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La Leçon de l'hiver

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Dans une semaine, retour à Paris. Ce sera fini de ces longs jours gorgés de lectures, de ces songeries sans fin dans l’odeur du sarment brûlé, de ces brumes dont jouait la lune sur les prairies; et l’après-midi, le brouillard était traversé brusquement de ce rayon d’hiver dont parle Baudelaire. Parfois, je voyais une armée inconnue dévaler du coteau, sur un front immense; et tout à coup, dans la cheminée, crépitait le grésil. Puis les routes noires, de nouveau, luisaient. A un jet de pierre (j’aurais pu le toucher) l’arc-en-ciel naissait entre deux peupliers. Les pampres de la vigne, non taillée encore, teignaient les collines d’un rose qui n’a pas de nom.
L’hiver aux champs ne ressemble pas à cette claustration qui j’imaginais, à cet ensevelissement. La campagne ne rappelle en rien ces bêtes qui s’enfouissent jusqu’au renouveau. Tout demeure éveillé. Déjà l’amorce des bourgeons trahit une sève en travail. La camaraderie de la faim unit les oiseaux qui ne pensent pas à l’amour. Chaque matin, une bergeronnette s’acharne contre une vitre de ma chambre et la frappe d’un bec furieux. Je vois de tout près son doux ventre jaune. Elle insiste, non certes pour entrer, car la fenêtre ouverte ne l’attire plus. Tentée comme une alouette par le miroir, obsédée du mystère de la transparence? Jacques Delamain me le dirait peut-être.
Voilà donc ce qui m’occupe quand souffre ce que j’ai de plus cher. Et cependant le destin du monde tourne, et partout s’ouvrent des crevasses, témoins d’un travail intérieur et d’une dislocation de l’Europe…
Malgré l’angoisse? Non, mais à cause de l’angoisse. Montaigne, Shakespeare, Retz, Rivarol, Stendhal ont écrit, médité, rêvé en d’aussi sombres époques cette vie spirituelle française, européenne, qui dure à travers l’horreur des partis et des nations aux prises, ce courant d’humain qu’aucun crime politique, qu’aucun attentat n’interrompt, ce n’est pas présomption ni vanité de s’y insérer: le moindre d’entre nous, s’il a reçu vocation d’écrire, compte pour un moment de cette durée.
La noblesse de tout être pensant réside dans ce pouvoir de se vaincre par une réflexion. Les collines endormies dans la brume, leur silence que trouble sur une route perdue le claquement des sabots d’un écolier, ces ténébreux après-midi de lecture, ces Maîtres retournés en poussière et dont les ouvrages me révèlent sur eux-mêmes des secrets qu’ils n’osèrent pas livrer à leurs amis vivants, tout invite ici à redoubler d’attention celui qui toujours a eu du penchant pour se comprendre et pour comprendre l’homme. Ainsi autour de moi les paysans redoublent d’effort, s’acharnent à la besogne; et les sécateurs de ceux qui jusqu’au crépuscule taillent la vigne, me font rêver d’insectes qui chanteraient en hiver.
Tout continue. Il n’existe pas, en histoire, de catastrophe au sens d’“événement décisif”, que le dictionnaire donne à ce mot. Si l’étonnement était un attribut de Dieu, sans doute serait-il stupéfait de voir la guerre déconcerter encore les hommes. Quelle nation puissante fut jamais dispensée de ces épreuves répétées de force qu’il nous faut subir? Depuis que le monde est monde, on ne cite aucun empire dont les maîtres n’aient dû à chaque instant fournir la preuve qu’ils détenaient le pouvoir de n’en pas céder un pouce, et de faire front contre toute attaque.
Rien ne se passe donc aujourd’hui d’assez étrange pour nous interdire de garder notre esprit libre; nous n’avons, pas plus que Montaigne, le droit d’interrompre cette longue rumination d’idées, de raisons et de songes.
La lumière décroît. Les derniers haillons de feuilles palpitent au flanc des vieux ormes. La nudité de l’hiver a déjà la couleur du printemps. Si je me retrouvais, après un sommeil de plusieurs mois, devant cette campagne, je croirais m’éveiller dans un crépuscule de mars, tant la nature, à ce déclin de l’année, semble retourner à l’enfance.

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