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Italie! Italie!

GALLICA_Le Figaro_1939_01_29.pdf

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Les Français n’ont pas souvent ce bonheur que l’homme qui les représente devant le monde interprète leur sentiment le plus secret. La réponse noble et mesurée du président Daladier aux insultes italiennes fut la réponse même de la France. Iraient-ils jusqu’à déchaîner le conflit, nous répéterions à ces forcenés la parole de l’amant malheureux: “Cela ne te regarde pas si je t’aime.”
Nous aimons l’Italie pour des raisons qui exaspèrent les chefs fascistes: c’est qu’ils ne sont plus dignes de les comprendre. La portée leur échappe du témoignage que Rome, depuis tant de siècles, a donné de notre dignité. Au cinéma, le pas de l’oie des troupes italiennes fait rire la foule; mais beaucoup de Français souffrent, ferment les yeux, en proie au dégoût, à la honte.
Et pourtant nous ne sommes pas de ceux qui ne voient qu’artifice dans cette querelle. Nous prenons fort au sérieux les personnages de la Comédie Italienne depuis qu’ils ne nous enchantent plus, depuis qu’ils sont devenus méchants. Cette méchanceté même nous confirme dans l’idée qu’il n’existe pas deux morales et que les mêmes principes qui règlent les rapports des individus doivent régner aussi entre les peuples: ce qui oppose un pays à un autre, ce qui dresse l’Italie fasciste contre la France, c’est toujours un péché capital, c’est une passion humaine.
A quoi sert de nier que cette querelle est infectée du pire venin, et qu’elle ne serait rien si elle ne rendait manifeste une haine de famille qui ne finit pas de couver, d’éclater, de s’éteindre, de se rallumer à travers l’Histoire, une haine de sœurs à propos d’un héritage, –cette affreuse rancune de la cadette contre l’aînée qui est nantie.
Pour traiter ce sujet, il faudrait que l’historien se doublât d’un romancier. Ce roman est de l’histoire, notre histoire, hélas! et dont le dernier chapitre risque d’être sanglant.
En province, il arrive que les haines survivent à ceux qui les ont couchées et qu’elles se transmettent avec l’héritage. Nous ne saluons pas des gens parce que leurs grands-parents étaient ennemis des nôtres et bien que nous ignorions tout des origines de cette brouille. Mais enfin les vagues du temps finissent par la recouvrir et par l’éteindre. Les nations, elles, ne peuvent pas compter sur l’oubli: leur mémoire ne faiblit jamais et Mnémosyne est une déesse implacable. Les peuples disposent des siècles pour cuire leur rancune et pour la recuire. Mille ans d’invasions, de conquêtes, de victoires françaises et (ce qui est pire) de service rendus, assurent leur consistance et leur virulence aux crachats du Tevere.
Entre créatures de même race, la haine atteint sa limite lorsqu’elle crie plus fort que l’intérêt et lorsque les considérations du bon sens échouent contre cette hantise de l’assouvissement. Nous craignons que l’Italie, ou du moins les quelques hommes qui disposent de son destin, ne soient parvenus à ce paroxysme redoutable.
Sans doute se persuadent-ils que leur passion anti-française va dans le sens de la grandeur italienne. Tout de même, depuis l’Anschluss, ils ne peuvent pas ne pas voir ce qui frappe le plus illettré de leurs paysans. Ils savent ce qu’ils font. A un Français qui lui disait: “Vous allez germaniser l’Italie…”, le comte Ciano aurait répondu: “C’est un risque, mais nous préférons le courir que de marcher dans votre sillage.”
Qu’il ait tenu ou non ce propos, sa politique le confirme. Ne triompher que derrière l’Allemagne et dans son ombre, tout attendre d’un maître insatiable dont la fringale nettoie les plats et ne laisse rien pour le service, c’est un sort qui ne lui fait pas peur. A ses yeux, ce n’est pas payer trop cher l’espérance de cracher un jour, non plus sur une France indifférente ou moqueuse comme elle est aujourd’hui, mais sur un grand pays humilié et piétiné.
Nous ne sommes pas cette proie que les fascistes imaginent. Si ce malheur arrivait, leur grande force serait sans doute de pouvoir nous blesser au cœur sans remords ni honte, d’accepter avec une atroce joie que Versailles et Chartres disparaissent de la surface du monde. Nos réflexes seront plus lents lorsqu’il s’agira de frapper Venise, Florence et cette Rome bien-aimée.
Commettront-ils ce péché contre l’Esprit, le seul impardonnable, et nous obligeront-ils de le commettre? Faudra-t-il que Rome et Paris, Florence et Chartres échangent leurs anges exterminateurs, et qu’au-dessus des pierres éternelles s’entre-tuent ces hommes éphémères, ces Latins baptisés, ces ennemis qui sont frère par l’eau et par le sang?

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