamais dans l’histoire de son peuple. Ainsi, l’Allemagne dévorante se trouve accrochée tout à coup et pour toujours au flanc de la maigre Italie. La faute irréparable que le roi le plus médiocre eût évitée, un improvisateur de génie y donne tête basse…
Délivre-toi de ces pensées, de ces mouches qui éloignent le sommeil. Fais le vide en toi. Qu’il te prenne, te roule et te berce jusqu’à l’heure des ombres longues, ce bourdonnement immense de l’été! Apprends à dormir dans la fournaise, afin de demeurer longtemps éveillé, cette nuit. Car le crépuscule même est étouffant. Bien après que le dieu a disparu derrière les trois croix de Verdelais, l’argile dégorge encore du soleil, et il faut attendre la rémission d’un premier souffle, venu d’on ne sait quel humide paradis.
Tu t’étendras de ce côté de la maison où quelques ormes antiques subsistent encore, qui ont survécu à la grande hécatombe de ces dernières années. Leurs cimes chauves semblent implorer les constellations du Nord. Songe alors que tes désirs, tes indignations, tes plaintes n’ont pas plus de pouvoir sur les événements, en ce bref instant de la durée où tu t’agites, que n’en ont sur le voyage des sphères les branches tourmentées des derniers ormeaux quand elles se tendent vers les deux Ourses.

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