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Lettre à Francis Jammes

GALLICA_Le Figaro_1938_09_13.pdf

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Cher Jammes, j’ai suivi, entre les charmilles noires, une coulée de clair de lune jusqu’à cette terrasse d’où je vous vois. Car nous ne sommes séparés que par les vignes, chargées de grappes et par ce que trente lieues accumulent entre nous de prairies, de pignadas, de pauvres églises où Dieu veille et de métairies endormies. Cet “océan de bonté”, dont vous parlez dans une de vos élégies, c’est déjà vous-même, c’est votre cœur, c’est votre amour qui déferle à mes pieds dans l’ombre.
Voilà le monde que vous nous avez donné: cette nuit murmurante autour du lit où le poète est étendu et souffre. Le poète, seul bienfaiteur de l’homme, seul ami! Tout à l’heure, avant de vous rejoindre sur la, terrasse, cette voix du destin, le Radio-Journal de France, retentissait dans la maison où les rires des enfants s’étaient tus. Les garçons baissaient la tête. Je regardais le front penché de mes fils, et cette tristesse d’ange sur le visage de leur ami. La voix invisible prononça tout à coup les mots terribles, annonciateurs de l’hécatombe: liberté, droit, justice… Quand elle s’interrompit, l’un de ceux qui étaient là murmura à mon oreille “Tout de même… ce serait dommage…” De quels travaux, de quelles amours rêvait-il?
Cher Jammes, poète grand et doux, votre œuvre est ce gave bondissant entre les aulnes, qui jaillit sans fin d’un cœur sanctifié. J’honore en vous et dans tous les inspirés, vos frères, une des images discernables de la bonté de Dieu en ce monde. Tout à l’heure, après m’être uni une dernière fois à vous qui souffrez de l’autre côté des pins innombrables, je demeurerai seul dans le salon abandonné, au cœur de la maison pleine de sommeils. C’est l’instant où, de toute l’Europe, les musiques affluent et se laissent prendre dans ce vieux salon, comme enhardies par la solitude, par l’immobilité des choses et des êtres. Alors il est rare que dans quelque endroit de la terre, un hautbois, une clarinette n’apporte cette consolation que Mozart prodigue aujourd’hui à un monde condamné. Un vers de Jammes, un air de Mozart, il n’en faut pas plus pour savoir que si l’humanité s’enfonce dans ces ténèbres où le sang d’Abel n’a jamais fini d’être répandu, cette lumière n’en existe pas moins dont vous êtes le témoin et le héros, cette lumière et cette joie. Ce n’est plus qu’en vous, dans vos poèmes, dans ceux de vos frères, que nous la pressentons, que nous la cherchons, que nous la découvrons enfin comme des lilas dans la nuit.
Quel Français aujourd’hui n’est divisé contre lui-même? Qui de nous ne se débat, en proie à l’indignation, à la colère et à la honte? Mais vous, Jammes, vous êtes ma certitude; vous, du très petit nombre de ceux qui ne nous auront pas trompés. Même dans ces heures où nous sommes condamnés à vivre, vous nous arrachez ce cri que jetait Rimbaud entre deux blasphèmes: “Le monde est bon! je bénirai la vie…” Oui, le monde est bon, bien qu’il s’entre-tue! Oui, nous aurons la force de bénir cette vie, bien qu’elle soit suspendue à l’humeur, au bon plaisir d’une poignée d’assassins.
L’immense plainte des Églises et du vieil Israël, les larmes et le sang versé dans les camps de concentration, cette malédiction qui monte des charniers en Espagne, en Abyssinie et en Chine, et ce silence de nos fils plus tragique qu’aucun cri, un air de pipeau le recouvre, votre chant éternel, mon Jammes. Il le recouvre, non certes afin de l’étouffer et de nous détourner de l’entendre, mais comme un signe que nous n’avons pas été créés pour cette horreur, ni pour subir la loi du crime.
Je revois cette Bible, sur votre table de chevet, à Hasparren. Entre toutes les paroles qu’elle renferme, il en est une qui rend un son nouveau et étrange dans ce monde abominable: “Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre!” O poète, il fallait bien que vous la possédiez, cette terre, puisque vous nous l’avez donnée! Vous, le maître pacifique du Béarn et du Pays Basque, des Landes et de la Guyenne, vous régnez pour l’éternité sur les collines et sur les prairies, sur les torrents et sur les sources, vous poussez sans crainte la porte des vieilles maisons abandonnées dans ces domaines où personne n’habite plus. Vous êtes chez vous au coin de l’âtre des cuisines mortes. Un prie-Dieu porte votre nom gravé dans les églises des plus pauvres villages. Tout ce que renferme cette nuit où je vous écris, tout ce qu’elle contient d’eaux vives, de plantes et de lièvres, toute la campagne que cette lune éclaire, chante en dormant dans votre œuvre, au point que je me sens aussi près de vous, ce soir, que je le fus, ce jour du dernier printemps, où j’ai poussé la porte de votre chambre.

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