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Mort de Francis Jammes

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Pour nous qui ne croyons pas au hasard, nous nous réjouissons de cette grâce que le Père accorde à son vieux poète de l’accueillir dans le tumulte de joie, dans cette jubilation infinie de la Fête des saints.
Ses yeux se sont fermés sur l’office du jour, sur cet Évangile des Béatitudes dont chacune s’adresse à lui en particulier: mais celle surtout qui promet aux doux la possession du monde. Car il fut doux, en dépit de sa violence apparente –de cette douceur intérieure, propre à ceux qui aiment d’amour les pauvres, et dont la Pauvreté incarnée est le Dieu. Et en récompense, tous les souffles et toutes les nuées du Béarn et de la Biscaye courent dans ses poèmes et toutes les odeurs des jardins paysans, quand la pluie est traversée de soleil.
Quelques-uns se scandalisaient du sentiment qu’il avait de sa grandeur. C’est que tous les poètes sont inconnus –même les plus fameux. Hugo l’est autant que Jammes, car ce ne sont pas ses poèmes qui ont fait sa gloire. Mais à Paris un poète a des hochets qui l’aident à oublier qu’il n’a pas d’autre témoin de son génie que lui-même. Francis Jammes, à Orthez et à Hasparren avait chaque jour, à chaque instant, la sensation presque physique d’être oublié, méconnu, inconnu. D’où ces irritations, ces paroles amères, ces sursauts d’orgueil.
Mais chaque matin, parmi le troupeau humble et pressé des femmes, il courbait de nouveau la tête et recevait le joug de son Dieu.
Et maintenant qu’il voit de ses yeux ce qu’il a cru, et qu’il retrouve dans cette lumière de l’Éternité toute sa poésie transfigurée, il lui importe peu de savoir qu’il va prendre sa place dans la poésie française d’aujourd’hui –une place qu’il ne partage avec personne, au premier rang, certes, à côté de Claudel et de Valéry, mais un peu à l’écart et comme un homme qui ne s’est pas mêlé au monde, qui n’a pactisé avec aucune puissance, qui a refusé tous les harnachements, tous les bicornes –toutes les croix, hors celle qu’il a embrassée avec tant d’amour et sur laquelle il est mort.
J’ai cru longtemps que le plus pur de son œuvre était contenu dans les premiers recueils: De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, Le Deuil des primevères, Clairières dans le ciel. Je donne aujourd’hui raison à son jeune disciple Jean Labbé: ses derniers vers, Les Poèmes mesurés et Sources, sont dignes de ce qu’il a écrit de plus beau.
Cher Jammes, je vous ai admiré et aimé entre tous mes maîtres. Je suis fier d’appartenir à une génération qui n’a jamais insulté ses aînés –car nous sommes tributaires de tous ceux qui nous ont précédés; –mais vous, vous m’avez ouvert les yeux sur la beauté du monde. Vous avez accompli, sous mes yeux, ce passage des satyres aux anges, et du grand Pan au Christ dont je me sens incapable et indigne. Votre œuvre réconcilie la Nature et la Grâce. Dans ce ciel où vous êtes ce soir, avec Maurice et Eugénie de Guérin, avec André Lafon, continuez de prier pour ceux qui vous ont aimé sur la terre et qui, jusqu’à leur dernier jour, se réciteront vos vers, à voix basse, pour eux seuls.

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